Inflexions : Votre article « L’Europe de la défense, alibi du déclin », publié en mai 2015 dans la Revue des deux mondes, est une violente charge contre l’Europe de la défense, que vous présentez comme un échec à peu près complet et une chimère. Ne pensez-vous pas que ce soit une vision trop négative ?
Christian Malis : Je ne crois pas. Dans les faits, la construction de l’Europe de la défense n’est qu’une succession de déclarations incantatoires et d’échecs avérés. Début mars 2015, tandis que le président de la Commission européenne, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, lançait un appel en faveur d’une « armée européenne », l’Italie de Matteo Renzi envisageait très sérieusement de réduire encore ses dépenses de défense afin de financer de nouvelles prestations sociales. Au même moment, l’Allemagne d’Angela Merkel, tout en professant un soutien verbal à l’exhortation du chef de l’exécutif bruxellois, continuait de s’enliser dans l’opposition entre la ministre de la Défense, Ursula Gertrud von der Leyen, qui plaide pour la relance des crédits militaires face à la renaissance de la menace russe, et le vice-chancelier Sigmar Gabriel, dont la politique ultra restrictive en matière de contrôle des exportations met en péril l’industrie des armements allemande.
Avec une perspective plus historique, et sans même rappeler le désastre du projet de Communauté européenne de défense enterré par le vote parlementaire français du 30 août 1954, on constate que la difficulté pour l’Europe d’exister comme entité stratégique se manifeste avec netteté dans l’histoire de l’Europe de la défense, succession d’échecs depuis son lancement par Jacques Chirac en 1996. Rappelons qu’au commencement fut créée, avec le traité de Maastricht, la politique européenne de sécurité et de défense (pesd), en vue d’une gestion globale des crises hors du territoire de l’Union (missions de Petersberg). L’opposition des Britanniques, qui refusent la duplication avec l’otan, est dépassée à Saint-Malo en 1998 et la pesd, déclarée opérationnelle en 2001 au sommet de Laeken, engendre toute une série d’organismes censés, en complément de l’otan, constituer l’ébauche d’une puissance militaire propre, ainsi que d’une faculté de gestion civile des crises.
En 2014, on a pourtant toujours affaire à une ahurissante famille d’avortons : état-major de l’Union européenne, centre satellitaire de l’Union européenne, Collège européen de sécurité et de défense, Eurocorps et autres « euro-forces », groupements tactiques 1 500 adoptés en 2004, Comité politique et de sécurité (cops), Agence européenne de défense pour la recherche et la technologie…
Dans l’ensemble, ces instruments sont souvent sans grands moyens et végètent ou ne sont jamais utilisés, de l’aveu même du ministère français de la Défense. Dans la bataille des idées, la faiblesse des résultats n’est pas moindre. Malgré l’existence d’un Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, issu de l’Union de l’Europe occidentale, jamais un seul débat stratégique européen ou international n’en a émergé, alors que régulièrement les think tanks américains lancent des réflexions qui font le tour du monde.
Inflexions : Malgré tout, faute de réalisations opérationnelles, l’Europe de la défense ne prendra-t-elle pas forme grâce aux évolutions entrevues dans le domaine de la stratégie des moyens ?
Christian Malis : C’est une idée séduisante. La complexité technique des équipements est en effet à l’origine d’une croissance exponentielle des coûts d’acquisition qui, conjuguée à la pression budgétaire, rend de plus en plus difficile la poursuite de stratégies essentiellement nationales et incite certains à envisager périodiquement des solutions de mutualisation européenne audacieuses. Un rapport sénatorial français a d’ailleurs voulu promouvoir cette démarche il y a quelques années. Or, dans les faits, des programmes communs doivent faire converger doctrines d’emploi, disponibilités budgétaires, calendriers, priorités stratégiques : cet « alignement » est très difficile à obtenir. Cela sans compter les retards : la mise en service de Galileo s’effectuera sans doute en 2018 au lieu de… 2008. Le cas des drones male (moyenne altitude longue endurance) montre que, même quand l’intérêt économique et militaire d’un regroupement est manifeste, surmonter les antagonismes industriels et aligner les calendriers nationaux ne va pas de soi.
