Inflexions : Dans Penser l’Europe1, vous affirmez que « l’Europe se dissout dès que l’on veut la penser de façon claire et distincte, elle se morcelle dès que l’on veut reconnaître son unité ». Peut-on seulement la définir ?
Edgar Morin : La définition de l’Europe ne peut pas être géographique car cet espace n’a pas de vraies frontières avec le continent eurasiatique dont il fait partie. La Méditerranée a été pendant des siècles le centre d’une civilisation européenne ; elle reste une mer de communication et de conflits, très liée à l’Europe. La géographie ne nous aide donc pas et je crois que l’Europe moderne est d’abord un complexus2. Si le mot lui-même a mis du temps à s’imposer, la réalité qu’il recouvre est le fruit d’un complexe d’événements en interrelation, en interaction permanentes dans lesquelles comptent les invasions, le développement économique, la formation des États nationaux, l’essor culturel de la Renaissance, l’ouverture au monde extérieur, à la pensée ancienne des Grecs… Lorsque j’ai été sollicité par l’ambassadeur Pierre Morel3, un homme que j’estime infiniment, pour signer un manifeste visant à inscrire dans la Constitution européenne que l’Europe est chrétienne, j’ai répondu que c’était évidemment une source, mais que la démocratie, la science ou la technique n’ont rien de chrétien ; certes les idées de fraternité laïcisées et introduites dans notre conscience avec notamment le triptyque « liberté-égalité-fraternité » témoignent d’une référence chrétienne indéniable, au demeurant toujours vivante, mais l’Europe ne peut pas y être réduite car elle est méta chrétienne. Donc, oui, la définition fait problème car l’Europe moderne est une entité en transformation permanente, au gré du dynamisme de la technique, de la science, de la politique, des conflits ou des collaborations entre les États. Dans le fond, ma génération a vécu cette transformation formidable.
Inflexions : Diriez-vous que, d’une certaine façon, « l’Europe contre la guerre » c’est d’abord et essentiellement l’expression d’une Europe qui s’est construite en opposition à la guerre ?
Edgar Morin : Historiquement, les guerres ont contribué à la formation de l’unité des nations. Beaucoup de Bretons ont ainsi découvert qu’ils n’étaient pas d’un « plou » particulier, mais qu’ils étaient bretons et, plus encore, qu’ils étaient français. Pour autant, comment expliquer en effet que des États qui ont tellement de choses en commun aient passé leur temps à s’entre-détruire ? Certes l’idée d’Europe couvait depuis des siècles – que l’on pense simplement à Victor Hugo –, mais il a fallu les désastres et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale pour que quelques hommes politiques ou parapolitiques réussissent enfin à faire de ce projet quelque chose de concret. L’Europe est née de cette volonté de paix traduite de façon concrète en tissages de collaborations. Face à la résistance des États-nations, le cours de l’Europe a contourné l’obstacle politique pour se précipiter dans l’économie parce que l’essor des années 1950-1955 rendait possible la communauté charbon acier et permettait d’envisager de puissants développements économiques. Ces développements ont fait d’elle une réalité économique sans frontières, mais, dans le même temps, ils en ont aussi fait un nain politique incapable d’adopter une politique commune. De mon point de vue, l’Europe a failli à sa mission : être un asile de paix et de culture dans un monde qui replongeait dans les dangers multiples ; non pas une oasis fermée, comme la Suisse, mais un espace qui porte un message de paix et d’entente au monde. Et cette Europe-là n’a pas pu exister car elle n’est pas parvenue à avoir de vision politique unifiée.
Inflexions : Pour quelles raisons estimez-vous que l’Europe a failli à cette mission, celle d’être un espace de paix ouvert sur le monde ?
Edgar Morin : Si la relation à l’Union soviétique a d’abord affaibli l’idée européenne – le projet s’est construit contre un danger qui était, en réalité, aussi partie de sa propre culture –, la chute du rideau de fer est arrivée trop tard pour permettre une « réintégration ». La mondialisation techno-économique qui s’est opérée à partir des années 1990 – invasion par l’économie libérale capitaliste et développement exponentiel des télécommunications – a au contraire produit une véritable balkanisation politico-culturelle. Les gens se sont sentis menacés dans leur identité et la guerre a éclaté entre des peuples qui vivaient jusqu’alors en bonne intelligence : guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, guerre en Yougoslavie, qui était une nation presque constituée, scission de la Tchécoslovaquie…
En outre, après l’explosion de la bombe puis la guerre froide, le monde a perdu cette croyance inculquée par l’Occident d’une Histoire en progrès constant, une croyance pour laquelle les récessions n’étaient que de simples embardées. Cette perte de foi dans le futur, véritable angoisse existentielle, a poussé à se tourner vers le passé. Or le passé, c’est l’identité, c’est la culture, c’est la religion… Paradoxalement d’ailleurs, la chute de la croyance dans le communisme a conduit à un renouveau religieux presque généralisé. La foi communiste, et donc la foi dans le futur, s’est brusquement effondrée, avec pour tentation le retour aux vieilles religions ayant fait leurs preuves.
