Inflexions : Après avoir fait vos premières armes dans un bataillon de ffi qui a participé à la libération du Mans, vous avez effectué trois séjours en Indochine : le premier comme simple soldat dans les transmissions, le deuxième comme sous-officier dans un bataillon de parachutistes, le troisième comme officier au côté de Bigeard jusqu’à la chute de Dien Bien Phu. Que retenez-vous de ce contact avec l’étranger ?
Jacques Allaire : L’Indochine m’est d’abord apparue comme un endroit merveilleux. C’était la perle de l’Empire français, un monde totalement à part. Mes camarades et moi avions vingt ans, vivions entre nous, comme des marginaux, ressassant nos valeurs… Nous n’étions pas de grands philosophes, simplement des Français, et nous avions une patrie, dont l’Indochine était partie intégrante. Nous ne voyions absolument pas à cette époque les conséquences, positives ou négatives, de la colonisation. J’ai ensuite appris à connaître un peuple absolument fascinant, dont la culture était au moins équivalente à la nôtre. Aucun Vietnamien qu’il m’a été donné de rencontrer, même parmi ceux que j’ai combattus, n’était un ignare, y compris ceux qui n’avaient pas fait de grandes études. J’ai vraiment découvert un peuple qui incarnait une civilisation. Les femmes étaient tout à fait remarquables : jolies, sensibles, courageuses… Elles arboraient toujours ce sourire discret, asiatique, étaient toujours avenantes et bien mises. Les hommes, eux, pouvaient sembler moins aimables de prime abord. Mais ils étaient dotés d’un courage incroyable pour tout : travailler dans un champ, désherber, se battre, vivre de rien… Ce courage, physique et moral, allié au calme enseigné par la philosophie bouddhiste, rendait ce peuple transcendant. Le côtoyer dans cet endroit, c’était pénétrer dans un monde qui nous était étranger, tout à fait pacifique, calme et serein.
Inflexions : Comment ces étrangers, dont vous semblez avoir été si proche, ont-ils pris le visage de l’ennemi ?
Jacques Allaire : J’ai rejoint une armée française qui avait « perdu la face », comme disent les Asiatiques, à la fois en Occident et en Orient : les Allemands avaient envahi la France, ils avaient gagné la guerre, et les Japonais avaient coiffé tout le dispositif français du Vietnam. Les populations indochinoises se sont alors rendu compte que la France n’était pas invincible. Lors de la signature du traité de fin de la guerre avec le Japon, Leclerc avait rencontré Mac Arthur. Ce dernier lui avait dit : « Vous êtes en retard d’une guerre. La colonie, c’est fini. Maintenant que vous avez utilisé des indigènes [ce terme n’avait à l’époque rien de péjoratif] dans la campagne d’Italie et la campagne de France, ces gens-là ne pourront plus rester colonisés. Ils aspirent à l’indépendance. Le mouvement d’indépendance au Vietnam est national, il n’est pas sectaire ou clivé. » À cette époque, le Vietminh commençait à prendre de l’ampleur et comprenait qu’il était temps de « tourner la page » des Français. Même si Giap ne disposait pas encore de beaucoup d’hommes, le peuple tout entier était mobilisé et aspirait à l’indépendance. Lorsque le Japon s’est rendu en 1945, le Vietminh a exploité l’opportunité, sentant son heure arrivée. Il a pris le pouvoir à Hanoï et déclaré unilatéralement l’indépendance de l’Indochine.
Cette mobilisation nationale était une arme. Le plus important n’est en effet pas l’homme, mais son âme. Le fusil est utile, mais sans la volonté de se battre, il ne sert à rien. Si la cause est juste, l’homme devient invincible. Avant la guerre, de nombreux militaires français en poste en Indochine se comportaient comme des généraux en puissance, pensant qu’ils commandaient à une race inférieure. Tous ces gens qui se sont crus supérieurs, qui ont traité les indigènes avec dédain et mépris. Pourtant, nombre d’officiers vietnamiens, par exemple, avaient été formés par les universités ou les écoles secondaires métropolitaines. Et ils avaient retenu de leur passage en France que la révolution était une bonne chose pour se libérer d’une oppression. Or, en Indochine, au quotidien, ces officiers de grande qualité ne pouvaient prétendre aux places qui leur revenaient au mérite, simplement parce qu’ils étaient Jaunes. Ainsi, armés par le mysticisme du communisme et raclant ce fond de culture révolutionnaire qui existait chez eux, ils ont créé leur propre condiment, qui leur a permis de dévorer tout le reste… Je me disais que si j’avais combattu pour l’indépendance du Vietnam, je serais probablement devenu communiste, ou bien je serais mort : les cadres qui avaient une solide culture et refusaient d’adhérer au système vietminh étaient alors éliminés.