La coopération bilatérale engagée entre la France et le Royaume-Uni sous les auspices des accords de Lancaster (2010) se veut un exemple concret de coopération par la mutualisation industrielle. Des progrès, synonymes de « dépendances mutuellement consenties », ont été réalisés dans les missiles tactiques et la simulation nucléaire. Mais on reste loin du rêve fédéral, tant options et États demeurent éloignés, malgré les souhaits de ceux qui voudraient les voir assumer l’Union européenne comme « projet politique global ». Pragmatiquement d’ailleurs, le Livre blanc français de 2013 en fait presque officiellement son deuil. Une bataille silencieuse se poursuit pourtant dans l’ignorance des opinions publiques. Un de ses premiers théâtres, très technique, voit s’affronter les États membres soucieux de préserver leur souveraineté nationale et la Cour de justice de l’Union européenne autour de l’application de l’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union qui porte une exception de défense aux règles de libre concurrence. On voit se mettre en place un engrenage typiquement européen par lequel les États, pour se préserver, réglementent en commun, ce qui donne de nouvelles armes intrusives à la Cour de justice de l’Union.
Quant à la préférence communautaire européenne en matière industrielle que le rapport du Sénat appelle de ses vœux, elle est aujourd’hui inenvisageable… Cela supposerait une renégociation des directives du paquet défense de 2009, dont les rapporteurs reconnaissent la grande difficulté, car le Royaume-Uni, du fait de ses liens industriels avec les États-Unis, y serait certainement hostile1. Comment aussi contraindre l’Italie ou les Pays-Bas à renoncer à l’achat d’équipements de défense américains ? Les sénateurs imaginent alors une « lettre d’intention » pour la préférence communautaire – mais une lettre d’intention de ce genre a déjà été signée sans résultat tangible – ou « une campagne pour lever le Buy American Act pour les industriels de la défense européens au nom du principe de réciprocité ». Mais comment espérer une telle capacité de persuasion si l’on ne peut même pas concilier les intérêts divergents des nations européennes ?
Inflexions : Sur ce sujet précis, les intérêts des Européens ne seraient selon vous pas convergents ?
Christian Malis : Les faits sont éloquents ! La France au Mali s’est retrouvée plutôt seule. En Allemagne, au moment de l’opération Serval, on entendait facilement dire que l’intérêt pour les ressources énergétiques de cette partie de l’Afrique (l’uranium du Niger) constituait l’un des véritables mobiles de l’intervention française. Les derniers élargissements de l’Union européenne, en particulier avec l’intégration de la Pologne et des États baltes, ont provoqué un déplacement de son centre de gravité vers l’est et l’apparition d’une crainte tournée vers la Russie de la part d’un groupe d’États membres qui se sont avérés avides de la protection militaire de Washington, au détriment des positions et intérêts de la France et de l’Allemagne notamment. On est donc loin d’une convergence géostratégique qui est le préalable incontournable d’une politique de défense commune.
Inflexions : Pourtant, à un niveau politique élevé, le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État des vingt-huit États membres, a donné mandat à Catherine Ashton, haute-représentante pour la politique extérieure de l’Union, et à la Commission pour présenter des propositions visant à dépasser les souverainetés nationales…
Christian Malis : Oui, l’objectif est de créer un véritable marché intérieur de la défense, de mettre en place une politique de recherche et de technologie commune développant les synergies civilo-militaires, de pousser la transposition nationale des « directives défense » de 2009 (définissant des règles européennes d’achat d’armes, de munitions et de matériel de guerre à des fins de défense nationale et de sécurité). L’ensemble reviendrait à consentir des abandons de souveraineté et sans doute à faire passer à un second plan la sécurité des filières d’approvisionnement. De son côté, la Commission semble prête à faire des propositions plus « ambitieuses » encore, notamment à travers la mise en place d’infrastructures spatiales communes.
Mais la fuite en avant a fort peu de chances de produire le nouveau modèle militaro-industriel espéré. Dans une telle perspective, les grands producteurs de défense européens que sont le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et, premier de tous, la France, se trouveraient en minorité parmi les vingt-huit. Alors que la France et le Royaume-Uni assurent 80 % de la recherche et du développement militaires en Europe, ainsi que 50 % des investissements capacitaires, il est fort peu probable qu’ils acceptent une telle perte de poids dans la prise de décision. De plus, cette rationalisation européenne du côté de la demande devrait s’accompagner de la consolidation de l’offre avec la création de grands champions européens. Or l’échec en 2012 de la fusion eads-British Aerospace rappelle le soubassement politique de l’économie industrielle de défense, qu’aucun État membre encore militairement impliqué n’acceptera d’abandonner.
