Par essence, la gendarmerie procède du territoire. Elle s’y est construite, développée, structurée autour des brigades, unités de base polyvalentes disséminées sur l’ensemble du territoire national. C’est ce qui lui permet de bien le connaître, de le comprendre, pour être en capacité d’y prévenir la délinquance, d’intervenir rapidement et de renseigner les autorités.
En découle plus qu’une organisation, un véritable « modèle » régulièrement décrit et schématisé. Côté structure, c’est un maillage territorial composé d’unités généralistes, qui apportent la première réponse et qui voient leurs capacités renforcées en tant que de besoin en effectifs comme en moyens par des unités spécialisées. Côté humain, c’est le gendarme qui réside et évolue au cœur de sa circonscription, territoire qu’il connaît et s’approprie au contact direct de la population au sein de laquelle il vit et qu’il protège.
Pour autant, la relation de la gendarmerie au territoire n’est en rien figée. Sécurité du territoire et sécurité des territoires, comme il est aujourd’hui d’usage de nommer les vastes zones qui relient les grandes métropoles, se conjuguent en permanence. En toutes circonstances, il faut à la fois pouvoir faire face à des événements majeurs avec des capacités de gestion de crise et de montée en puissance très rapide, et assurer cette sécurité de proximité qui est la première exigence de la population. Cela exige d’adapter en permanence la focale entre enjeux nationaux et enjeux locaux.
Trouver un juste équilibre entre l’obligation de présence et la répartition efficiente des forces territoriales ne relève pas seulement de mesures d’organisation, mais aussi, face aux menaces qui pèsent sur le territoire, de la capacité à imaginer de nouveaux modes d’action, de nouvelles proximités, intégrant une approche globale des problématiques de sécurité.
- Du territoire aux territoires
Penser sécurité du territoire national, c’est d’abord garantir la paix, la sécurité et la tranquillité publiques au sein de multiples territoires et au profit de leur population. Une mission qu’assure la gendarmerie sur une zone de compétence particulièrement vaste : 95 % du territoire français et 50 % de la population de métropole. Ainsi, quand la police nationale assure la sécurité des grandes villes et des plaques urbaines, elle prend en compte une zone étendue et très hétérogène, comprenant la périphérie de grandes métropoles, des zones péri-urbaines, les petites et moyennes agglomérations, toute l’étendue du monde rural, de vastes espaces montagneux ou littoraux, l’essentiel des installations d’importance vitale et la quasi-totalité des voies de communication favorisant la mobilité de la population mais aussi vecteur de la délinquance.
La couverture de ces vastes étendues, aux densités de population les plus diverses, entre dynamisme démographique de certaines régions métropolitaines ou ultramarines (Guyane, La Réunion, Mayotte) et zones de dépeuplement, impose un maillage territorial des unités de gendarmerie avec une granularité adaptée : ni trop lâche afin de conserver des délais d’intervention satisfaisants ni trop serrée pour éviter la trop grande dispersion et donc l’émiettement des forces.
À l’image des territoires, les brigades de gendarmerie sont multiples. Si quelques-unes à deux ou trois gendarmes subsistent encore, les plus importantes peuvent compter comme à Lunel (Hérault), cinquante militaires, atteindre des superficies de dix-huit mille kilomètres carrés pour la brigade de Maripasoula (Guyane), soit près de deux fois la surface de la Gironde, protéger jusqu’à cinquante mille habitants en métropole (brigade de Muret en Haute-Garonne), plus de cent mille outre-mer (Saint-Paul de La Réunion), avec parfois de fortes variations saisonnières, entre cinq mille et cent mille à Saint-Tropez par exemple. Enfin, les circonscriptions comptent un nombre très variable de communes, d’une à presque une cinquantaine. La brigade d’Argelès-Gazost doit ainsi cultiver des relations avec quarante-neuf maires.