Lors d’un de mes nombreux voyages au Vietnam après la guerre, j’ai connu un chef vietminh qui commandait une unité à Dien Bien Phu. Nous avions été étrangers l’un à l’autre, combattant face à face, sans jamais nous voir. Il était né, signe du destin, en mars 1924, comme moi. Nous avons beaucoup discuté tous les deux, il parlait merveilleusement bien le français, et avait une culture chinoise et française admirable. Nous nous sommes raconté nos vies avant de nous apercevoir que nous étions adversaires à Dien Bien Phu. C’est devenu un excellent ami. Comme son père, il était catholique, ce qui peut paraître paradoxal pour un ancien responsable vietminh. Il avait rejoint les nationalistes dès le début, mais s’était vite rendu compte que s’ils ne faisaient pas alliance avec les communistes, qui avaient la population en main et étaient soutenus par la Chine, il ne pourrait jamais être du côté des vainqueurs. C’est donc uniquement pour obtenir l’indépendance de son pays qu’il a fait le choix de rejoindre le Vietminh et de devenir communiste. Nous nous étions combattus et soixante ans plus tard nous nous interrogions, bras dessus bras dessous, sur le pourquoi de cette guerre.
Inflexions : Avez-vous commandé des « étrangers », des Vietnamiens ?
Jacques Allaire : Les bataillons paras ont commencé à être « jaunis » à partir de 1952, parce qu’on avait du mal à créer une armée vietnamienne en raison d’une très grande différence entre les officiers et les soldats. Ces derniers étaient essentiellement des paysans, à l’image du poilu français de 1914 ; l’élite, les citadins, ne représentaient que 25 % des effectifs. J’ai donc eu des Vietnamiens sous mes ordres. Ils étaient adorables. J’avais notamment un caporal vietnamien dans ma section, Dan. Nous étions au Laos et achevions une opération difficile. Il est venu vers moi et m’a dit : « Mon lieutenant, c’est plus moyen faire la guerre, c’est plus moyen se battre. C’est fatigué, c’est rentrer village. Contrat trois ans terminé. » Le bataillon devait rentrer six mois plus tard et j’ai réussi à le convaincre, lui comme d’autres, de se rengager pour terminer ces six mois avec nous. J’ignorais alors qu’il y aurait Dien Bien Phu. Le soir du 7 mai, mes Vietnamiens ont été faits prisonniers, comme nous. Mais eux ont été traités comme des traîtres, des collaborateurs, c’est-à-dire pire que des étrangers ! Ils se battaient dans le camp ennemi, dans l’armée française contre l’armée nationale. J’ai alors eu beaucoup de regrets. J’ai eu honte. J’avais pris des dispositions absurdes. Si j’avais réfléchi, j’aurais probablement compris que l’on avait peu de chances de gagner cette guerre et je les aurais aidés à rentrer chez eux, quitte à dire qu’ils s’étaient évadés. Car pas un Vietnamien n’est rentré de captivité. Pas un de mes Vietnamiens n’est revenu. Voilà le drame d’un officier subalterne au combat.
Inflexions : Vous êtes-vous parfois senti « étranger » vis-à-vis de certains de vos camarades de combat ?
Jacques Allaire : En France, en 1940, j’avais été choqué par l’attitude de certaines troupes françaises, abandonnant leurs armes pour s’enfuir. Je m’étais dit alors : « Tu ne seras jamais prisonnier, c’est une honte. » Le 7 mai à Dien Bien Phu, j’étais très isolé au pied d’Éliane 2 avec ma section ; les compagnies ne répondaient plus. Dans la plaine, c’était le silence, on ne voyait plus rien. J’ai envoyé l’un de mes hommes de l’autre côté de la rivière, dans la plaine où se trouvait Bigeard, pour demander à celui-ci un ordre écrit. Il est revenu avec un papier resté célèbre, m’ordonnant de cesser le feu. Je n’avais pas été préparé à une situation comme celle-là : perdre la bataille.
