N°32 | Le soldat augmenté ?

Christophe Junqua

L’urgence littéraire : penser la complexité du réel

Du « tennis augmenté » des Masters 1000 de Paris au « Rêvons plus grand » du Parc des Princes, la rhétorique du dépassement de l’expérience commune, de l’accès à une réalité enrichie trouve sa concrétisation dans le fleurissement des prothèses technologiques : Google Glass, applications mobiles... Symptôme d’un transhumanisme mâtiné de technicisme, portée par l’impératif catégorique de la consommation, cette injonction au dépassement s’inscrit en filigrane des sociétés contemporaines. Tout se passe comme si l’homme moderne avait besoin de la médiation technique pour atteindre de manière plus intime l’existence, exprimer son propre potentiel, se déployer, au risque d’oublier que ce n’est pas la réalité, mais seulement sa perception ou sa compréhension de celle-ci qui pourraient être augmentées. Cette objectivation pose question : ce déni de subjectivité est aussi un déni de réalité. La superposition des strates d’informations vaut-elle compréhension ?

En effet, la réalité augmentée peut être considérée comme une interface entre des données « virtuelles » et le monde réel. Selon Ronald Azuma1, trois caractéristiques peuvent être retenues pour la définir : combiner le monde réel et des données virtuelles en temps réel, être interactif (une modification dans le monde réel entraîne un ajustement des données virtuelles) et utiliser un environnement en trois dimensions. La « réalité augmentée » permettrait ainsi de contextualiser des données, d’inclure des éléments complémentaires qui, sinon, échapperaient à notre perception. Si ces couches successives d’informations interagissent entre elles, le sujet n’est-il pas condamné au spectacle, à une forme d’autisme cognitif ?

À l’aune de ces développements, l’art en général et la littérature en particulier peuvent sembler d’aimables distractions, voire de véritables divertissements, au sens pascalien du terme : le détournement de l’essentiel, d’une connaissance approfondie du cœur des choses. Pourtant, Marcel Proust affirme que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature »2. En marge d’un monde interconnecté, régi par les standards des nouvelles technologies de l’information et de la communication, subsiste une manière d’accéder à une vérité à hauteur d’homme, sans doute plus modeste, moins définitive et, in fine, moins limitée parce qu’ouvrant davantage le champ des possibles et dévoilant sa propre subjectivité. La littérature, sous toutes ses formes, permet d’appréhender le réel dans sa complexité, celle qui naît de la relation à l’altérité.

  • Le poids des mots

Parce qu’il ne vise pas l’épuisement du mot dans le message, l’usage littéraire de la langue détone et ralentit la pensée : la nuance freine, la figure de style opacifie, la rhétorique lie là où l’information standardisée doit être produite, diffusée, consommée, remplacée, à un rythme sans cesse croissant. Le mot entre en résistance3, en résonance, acquiert de l’épaisseur et devient un point d’appui pour l’imagination et la mise en perspective. Le poète, forgeron de l’écriture, se situe aux antipodes du communicant, pour qui les mots ne sont que des vecteurs utilitaires, neutres et creux, des « mots-valises ». Il recherche cette « hésitation prolongée entre le son et le sens »4 qui, par les allitérations, les assonances, les images, les métaphores et autres déplacements stylistiques, fait de la subjectivité du lecteur le démiurge d’une réalité qui n’existe pas en dehors de lui. Un détour lui est imposé là où le règne du « stupéfiant image »5 et l’information en continu visent l’immédiat et l’instantané. Cet écart par rapport à la norme a été l’objet de nouveaux mouvements littéraires, de l’Oulipo6 au surréalisme7, qui ont théorisé cette volonté de tangenter une perception augmentée de la réalité, parfois à l’aide de substances psychotropes8.