Or cette angoisse généralisée a coïncidé avec une crise larvée de civilisation dont j’avais pu éprouver les symptômes lorsque j’étais en Californie dans les années 1970 : des jeunes, parmi les plus aisés, fuyaient la société pour vivre en communauté ; refusant l’abondance, ils recherchaient ainsi l’amour et l’amitié. Quand la civilisation se développe jusqu’à faire du luxe une nécessité, chacun en devient prisonnier et la vie se vide peu à peu de sa substance à mesure que les besoins affectifs sont négligés. L’intérêt, le profit, le calcul froid et la compétition deviennent prédominants avec, pour corollaires, les contrecoups bien connus tels que le burn-out. En réaction, chacun aspire, plus ou moins confusément, à un monde plus solidaire, plus épanouissant. Dans les premières semaines de Mai-68, j’avais remarqué qu’il y avait une sorte d’exubérance dans les rues : dans le contexte de paralysie du pouvoir de l’État, tout le monde parlait à tout le monde, les cabinets médicaux s’étaient vidés. Dès qu’au bout de deux semaines le conflit a repris, les gens sont retournés voir le médecin. Notre société souffre de maux psychosomatiques qui sont des composantes de notre civilisation.
Enfin, à partir de 2008 s’est greffée sur cette crise de civilisation la crise économique que nous connaissons et qui se poursuit de façon sinusoïdale. Souvenons-nous que la grande crise économique de 1929 a été capitale dans le triomphe du nazisme en Allemagne et qu’elle a ensuite eu des effets très profonds dans les autres pays européens. Cette crise s’est réglée en millions de morts, à considérer que la Seconde Guerre mondiale en est la conséquence directe. Donc aujourd’hui, alors que la crise économique génère les problèmes lancinants du chômage et suscite l’angoisse de la précarité, nos concitoyens sont dans une situation où s’aggrave la peur, donc la re fermeture sur soi. Se répand alors la croyance que le mal vient de l’étranger : les juifs, les Arabes, les immigrés, l’Europe… Avec le retour en force des particularismes, cette dernière est condamnée parce qu’elle fait perdre au pays son identité.
Inflexions : Il se serait produit une sorte de retournement progressif, « l’Europe contre la guerre » étant désormais à entendre moins dans son éloignement volontaire du danger – mission qui selon vous a partiellement sinon totalement échoué – que dans une proximité subie. « L’Europe contre la guerre », ce serait aujourd’hui l’Europe au plus près du danger ?
Edgar Morin : À mon avis, nous sommes effectivement arrivés à un point très décadent. L’Europe s’est complètement recroquevillée sur elle-même, en attestent les réactions face à la crise grecque comme l’attitude à l’égard des réfugiés en provenance du Moyen-Orient. Aujourd’hui atteinte des métastases du cancer qui ronge le Moyen-Orient, elle n’a pas élaboré de ligne politique alors même qu’il était possible d’en définir une il y a encore quelques mois. Il est vrai que le président Hollande a récemment annoncé, lors d’un discours historique, qu’il fallait construire une grande coalition, mais cette déclaration arrive bien tard. Car cette guerre est bien plus qu’une guerre civile : elle est un brasier dans lequel brûlent autant les rivalités internationales – en témoignent les interventions plus ou moins directes des Français, des Américains, des Russes ou des Turcs – que les luttes interconfessionnelles entre sunnites et chiites locaux, et, au-delà, entre sphères d’influence saoudienne et iranienne. Bref, dans ce brasier, lutte obscure de tous contre tous dans laquelle personne ne sait qui sont les modérés et qui sont les ultras, s’est développé Daesh, une entité territoriale fruit du fanatisme extrême et dont les origines sont à rechercher dans la guerre d’Afghanistan. Les puissances auraient dû intervenir pour arrêter les combats au stade embryonnaire du califat plutôt que de tergiverser pour savoir s’il fallait ou pas « liquider » Bachar el-Assad, qui, du reste, se porte de mieux en mieux. Alors comment faire ? Nos frappes aériennes, en Syrie ou en Afrique, ont une valeur symbolico-punitive sans aucune efficacité réelle. Tout le monde sait – et surtout les états-majors – que c’est seulement par une action de troupes à terre que l’on peut aboutir à un changement. Les frappes aveugles entretiennent au contraire la haine. Au bilan, non seulement les timides tentatives de résolution du conflit se heurtent à de nouveaux événements aggravants, mais, à supposer que Daesh soit territorialement éliminé de Syrie et d’Irak, le cancer s’est déjà répandu. Certes, arrêter le conflit au plus tôt demeure un impératif, qui conditionne en particulier le retour des réfugiés, mais le problème est désormais beaucoup plus large.