Inflexions : Malgré tous les défauts et les échecs que vous décrivez, comment expliquez-vous alors que l’Europe de la défense continue d’occuper les discours politiques et de générer des initiatives qui, si elles sont dispersées, n’en demeurent pas moins réelles ?
Christian Malis : L’Europe de la défense existe car elle a permis pendant des décennies de masquer le déclin militaire de l’Europe : les investissements nationaux qui n’étaient pas réalisés étaient ainsi renvoyés à des projets européens qui n’ont jamais vu le jour. Qui plus est, les nations européennes n’éprouvent plus guère le besoin de raisonner en puissances, car c’est leur protecteur (les États-Unis) qui assume un quasi-monopole de la force militaire.
La transformation de l’Europe en « sujet de l’histoire » apparaît de manière frappante dans la perception américaine que révèle l’étude prospective Le Monde en 2030 vu par la CIA2. L’Europe n’y trouve guère plus de place que l’Amérique latine ou l’Afrique subsaharienne. Tous ses fondamentaux économiques sont présentés comme mauvais – il est vrai que les principales économies de la zone euro accusent depuis 1999 un déficit de croissance d’un point par rapport aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et à la Suède. Sur les trois scénarios proposés par la cia à son sujet, deux sont pessimistes (effondrement ou lent déclin), le troisième incantatoire et de probabilité faible (saut fédéral). « Divorce impossible, unification improbable », pour paraphraser Raymond Aron, résument mieux la perspective européenne à l’horizon 2020. Si la France, dans le Livre blanc de 2013, a continué à proclamer son ambition de demeurer une puissance militaire complète et autonome, la politique actuelle de réduction des effectifs (même tempérée par les mesures post attentats touchant notamment l’armée de terre) et des crédits d’investissement confirme en réalité la tendance au déclassement stratégique. Cela ne fait que renforcer le protectorat de Washington en la matière sur des nations européennes dont les forces ne sont plus à proprement parler des armées mais des segments militaires de la machinerie otan. Il est beaucoup trop tôt pour savoir si l’augmentation récente des crédits militaires dans vingt des vingt-huit pays de l’ue est incontestablement un signe d’espoir et contribuera à modifier cette réalité stratégique.
Conservant un des tout premiers potentiels productifs du monde, l’Europe risque de devenir un terrain de chasse pour des intérêts économiques extérieurs. C’est ce qui en fait l’« homme malade » de la société internationale. Le déclassement stratégique des puissances européennes, qui tourne à la démilitarisation, prive l’équilibre futur des grands États d’une force pivot susceptible de jouer un rôle dans la prévention et la maîtrise des crises et des conflits. Déjà les deux plus grandes puissances militaires de l’Europe se sont montrées incapables de venir à bout de l’armée libyenne sans le soutien américain. Alors que l’essor des califats en Afrique et au Moyen-Orient donne la main au terrorisme intérieur en Europe pour créer une menace stratégique, Paris n’est pas en mesure, avec le dispositif Barkhane, d’affecter plus de quatre mille hommes à la police de la bande saharo-sahélienne – un territoire grand comme l’Europe.
L’affaire Prism, ou la découverte de l’espionnage britannique de Gemalto ont révélé par ailleurs à quel point cette dernière évolue en dehors de la sphère compétitive des relations internationales. Ce fut un véritable choc de cultures, National Security Agency (nsa) américaine et Government Communication Headquarters (gchq) britannique contre service diplomatique de l’Union européenne. L’irénisme d’une Europe qui fait prévaloir la « norme » sur la « force » en dit long sur son état d’apesanteur et contribue à une sortie de l’histoire dont le rapport de la cia sur le monde en 2030 nous offre un inquiétant miroir.
Inflexions : L’Europe est donc condamnée à s’aligner sur la position des États-Unis ?
Christian Malis : C’est pire que ça ! L’Europe est à la remorque de la politique des États-Unis, dont les intérêts divergent des nôtres. En dépensant, avec cent soixante-quinze milliards d’euros, quatre fois moins que les États-Unis, en ne disposant que de 20 % de leurs capacités militaires, en accélérant le désarmement budgétaire, en acceptant la déresponsabilisation militaire que constitue la perpétuation du système intégré de l’otan et les aspirateurs budgétaires comme l’avion tactique F-35, les Européens, à la relative exception de la France, consentent au protectorat.