Je me souviens du premier commissaire politique qui s’est présenté à nous, le 10 ou le 11 mai, lorsque nous avons commencé la longue marche vers le camp numéro 1. J’entends encore sa voix : « Maintenant, plus de grades. Plus de galons. Vous enlevez vos grades. Vous enlevez vos galons. Vous n’êtes rien. Vous êtes prisonniers. Quand vous rentrerez chez vous, si vous rentrez, vous demanderez quels sont les responsables de cette bataille de Dien Bien Phu. » En l’écoutant, je me disais en moi-même : « Tu es vivant, tu es responsable. Seuls les morts ne sont pas responsables. » J’étais un simple sous-lieutenant qui faisait la guerre, mais qui n’avait rien compris au déroulement du film… Cela m’a beaucoup travaillé, tandis que nous continuions à marcher. Jusqu’au bout, j’ai considéré que le fait d’être prisonnier était une honte pour un officier. J’étais vivant, debout, à peine blessé, j’avais donc une part de responsabilité. Dès lors, je ne ressentais plus ni estime ni mépris pour les autres.
On a dit beaucoup de choses sur les camps vietminh. Celui où j’étais n’était certes pas un trois étoiles, les bodoïs étaient durs et exigeants, mais aucun n’était sadique. Parmi nous, il y avait plusieurs catégories d’hommes : beaucoup d’officiers, de grande valeur, ont résisté au conditionnement. Ils sont restés debout et droits. Mais d’autres, qui avaient peur ou qui avaient faim et auraient vendu leur mère pour une boule de riz, se sont mis à genoux. Nous avons découvert en captivité que les galons, les décorations, étaient choses utiles dans les prises d’armes pour marcher en tête et faire sonner sa quincaillerie, mais que lorsque nous en étions privés, que nous n’avions plus rien à manger et qu’il fallait survivre, c’est alors véritablement le fond de l’homme, le fond de soi-même et le fond des autres qui se révélaient à nous. Des officiers, des garçons qui étaient très brillants et qui avaient une très belle réputation se sont écroulés en captivité parce qu’ils étaient malades, parce qu’ils avaient faim, parce qu’ils voyaient la mort en face. D’autres, jugés moyens, dont on se sentait étranger auparavant car on n’en entendait jamais parler, se sont comportés comme des grands.
Le seul avantage que j’ai trouvé à la captivité a donc été de se découvrir soi-même, de mesurer la petitesse qu’il y a en chacun de nous et qu’il faut savoir dépasser dans les situations tragiques. Et ce n’est pas chose aisée… Il est difficile de rester debout quand on est vaincu et humilié. Nous n’étions rien. Vraiment rien. Pourtant, dans ces circonstances, l’homme pouvait grandir. Certains avaient acquis une attitude particulièrement subtile. Ils étaient devenus de véritables Asiatiques, sachant naviguer pour arranger les choses et lutter intelligemment et efficacement pour la survie du camp tout entier. Ainsi, si j’ai pu me sentir étranger à certains de mes camarades de combat en captivité, ce ne fut jamais de manière méprisante ou agressive. La captivité demeurera en effet pour moi une véritable école de modestie. Après cette épreuve, j’ai essayé de surmonter tout cela.
Inflexions : En rentrant en France, vous êtes-vous senti étranger vis-à-vis de vos concitoyens et de votre propre pays ?
Jacques Allaire : L’Indochine, c’était loin. Cela n’intéressait personne. Les Français étaient de plus en plus conditionnés : cette guerre était une sale guerre et nous, soldats, étions presque coupables de partir nous battre pour conserver une partie de notre empire. À notre retour, nous avons donc été accueillis au mieux dans l’indifférence, souvent avec mépris. Les seuls qui se sentaient concernés étaient les proches, parents et amis, ou des soldats qui servaient en Indochine. Comme il s’agissait, de plus, d’une guerre d’engagés – il fallait être professionnel, à de rares exceptions près, pour aller en Indochine –, nous étions vraiment isolés du monde.
Je crois que c’est pour cela que j’ai fait trois séjours. Je ne pense pas que j’avais déjà attrapé le « mal jaune » en rentrant du premier, mais je me sentais déjà étranger en France. Après le deuxième, je ne pensais qu’à repartir, j’étais vraiment devenu un étranger. Car le « mal jaune » venait peut-être aussi de cela : nous n’étions plus chez nous en France, nous étions devenus des étrangers, pour ne pas dire des gens à rejeter. À mon troisième séjour, l’Indochine était vraiment devenue ma seconde patrie. Si je n’avais pas été marié et père de famille, j’y serais peut-être resté et aurais épousé une Vietnamienne. Le peuple indochinois était constitué d’êtres hautement civilisés, parfois bien plus que certains colons ou certains concitoyens rencontrés à notre retour. Nous aurions dû mener ce combat avec un plus grand respect pour notre adversaire, cet étranger. Seul ce respect peut ramener la concorde dans une situation conflictuelle.
Propos recueillis par Guillaume Roy