Cette guerre est d’un type nouveau car les actions viennent à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Or la peur des attentats provoque une fermeture hypernationaliste, donc une forme de régression anti-européaniste. Une secte de fanatiques téléguide de l’étranger des agents recrutés dans une jeunesse convertie par des imams illuminés pour avoir été, au préalable, rejetée donc humiliée. Si, de nos jours, le christianisme est devenu une religion privée, « adoucie », l’islam est resté très conquérant. N’ayant pas connu la Renaissance, il est né et s’est développé dans un espace colonisé par l’Empire ottoman puis par les Européens. Les solutions possibles, la démocratie et le socialisme arabe, sont des échecs qui laissent le champ libre à l’idée, initialement portée en Égypte par les Frères musulmans, de retrouver la dignité et la force originelles de l’islam en recréant les conditions qui avaient fait sa grandeur.
Malheureusement, j’ai le sentiment de revivre une période de cécité comparable à celle des années 1930-1940, dans des conditions différentes mais avec un danger tout aussi réel. La Grande Guerre, épouvantable guerre fratricide, a créé en Europe un fort courant pacifiste qui, de façon tragique, s’est résolu à s’entendre avec Hitler au motif du « plus jamais cela ». Parce que les conditions nouvelles de l’action, son écologie spécifique, n’ont alors pas été prises en compte, le pacifisme, qui était la vocation de l’Europe, a, par aveuglement, dévié vers la collaboration. De fait, Munich est à interpréter comme une double tragédie : non seulement c’est une capitulation devant l’Allemagne, mais c’est également la cause du pacte germano-soviétique, Staline concluant qu’il devait s’entendre avec Hitler face à des Occidentaux qui feraient tout pour diriger les ambitions allemandes contre l’Union soviétique. Autre paradoxe du pacifisme, on a déclaré la guerre à l’Allemagne pour ne pas la lui faire : lorsque celle-ci envahit la Pologne, la France et la Grande-Bretagne lui déclarent la guerre mais ne font rien pour soulager les Polonais ; elles restent dans l’immobilisme le plus total jusqu’à l’invasion du territoire français, à part l’expédition à Narvik. Si ce ne sont pas les mêmes aveuglements qui nous menacent aujourd’hui, ils n’en sont pas moins tout aussi dangereux.
Inflexions : Dans Penser l’Europe, vous évoquiez l’année zéro comme point de départ d’un projet à construire. Ne sommes-nous pas revenus, par régression, à une autre forme d’année zéro, au sens où il faut désormais vite réagir pour sauver le projet ?
Edgar Morin : Certes, le passé nous enseigne qu’il a fallu des millions de morts pour susciter un sursaut de conscience collective, mais nous n’en sommes peut-être pas encore au point d’une guerre de tous contre tous. Personnellement, je pense même qu’il peut y avoir un brusque changement de cours. L’imprévu, que j’ai bien expérimenté dans ma vie, est aussi un enseignement à tirer de l’Histoire : les plus grands désastres sont arrivés quand on est persuadé de pouvoir gagner, à l’instar de Napoléon 1er ou de Napoléon III. Si la certitude conduit donc aux désastres, misons sur l’incertain, sur le « toujours à advenir ». La pensée complexe tient compte de cette écologie de l’action qui intègre les conditions extérieures en modifiant « en route » le sens des décisions que l’on prend. « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin », écrivait très justement Kierkegaard. Voilà qui résume bien notre situation : il y a une voie, un chemin étroit, mais qui ne s’emprunte qu’en acceptant d’affronter la difficulté.
