Après les terribles guerres de la Révolution et de l’Empire, les dirigeants européens, Alexandre Ier, Hardenberg, Metternich, Castlereagh, Talleyrand, eurent le souci de reconstruire un nouvel ordre européen qui permettrait d’éviter le retour d’une telle catastrophe. Comment y parvenir ? Les vainqueurs de Napoléon avaient, à partir de 1813, sous l’influence d’une Grande-Bretagne qui seule en Europe avait une expérience de la vie parlementaire, utilisé une méthode diplomatique qui allait avoir de plus en plus de succès : la diplomatie de conférence. Mieux valait, pour résoudre les problèmes, se réunir autour d’une table, comme on fait dans un parlement, que de communiquer de gouvernement à gouvernement. C’était plus efficace et plus rapide. Castlereagh avait imposé cette méthode dans la conduite de la coalition qui avait abattu Napoléon. Après avoir réglé en mai 1814 le sort de la France, sur lequel les alliés étaient d’autant plus prêts à suivre les vues de la Grande-Bretagne que celles-ci n’exigeaient de sacrifices que de celle-là, ils avaient décidé de se réunir deux mois plus tard à Vienne pour une conférence dont on ignorait encore comment elle fonctionnerait. Il s’agissait d’arrêter l’avenir des pays qui constituaient l’Empire napoléonien ou en étaient les satellites, sujet sur lequel les vainqueurs étaient loin d’être d’accord. Leurs divergences de vues étaient d’ailleurs si profondes que le congrès prit du retard et ne s’ouvrit qu’en octobre.
Petit à petit, on apprit à Vienne à faire fonctionner une assemblée imposante qui regroupait tous les États d’Europe, grands et petits, qui avaient participé aux guerres menées depuis vingt ans. Les quatre puissances alliées avaient bien l’intention de diriger le congrès, malgré les protestations des pays de rang inférieur. Elles n’avaient pas pour autant l’intention d’exclure la France, mais elles lui réservaient, comme à l’Espagne, un rôle secondaire. Ce fut toute l’habileté de Talleyrand que de forcer la porte de la commission des quatre en exploitant la division qui s’était rapidement installée entre les vainqueurs sur le sort futur de la Pologne.
Comme il était pratiquement impossible de faire travailler une assemblée de plusieurs centaines de délégués, le travail en commissions fut largement pratiqué : six comités pour les questions territoriales et cinq pour les autres questions, la direction du congrès étant assurée par la commission des quatre, puis des cinq. Le rôle d’un secrétaire général apparut essentiel, notamment pour dénouer les situations de crise et fournir aux négociateurs des textes de compromis. Ce fut le collaborateur de Metternich, Gentz, qui l’exerça sans en porter le titre. Cahin-caha, au milieu des fêtes d’une société européenne qui se retrouvait après vingt années de drame – on connaît la phrase fameuse du prince de Ligne : « Le congrès danse mais ne marche pas » –, le congrès s’achemina vers sa fin, ne tenant sa réunion plénière le 9 juin 1815 que pour la signature du traité. Ainsi fut-il à l’origine de la diplomatie multilatérale, aujourd’hui pratiquée avec un tel succès qu’elle a éclipsé l’autre, la diplomatie classique ou bilatérale.
Le congrès de Vienne ne fut pas seulement l’illustration d’une nouvelle méthode diplomatique. Il fonda un équilibre européen qui allait durer jusqu’au-delà de 1850 malgré deux accrocs : l’indépendance de la Belgique et celle de la Grèce en 1831. Cet équilibre reposait sur la prépondérance à l’ouest de la Grande-Bretagne ; au centre, sur l’unité lâche de l’Allemagne où la suprématie allait se disputer entre une Autriche écartelée entre son rôle traditionnel à la tête de l’empire d’Allemagne et ses aspirations en Italie et une Prusse qui cherchait encore son destin, n’ayant pas découvert les atouts que lui apportait sa présence nouvelle sur le Rhin ; à l’est, sur une Russie qui, avec le contrôle de la Finlande et de la Pologne, avait atteint ses objectifs expansionnistes du xviiie siècle et pouvait se tourner désormais vers le sud, vers un Empire ottoman qui avait commencé son déclin.