  • « Ô mon âme, explore le champ des possibles »9

La littérature est aussi le lieu du décentrement : de Candide à 1984, la fiction permet cette dimension critique, au sens d’analyse, par la mise à distance de nos convictions, à travers un filtre (le personnage décalé) ou par transposition dans un cadre spatio-temporel imaginaire (dans l’uchronie et le roman d’anticipation). Premier lieu d’une résistance ou d’une prise de conscience, de Soljenitsyne à Musil, le roman a une fonction essentiellement ironique pour Kundera, en ce qu’il nous prive de certitudes « en dévoilant le monde comme ambiguïté »10. Pour René Girard, le romanesque dit la vérité de l’homme : c’est l’Autre qui nous indique toujours d’objet de nos désirs. L’objet convoité sitôt possédé, révèle sa nullité. Il n’est désirable que tant qu’il est désiré par un autre que soi11.

Ce n’est pas nouveau. Alors qu’à la fin du xixe siècle, en plein élan positiviste, la science s’efforce d’éliminer ce qui est individuel et singulier pour ne retenir que des lois générales et des identités simples et closes, Balzac en France et Dickens en Angleterre nous montrent des êtres singuliers dans leur contexte et dans leur temps. La vie quotidienne devient un jeu de rôles sociaux, un même personnage se comportant différemment selon qu’il est chez lui, à son travail, avec des amis ou des inconnus. Multiplicité des personnages et des identités qu’accompagne tout un monde de rêves et de fantasmes et que les thèmes du monologue intérieur de William Faulkner ou du « Stream of Consciousness » de Virginia Woolf donnent à voir dans toute leur ondoyante diversité.

Ambivalence du rapport à soi, donc, mais aussi aux autres : des mutations de personnalité spectaculaires surgissent chez les personnages de Dostoïevski ; Fabrice del Dongo est emporté par le cours des choses dans la Chartreuse de Parme de Stendhal. Les scientifiques, au contraire, de Newton à Descartes, tentent de définir l’univers comme une machine parfaite, dont le sujet/observateur est exclu, là où le roman replace le sujet, et le désordre, au cœur de la vie et de la connaissance.

Car, comme l’écrit Edgar Morin, le paradigme de la science classique, la simplicité « voit soit l’un, soit le multiple, mais ne peut voir que l’Un peut être en même temps Multiple. Le principe de simplicité soit sépare ce qui est lié (disjonction), soit unifie ce qui est divers (réduction) »12. Mais, de nos jours, ce principe est lui-même largement contredit par les théories de la micro et de la macrophysique, qui réintroduisent les notions d’incertitude et de complexité. À la plus petite échelle, les particules élémentaires se présentent à l’observateur tantôt comme ondes, tantôt comme particules. À la plus grande, le cosmos apparaît non comme une mécanique parfaitement réglée, mais comme un processus en voie de désintégration et d’organisation à la fois. Entre les deux, le vivant et l’humain ne nous ont jamais paru aussi évolutifs.

  • La fenêtre et le miroir, ou la question de l’énonciation

« Un miroir que l’on promène le long d’un chemin », c’est ainsi que, dans Le Rouge et le Noir, Stendhal décrit le roman dans sa double dimension réflexive et itérative. Deux caractéristiques parfaitement assumées, auxquelles le lecteur, par une sorte de pacte de lecture tacite, adhère d’emblée lorsqu’il « se saisit » de l’ouvrage. L’auteur écrit sa part de vérité, qui n’existe que parce que le destinataire accepte de le suivre au bout du chemin. Le fil narratif de la fiction s’oppose alors aux postulats de l’information moderne par écrans interposés : transparence, immédiateté et autonomie du sujet. Windows, « petite lucarne » : les métaphores médiatiques disent cette prétention à l’accès direct à un monde à portée de regard, offert sur un plateau, pour le plus grand confort du spectateur, à qui il est permis de voir dehors tout en restant à l’intérieur, à l’abri de ses certitudes.

Or télévision et internet masquent le point de vue, l’angle, la subjectivité derrière le flux tendu, la quantité, l’uniformité. La question de l’énonciation (qui parle et d’où ?) est ici évacuée par les exigences de rapidité, de prise directe avec l’actualité, dont les fils sont en réalité des pointillés. À cette illusion de connexion au réel s’ajoute la fausse impression de liberté, par zapping ou par navigation, à la surface d’une infosphère obéissant au strict contrôle de diffuseurs et de moteurs de recherche sous-tendus par des objectifs de rentabilité.