Il n’y a pas de solution immédiate. Les mesures sécuritaires, extérieures, sont peu efficaces car vous aurez beau multiplier les forces de sécurité, il restera toujours des lieux vulnérables. En revanche, c’est de l’intérieur qu’il faut frapper ces mouvements ; ayant vécu la Résistance sous l’Occupation, je sais combien étaient particulièrement dangereux les traîtres et les agents infiltrés. Certes, il ne s’agit pas de dire que les mesures de précaution policière n’ont pas de sens, mais il y a essentiellement une double action à mener : l’une sur le territoire national et l’autre au plan planétaire.
Au plan national, il faut promouvoir les dispositifs, encore embryonnaires, de « dé radicalisation », en agissant dans le domaine de l’enseignement, dès le collège et le lycée. Pourquoi ? Parce que, et je l’ai dit au ministre de l’Éducation nationale et écrit, en particulier dans Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur4, il faut enseigner les risques d’illusion et d’erreur qui viennent du processus de connaissance. Quels sont ces risques ? On le voit chez tous ceux qui deviennent des fanatiques et dont il faut chercher à décrypter le fonctionnement. Personne ne naît « terroriste ». L’individu mis sous influence passe à une vision manichéenne de l’histoire où le monde est divisé entre le Bien et le Mal, puis à une vision réductrice de la réalité d’où n’émergent plus que les vices de l’Autre. Avec la réification de l’imaginaire, l’idéologie prend peu à peu la place du réel et devient… le réel. Il y a donc une psychologie contre laquelle il faut lutter préventivement et, à mon avis, c’est d’abord en enseignant la connaissance complexe que l’on peut éviter le fanatisme parce qu’au prisme de la complexité, la diversité des arguments peut être saisie. J’appelle cela la « dialogie », mais Pascal n’affirmait pas autre chose en écrivant que « le contraire d’une grande vérité, ce n’est pas une erreur, c’est une vérité contraire », ce que reprendra d’ailleurs Niels Bohr quelques siècles plus tard pour la physique quantique. Malheureusement, les esprits sont le plus souvent formés dans la connaissance binaire et, une fois « blindés », il est bien difficile de les faire sortir de l’ornière, même si cela est toujours possible. Il faut alors s’attaquer à ce blindage mental, ce qui est le sens même du processus de « dé radicalisation ». Pour avoir connu des cas précis dans le passé, je note que tout commence par le doute, puis, peu à peu, l’écheveau se démêle, lentement le voile se déchire. Des anciens des brigades rouges italiennes sont ainsi devenus des « petits pères tranquilles » ! Enfin, la lutte contre la ghettoïsation est une autre piste d’efforts. En Colombie et au Brésil, des expériences réussies en maisons d’éducation et de culture permettent à des gamins, promis à un avenir de délinquants, d’être réinsérés car reconnus comme des êtres humains à part entière.
Au plan planétaire, il faut lutter contre la réduction manichéenne qui fait de cette guerre un choc de civilisations. La secte – al-Qaïda ou Daesh – a pour ennemis principaux les autres pays arabes, et plus généralement la grande majorité des peuples qui ont une interprétation pacifique de l’islam. De ce point de vue, le Maroc est un pays d’autant plus intéressant que la résistance au fanatisme est portée par un roi qui est en même temps commandeur des croyants ! Pour avoir dialogué par écrit avec Tariq Ramadan, diabolisé pour être le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, je constate que son discours a évolué jusqu’à admettre la possibilité d’un islam occidental incluant la démocratie, l’égalité de la femme et le droit de quitter sa religion. Les textes fondamentaux des religions monothéistes, la Bible comme le Coran, ont des formulations très ambiguës, parfois contradictoires selon les lectures. De notre côté, cessons donc d’avoir nous aussi une vision réductrice et unilatérale du monde islamique à considérer tout musulman comme une menace. Ce travail d’ouverture ne peut d’ailleurs s’affranchir, selon moi, d’un regard distancié sur notre propre histoire chrétienne, laquelle reste marquée par ses propres horreurs, telles l’Inquisition ou les croisades. Donc il faut lutter contre le manichéisme, l’aveuglement et la fermeture à l’Autre.
Les données du problème sont là. Il faut désormais ne pas hésiter à emprunter des voies difficiles sans pour autant être certain d’avoir le temps de réussir ou de ne pas être mis en échec. La voie est étroite ; difficile est la voie.
Propos recueillis par Hervé Pierre