Mais le congrès adopta aussi un ensemble de dispositions qui enrichissaient le « juste équilibre » dont la recherche était devenue traditionnelle sur le continent européen depuis les traités de Westphalie. Ce furent d’abord les dispositions sur les préséances diplomatiques qui allaient être à l’origine d’un nouveau système de relations diplomatiques entre les États européens. Question qui n’était pas secondaire quand on se souvient qu’elle avait parfois été dans le passé à l’origine de véritables crises diplomatiques. Ce fut ensuite la décision de regrouper en un acte unique les divers traités signés, notamment ceux qui fixaient les frontières nouvelles. Chacun des huit signataires – en réalité l’Espagne refusa de signer, jugeant que ses intérêts n’avaient pas été pris en compte1 – devenait ainsi le garant de l’ensemble et l’Acte de Vienne allait devenir le premier des grands textes qui, au fil du siècle, finiraient par constituer un véritable droit public européen, s’imposant aux États. Une structure supranationale fit même son apparition, la Commission du Rhin, chargée de veiller sur la liberté de navigation sur le grand fleuve européen, au bénéfice de ses riverains. Une Commission du Danube sera créée plus tard, à l’image de la première. Le texte adopté à Vienne fut donc la première pierre d’un système élaboré de relations entre États européens, dans lequel le principe d’équilibre devenait un principe dynamique et non plus statique.
L’œuvre de Vienne devait être complétée quelques mois plus tard par le traité adopté le 20 novembre 1815 par les quatre pays vainqueurs de Napoléon, après le retour au pouvoir de ce dernier pendant les Cent-Jours. Pour faire face à la menace que la France semblait décidément représenter pour la paix en Europe, ils ne s’accordaient pas seulement dans une alliance militaire, mais prenaient l’engagement, lorsque ceci apparaîtrait nécessaire, de se concerter sur leurs « intérêts communs » et d’une manière plus générale sur « les mesures qui […] seront jugées les plus salutaires pour le repos et la prospérité des peuples et pour le maintien de la paix en Europe ». Tel fut l’article 6 du traité, adopté à la suggestion de Castlereagh pour répondre aux idées beaucoup plus ambitieuses d’Alexandre Ier sur un système de sécurité collective européen. Il fut à l’origine des nombreuses réunions qui tout au long du xixe siècle allaient rythmer la vie de l’Europe et résoudre beaucoup de crises. La France devait être admise dans ces réunions à Aix-la-Chapelle en 1818. Les plus célèbres d’entre elles furent celles qui réunirent les chefs d’État, ou leurs ministres, les congrès dits de la Sainte-Alliance, entre 1818 et 1822, puis le congrès de Paris en 1856, et ceux de Berlin en 1878 et 1885.
La reconnaissance par les puissances qu’elles avaient des « intérêts communs » supposait qu’elles partageassent les mêmes idéaux. Mise à part la Grande-Bretagne, elles crurent d’abord les trouver, sous l’influence des gouvernements conservateurs des « puissances du Nord », comme on disait à l’époque, dans la lutte contre le libéralisme et le nationalisme naissants. Lutte placée à tort par l’Histoire sous l’égide de la Sainte-Alliance, dont le traité, signé en septembre 1815 à l’instigation d’Alexandre Ier, était plutôt un guide de « bonne gouvernance », comme on dit aujourd’hui, d’inspiration chrétienne. Ce fut ensuite le principe des nationalités que Napoléon III s’efforça, avec un succès relatif, de faire triompher, en dépit de la méfiance britannique et de l’hostilité autrichienne. Ces programmes politiques, quelque divers et même opposés qu’ils aient été, s’inspiraient tous du sentiment d’appartenance à une même civilisation, issue du christianisme, de la Renaissance et des Lumières du xviiie siècle. Ce sentiment commun était renforcé par l’usage d’une même langue, le français, et au moins jusqu’au dernier tiers du xixe siècle par la commune appartenance des acteurs de la vie diplomatique européenne à une même classe sociale, l’aristocratie.