Là où les industries de l’information et de la communication fabriquent une culture de l’inattention et du bruit, la littérature exige une disponibilité à l’autre, le dialogue de deux intelligences dans la durée, dans une logique de double reconnaissance. Reconnaissance préalable du lecteur, qui seul fait exister le tissu fictionnel en l’investissant, en l’animant du souffle de sa propre subjectivité. Reconnaissance ensuite de l’autorité de l’auteur, que l’on s’apprête à suivre, mais qui en retour s’engage à nous faire progresser. En effet, auctoritas provient d’augere, « augmenter » en latin, ce qui traduit le fait que la relation d’autorité engage bien plus celui à qui elle est reconnue, qui a la responsabilité d’élever l’autre, que celui qui s’y soumet. Cette double reconnaissance n’est peut-être finalement que l’autre nom de la confiance.

La littérature trace donc de multiples perspectives pour penser notre rapport au monde et à sa complexité, contre la fausse impression d’omnipotence du consommateur d’information connecté. Cette opportunité de décentrement et de compréhension dialogique constitue un impératif pour qui veut accéder à un certain degré d’autonomie intellectuelle et appréhender la réalité de manière non pas « augmentée », selon des critères techniques et quantitatifs, mais « inspirée »13.

1 Ronald T. Azuma, « A Survey of Augmented Reality », Presence: Teleoperators and Virtual Environments n° 6, août 1997, pp. 355-385.

2 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927.

3 « La création poétique est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le poète les soustrait à leurs connexions et à leurs emplois habituels » (Octavio Paz, L’Arc et la Lyre, Paris, Gallimard, 1956).

4 Paul Valéry, Tel Quel, Paris, Gallimard, 194.

5 Formule d’Aragon dans Le Paysan de Paris, que Régis Debray a repris à son compte, dans un ouvrage éponyme, pour exprimer cette valorisation croissante de l’image dans notre civilisation.

6 L’ouvroir de littérature potentielle (Oulipo) est un groupe international d’écrivains et de mathématiciens fondé en 1960 et se définissant, selon une formule prêtée à Raymond Queneau, comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir », considérant que la contrainte formelle est un puissant stimulant pour la création. Italo Calvino, Georges Perec, Jacques Roubaud ont fait partie de ce mouvement.

7 Mouvement intellectuel, littéraire et artistique ébauché vers 1919 et défini par André Breton en 1924. Il est principalement caractérisé par le refus de toute considération logique, esthétique ou morale, et des oppositions traditionnelles entre réel et imaginaire, art et vie, par la prépondérance accordée au hasard, aux forces de l’instinct, de l’inconscient. Il veut surprendre, provoquer et cherche à dégager une réalité supérieure en recourant à des moyens nouveaux : sommeil hypnotique, exploration du rêve, écriture automatique, associations de mots spontanées, rapprochements inattendus d’images.

8 En 1821, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas de Quincey portent à la connaissance du public l’étrange récit autobiographique d’un consommateur de laudanum (mélange d’alcool et d’opium), ouvrant la voie aux Paradis artificiels de Charles Baudelaire. De Nerval à Huxley, il s’agit moins d’une fuite du réel que d’un usage expérimental et solitaire des drogues, non pas tant pour stimuler l’imaginaire et se faire « voyant », à la manière d’un Rimbaud, mais pour élargir sa connaissance des mécanismes de pensée de l’esprit humain. Ce que, plus près de nous, Henri Michaux a expérimenté dans la Connaissance par les gouffres (Paris, Gallimard, 1988).

9 Pindare, Troisième Pythique, 61, Ve siècle av. J.-C.

10 Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986. Cette fonction ironique est essentielle dans la lutte contre ce que Kundera appelle « le besoin kitsch de l’homme kitsch » : « Le besoin de se regarder dans le mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue. »

11 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.

12 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005, p. 79.

13 Pour Simone Weil, dans L’Enracinement, l’inspiration est la « disposition des facultés de l’âme à composer sur plans multiples ».

R. Moindreau | Armée et jeux vidéo de guerre ...