La relation à la Russie est emblématique de ce suivisme et de l’apathie géostratégique européenne… On connaît le diagnostic de la Chambre des lords dans un rapport du 20 février 2015 dénonçant le « somnambulisme » de Bruxelles, une référence à l’ouvrage historique de Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre3, qui a fortement marqué l’opinion outre-Manche. Malgré la politique de sécurité et de défense commune (psdc), un service diplomatique européen de six mille personnes, un Institut d’études stratégiques, nul n’a su comprendre les dangers de l’expansion orientale de l’otan (dénoncés par George Kennan en 1998), la stratégie poutinienne de reconstruction de la puissance russe, les signaux non équivoques adressés à l’Occident depuis 2008. L’Europe a ainsi échoué à passer le test de sa première crise d’envergure depuis la Yougoslavie et le Kosovo lors de la guerre civile en Ukraine, où elle n’a pu que subir la politique du pire conduite par les États-Unis, qui ont choisi d’armer ce pays.
L’échec patent de la politique de sécurité et de défense commune a toutefois conduit Paris et Berlin à reprendre la main pour tenter de construire avec Moscou l’inévitable compromis qui conduirait à une neutralisation de l’Ukraine et une reconnaissance de facto de la situation en Crimée. Nonobstant la perspective d’un conflit gelé, une partition de l’Ukraine sur l’ancien « modèle » allemand n’est pas à exclure. Autre enjeu : la guerre révolutionnaire que nous livre l’islam radical, et qui durera une bonne génération, est un front stratégique sur lequel l’alliance avec Moscou sur le théâtre moyen-oriental est indispensable, spécialement du fait des clés que détient le maître du Kremlin à Téhéran et à Damas.
Inflexions : Face à une situation aussi dramatique, pensez-vous qu’il est encore possible que l’Europe puisse réagir et retrouver une place qui compte dans la géopolitique mondiale ?
Christian Malis : Certainement pas sous sa forme actuelle. L’« Europe puissance » est un mythe qui doit être abandonné en même temps que son minuscule projet militaire pompeusement baptisé « Europe de la défense ». L’Union européenne porte en effet dans son génome, du fait des deux guerres mondiales, le refus de la puissance et des équilibres militaires traditionnels : Jean Monnet voulait ainsi dépasser la simple coopération entre nations pour fusionner leurs intérêts. Malgré l’imposture intellectuelle consistant à faire de la paix continentale, depuis 1945, le produit de la construction européenne, l’Europe ne doit guère à elle-même la paix dont elle jouit. Cette dernière fut bien plutôt le fruit de la protection américaine, d’une sorte de protectorat imposé par deux grandes puissances périphériques, États-Unis et Union soviétique, et de la réconciliation franco-allemande. Aussi, l’Union européenne ne pourra jamais œuvrer au-delà d’un projet de gouvernance mondiale fondé sur « la norme plutôt que la force ». Ce ne sont notamment pas les montages politico-juridiques de l’Europe de la défense qui rééquilibreront la relation transatlantique, mais l’effet d’entraînement de nations qui accepteront la renaissance de leur puissance militaire.
C’est pourquoi la France doit résolument tourner le dos à la recherche d’un modèle militaro-industriel intégré. Les grandes tâches stratégiques que l’Histoire propose à la France pour les dix à quinze prochaines années consistent à réinsérer la Russie dans une architecture européenne de sécurité rénovée et à contribuer à la stabilisation de l’arc de crise – aujourd’hui une véritable ceinture d’explosifs ! – qui court de la Mauritanie au Caucase et à l’Afghanistan, et que parcourent les soubresauts de l’islamisme. Il faudrait y ajouter la recherche du premier rang dans la maîtrise des grands espaces océaniques, extra-atmosphériques, cybernétiques. Alors que se dissipent les mirages de l’Europe de la défense réapparaît donc la nécessité de raffermir pour cela une force militaire française mise à mal depuis trente ans par la préférence récurrente accordée à la « sécurité sociale » au détriment de la « sécurité nationale ».
Propos recueillis par Hugues Esquerre