Il est dès lors bien évident que la lecture tactique d’une circonscription – acteurs, enjeux, risques et vulnérabilités d’un territoire –, nécessaire pour adapter les modes d’action en fonction des effets à produire, sera différente d’une brigade à l’autre. Le territoire commande. La dissémination des unités nécessite un mode particulier d’organisation et leur confère aussi, de fait, un degré variable d’autonomie. La brigade supporte la réalité quotidienne de l’exécution des missions, tout en étant pleinement insérée dans une chaîne hiérarchique qui anime et conduit l’action opérationnelle grâce à une vision plus large.
L’activité des brigades présente deux caractéristiques fortes. En premier lieu, le gendarme passe aujourd’hui beaucoup de temps à la rédaction de procédures toujours plus complexes, au détriment des services extérieurs au contact direct de la population. En second lieu, avec la multiplication des missions, les unités à trop petits effectifs peinent à composer un service toujours cohérent. La prévention de proximité – « exercer, dans des créneaux horaires précis, une présence dissuasive sur les points clés du terrain, déceler tout comportement susceptible de porter atteinte à l’ordre public, interpeller les auteurs d’infractions, protéger et rassurer la population, et établir les contacts nécessaires à l’indispensable remontée du renseignement » – devient trop souvent la variable d’ajustement. Il y a urgence à retrouver des marges de manœuvre.
- Nouveaux enjeux, nouvelles menaces
L’adaptation est en effet indispensable face aux enjeux croissants de sécurité. Aux formes traditionnelles d’insécurité, notamment les atteintes aux biens, s’est ajouté un certain nombre de risques liés à la ville : agressions, incivilités, vols sériels... La délinquance itinérante, transnationale ou non, n’hésite plus, depuis longtemps, à écumer les territoires dans la profondeur, multipliant, à très grande échelle, des vols qui, pris individuellement, passent sous le radar du crime organisé.
La lutte contre ces phénomènes nécessite, en amont, de mettre en œuvre des dispositifs de contrôle de zone sur de vastes territoires, à l’instar des plans anti-cambriolages qui conjuguent les forces territoriales et les renforts d’escadrons de gendarmerie mobile. En aval, elle exige l’utilisation de techniques de police judiciaire pointues comme la police technique et scientifique ou le recours systématique à l’analyse criminelle.
Avec le numérique s’est également développée une cyber délinquance spécifique. Dans le même temps, le numérique devient un moyen banalisé de la commission de faits de délinquance habituelle. Il ne s’agit donc plus seulement aujourd’hui d’apporter des réponses sur le haut du spectre, mais également de développer des réponses de proximité au profit d’une population présentant des facteurs de vulnérabilité.
Outre ces risques bien identifiés, liés à la délinquance, la gendarmerie fait face à un enjeu de taille : la détection des signaux faibles de radicalisation dans sa zone de compétence. La profondeur des territoires a toujours offert des lieux privilégiés de repli, de « mise au vert ». Les interpellations des principaux membres d’Action directe dans une ferme isolée du Loiret en 1987 ou de militants de l’eta, les plus récentes dans l’Allier en 2013, l’illustrent parfaitement. Au regard de la menace terroriste actuelle, ce phénomène prend une acuité particulière. L’obligation de vigilance touche l’ensemble du territoire : l’installation de communautés de fidèles rigoristes dans certains villages, le décès de huit jeunes originaires de Lunel dans des opérations terroristes au Levant ou encore les séjours dans le Cantal de Saïd Kouachi auprès d’un assigné à résidence.
Une attention soutenue est également nécessaire face à des conflits liés à des projets d’aménagement du territoire à travers le phénomène « zadiste ». Opposés à un projet local, des individus occupent le site concerné, s’y installent et s’opposent, y compris par la violence, à tout ce qui émane de la puissance publique, à l’application du droit et à toute intervention des forces de l’ordre. Disposant d’expertises juridiques et développant une manœuvre médiatique, le noyau dur de ces groupes s’appuie sur un sujet local pour déstabiliser l’État.