Ce nouveau système international s’appuyait enfin sur la reconnaissance tacite que certains principes devaient gouverner les relations entre les États européens : seules les grandes puissances décidaient des questions d’intérêt général, les puissances secondaires étant seulement associées à la solution des problèmes de leur région ; la guerre était exclue entre les puissances si elle avait pour but de porter le trouble dans le territoire ou la zone d’influence d’une autre puissance ; aucune question jugée d’intérêt vital par une puissance ne pouvait être soumise à l’examen des autres sans son consentement ; aucune puissance ne pouvait en dehors des cas précités refuser de se prêter à la concertation ou exclure une autre puissance de celle-ci ; enfin, les menaces et les humiliations devaient être absolument évitées. Autant de principes qui exprimaient une volonté de modération et un esprit de compromis qui allaient en effet gouverner les relations entre puissances européennes jusqu’au milieu du siècle.
Ainsi, il était impensable d’exclure de la concertation une puissance vaincue ou isolée. Le cas de la France en 1840, écartée du règlement du sort des détroits turcs, reste exceptionnel (et fut ressenti tel quel par les gouvernements européens qui avaient cédé sur ce point à la pression britannique). De même que la France, vaincue en 1814, avait fini par être associée à la reconstruction de l’Europe entreprise à Vienne, il parut naturel, après la guerre de Crimée, d’accueillir la Russie au congrès réuni à Paris en 1856 et dont l’objet était d’établir un ordre nouveau dans les relations entre l’Empire ottoman et les États européens. Ceci paru d’autant plus naturel qu’elle n’avait cessé, pendant la guerre, de participer aux efforts de la concertation européenne, à Vienne, pour trouver une solution au conflit. La Russie fut même vivement courtisée par Napoléon III, soucieux de se ménager la sympathie de la grande puissance conservatrice qu’elle était pour faciliter l’entreprise qu’il s’était fixée : la révision sur la base du principe des nationalités de l’équilibre européen établi au congrès de Vienne. C’est ainsi que l’empereur des Français fit pression sur son allié anglais pour qu’il réduise ses exigences quant à la démilitarisation de la mer Noire qui représentait pour la Russie un os difficile à avaler.
Tel fut le système, connu sous le nom de « concert européen ». Sans doute n’était-il pas parfait. La multiplicité des textes qui le fondent, Acte de Vienne, traité de la Sainte-Alliance, traité d’alliance entre les quatre du 20 novembre 1815, donne l’impression d’un certain manque de cohérence. Confusion qui se reflète aussi dans l’organisation de ce « concert ». Il n’y avait pas de structure permanente. On n’est donc pas face à une sorte de préfiguration, au plan européen, du Conseil de sécurité des Nations Unies. La préparation des réunions et leur suivi en souffrirent nécessairement. Par ailleurs, l’accord des puissances était fragile. Très rapidement, la Grande-Bretagne, seul pays doté d’un régime parlementaire, se mit à l’écart des actions menées par les pays conservateurs contre les révolutions libérales, tandis que la France allait se montrer hésitante, en fonction de l’évolution de sa politique intérieure. Enfin, les petites et moyennes puissances n’étaient pas toujours prêtes à s’aligner sur les décisions des grandes. En 1818, le Wurtemberg émit une protestation à cet égard. Mais tel qu’il était, le concert maintint une paix relative sur le continent, avec succès jusqu’au milieu du siècle, plus difficilement ensuite.