- Adapter les capacités à agir
Face à ces menaces et à ces enjeux, la gendarmerie doit en permanence s’adapter, moderniser son réseau territorial et s’articuler avec l’ensemble des services des différents ministères. Plus que jamais, elle est attendue sur sa capacité à offrir un service public de sécurité au contact de la population, permettant de répondre aux sollicitations, d’apporter des réponses de proximité, de contrôler l’ensemble du territoire et les flux, de recueillir le renseignement et d’agir sur tout le spectre de la délinquance.
- Une proximité renouvelée
Le maillage territorial demeure incontournable pour des questions de délai d’intervention et d’égalité d’accès des citoyens à la sécurité. Pour autant, il doit impérativement être modernisé. Il devient en effet difficile d’apporter des réponses satisfaisantes avec des unités territoriales à trop faible effectif, sans marge de manœuvre. Le regroupement des petites unités apporte une solution d’efficacité pourvu que les délais d’intervention restent raisonnables. Mais cette réorganisation se heurte notamment aux oppositions des élus, peu enclins à voir disparaître ce qu’ils considèrent comme « leur » brigade dans un contexte général de rationalisation des services publics. Le maintien ou la disparition d’une unité devient vite un enjeu fort et parfois irrationnel dans le paysage politique local. Alors que les territoires ne cessent d’évoluer, le maillage territorial peine encore trop à se remodeler.
Dans le contexte budgétaire contraint, la modernisation de ce maillage ainsi que le redéploiement de zones de compétence entre police et gendarmerie constituent des leviers forts pour réajuster les effectifs au plus près des besoins réels et dégager des marges, à la condition de convaincre que cette rénovation participe d’une meilleure efficacité et, surtout, n’influe pas sur la proximité. En effet, la capacité d’accueil de la gendarmerie n’est pas nécessairement liée à l’implantation d’une brigade territoriale. Elle peut se concevoir à travers d’autres modes de fonctionnement et ne saurait justifier à elle seule le maintien coûteux d’une unité. L’avenir passe par de nouvelles solutions d’accueil, non rivées à une caserne, que ce soit au sein des maisons de service public, de permanence en mairie ou au travers de partenariats avec La Poste pour l’utilisation de son réseau d’agences. C’est l’émergence d’un nouveau modèle de proximité territoriale au service du public qui permet de rester présent dans les territoires, sans méconnaître les contraintes modernes d’organisation.
La révolution numérique complète et réinvente la proximité. D’une part, les services en ligne, les applications des smartphones et les réseaux sociaux proposent de nouvelles possibilités au public : pré-plainte en ligne, inscription aux services « tranquillité vacances », application « stop cambri »... D’autre part, le gendarme lui-même bénéficiera demain de nouveaux outils de mobilité qui vont renouveler l’exercice du métier et les usages professionnels. Connecté en permanence, il retrouvera une liberté d’action, de consultation de données en temps réel, ou encore de recueil des plaintes, sans être physiquement à la brigade. À l’heure de la proximité numérique, le gendarme devient brigade. De même, les outils d’analyse prédictive, encore balbutiants, ouvrent de vastes perspectives d’amélioration du contrôle du territoire en permettant, mieux qu’aujourd’hui, d’optimiser l’heure-gendarme au bon endroit et au bon moment.
Regrouper plusieurs unités en renouvelant la proximité au public permet ainsi de constituer des unités plus fortes et plus manœuvrables. Au-delà, les effectifs ainsi dégagés peuvent être capitalisés afin de renforcer les unités territoriales très sollicitées ou abonder certaines compétences désormais décisives, y compris pour les échelons infrarégionaux, notamment dans les domaines cyber, du renseignement territorial ou du renseignement criminel.
- Une approche globale de la sécurité des territoires…
L’état final recherché est double : concentrer les effectifs pour mieux agir en renouvelant les formes de proximité, mais aussi concentrer les actions en se recentrant sur le cœur de métier (produire de la sécurité) et en se coordonnant avec les différents acteurs.