À partir de 1850, en effet, on assiste en Europe à la montée du nationalisme, jusque-là associé au libéralisme, mais qui s’en détache pour devenir une force autonome, de plus en plus puissante. Le concert européen ne pourra pas être le cadre, comme Napoléon III le rêva parfois, de la reconstruction de l’Europe du traité de Vienne sur une base nouvelle, celle des nationalités. L’unité allemande, l’unité italienne se feront par la guerre, mais des guerres qui ne mèneront jamais à une conflagration générale. La concertation européenne restera vivante, prenant même dans certains domaines techniques (postes, télégraphes, propriété industrielle, propriété littéraire, chemins de fer…) une configuration permanente. Sur le plan politique, le « concert européen », élargi en 1867 à l’Italie, restera actif jusqu’en 1914, sans grand succès sur la question de la limitation des armements, mais de manière plus positive sur des sujets extérieurs à l’Europe, ou situés sur ses marges, d’abord et avant tout ses relations avec l’Empire ottoman, mais aussi le Liban, l’Afrique centrale, la Chine, le Maroc. À la veille encore de la Grande Guerre, l’action des puissances réunies au sein d’une conférence à Londres s’exercera en vue d’apaiser les tensions nées, dans les Balkans, de la première puis de la seconde guerre balkanique. Jacques Bainville pourra écrire en 1920, dans Les Conséquences politiques de la paix : « Le système européen, qui a duré tant bien que mal depuis 1871 jusqu’à la guerre, reposait sur […] le directoire des six grandes puissances […] dont le concert préalable était requis pour régler les difficultés orientales. […] C’était une vague survivance de l’ancienne chrétienté, une sorte de syndicat de la civilisation européenne face à l’Islam. »
Pourquoi, dans ces conditions, une concertation entre grandes puissances européennes toujours active n’a-t-elle pu empêcher l’explosion de 1914 ? La montée du nationalisme, porté à son incandescence par l’intrusion, à la faveur des progrès de la presse et de la démocratie, des opinions publiques dans des affaires jusque-là traitées dans le secret des cabinets, fut évidemment principalement à l’origine de cet échec. L’apparition d’idéologies nouvelles, dérivées du nationalisme, le pangermanisme et le panslavisme, joua dans le même sens. Cette évolution engendra des ambitions antagonistes (l’Autriche-Hongrie et la Russie dans les Balkans, l’Allemagne et la Grande-Bretagne sur les mers), appuyées sur une course aux armements entre les grandes puissances. L’échec du concert européen dans la crise de juillet 1914, malgré les appels de la Grande-Bretagne en faveur d’une conférence du type de celles auxquelles l’Europe avait eu recours au siècle précédent, résulta aussi d’un phénomène qui avait fait son apparition dans le dernier quart du xixe siècle, des alliances permanentes en temps de paix, la Triple Alliance d’un côté, regroupant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, l’Entente de l’autre, unissant la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Ces alliances antagonistes permettaient certes à certains pays plus influents que les autres de contrôler l’action de tel ou tel partenaire (l’Allemagne ne se priva pas de retenir longtemps l’Autriche-Hongrie dans les Balkans, comme la France le fit de son côté avec la Russie), mais elles rendaient plus difficile la recherche d’un consensus entre les puissances. Et à force de plaider la modération, les puissances qui s’y risquaient finirent par craindre, en multipliant les appels au calme, de mettre en question la validité de l’alliance.
On peut conclure avec le jugement porté par Alfred Fabre-Luce, dans un ouvrage paru en 1924, La Victoire, qui mériterait d’être réédité : « L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont fait les gestes qui rendaient la guerre possible ; la Triple Entente a fait ceux qui la rendaient certaine. » Idée d’une responsabilité partagée, admise aujourd’hui, mais qui, à l’époque, n’allait pas de soi. L’explosion de 1914 mit en tout cas fin à un siècle de paix relative, au cours duquel la figure de l’Europe avait profondément changé, sans drame majeur. En 1919, à l’issue de la guerre, c’est un nouveau système international qui se mit en place, non sans mal. Le concert européen avait vécu, mais il avait ouvert la voie à la construction européenne amorcée à partir des années 1950.
1 Les autres États furent invités à accéder au traité, procédure qui prit quelques mois.