Cette approche nécessite d’identifier l’ensemble des tâches qui n’entrent pas dans ce périmètre (missions indues, chronophages et non prioritaires) afin de les alléger, de les simplifier et d’aller à l’essentiel, faisant gagner du temps et de l’initiative au gendarme. Il s’agit ensuite d’avoir une vision claire de l’organisation de la sécurité d’un territoire, des acteurs qui y participent ou y concourent – maires, services sociaux, établissements scolaires, bailleurs, associations... –, pour mieux appréhender les enjeux dans leur globalité. Car la gendarmerie agit en permanence avec ses partenaires. Au sein des territoires qu’elle protège, et en liaison permanente avec les autorités administratives et judiciaires, elle doit donc être force de proposition des politiques publiques de sécurité. C’est le principe retenu pour les zones de sécurité prioritaire, les zsp, qui visent à organiser la transversalité opérationnelle et la coordination en matière de prévention, chacun dans son domaine, sur des secteurs ciblés d’enracinement de la délinquance, au sein de deux cellules de coordination opérationnelle, l’une des forces de sécurité intérieure et l’autre du partenariat.
Au-delà de ces points d’application particuliers, la coordination des acteurs locaux constitue un enjeu déterminant. Pour remplir efficacement les missions qui lui sont dévolues, la gendarmerie doit en effet développer des actions complémentaires en coproduction avec les autres acteurs de la sécurité que sont les polices municipales et les sociétés de sécurité privée. Dans la même logique, elle doit rechercher la participation active des citoyens en associant la population à sa propre sécurité ou encore à travers la mise en place systématique d’actions partenariales utiles et ciblées avec les collectivités territoriales, les acteurs économiques ou le monde associatif.
- … et de la sécurité du territoire
Cette même logique de coordination prévaut au plan national. Les grands enjeux de sécurité de l’État, particulièrement les fonctions de protection et d’anticipation, nécessitent une approche interministérielle au sein de laquelle la gendarmerie vient naturellement s’intégrer et à laquelle elle offre ses capacités. Pour ne retenir que le sujet du renseignement dans le contexte d’intensification de la menace, la gendarmerie, avec ses trois mille deux cents brigades, soit soixante mille capteurs, constitue un atout fort pour constater et signaler tout changement d’attitude ou d’ambiance avertissant de processus ou de foyers de radicalisation.
La remontée et l’analyse des informations ainsi que l’articulation entre les services sont primordiales. Les récentes réformes des services de renseignement ont posé les bases d’une consolidation de l’échange d’informations entre les services, à l’échelon central comme aux niveaux territoriaux via les échelons déconcentrés du Service central de renseignement territorial et de la Direction générale de la sécurité intérieure. Cependant, sans préjudice du besoin d’en connaître, qui reste la clé déterminante en matière de renseignement et de lutte contre le terrorisme, il est essentiel d’aller plus loin en matière de coordination et d’articulation des acteurs, de décloisonnement maîtrisé entre services, afin de créer un véritable lien avec les forces de sécurité intérieure non spécialisées. C’est dans cet esprit que doit s’imaginer l’élargissement de l’actuelle communauté du renseignement à un deuxième cercle d’unités ou de services fortement impliqués dans le processus.
En complément des forces de sécurité pleinement mobilisées se pose d’ailleurs la question de la contribution des armées au sein du dispositif de sécurité intérieure. Très engagées dans les missions de protection de sites sensibles dans le cadre de l’opération Sentinelle, elles apportent une contribution précieuse et permettent de préserver une indispensable capacité de manœuvre pour les forces mobiles.
En liaison avec l’ensemble des acteurs de sécurité, la gendarmerie offre une combinaison d’actions aux plans national comme territoriaux. Force militaire, elle s’appuie sur une culture ancrée de la manœuvre, facilitée par une organisation hiérarchique intégrée. Force territoriale, elle tire les atouts de son implantation dans la profondeur pour apporter les indispensables réponses de proximité en matière de sécurité. Elle doit, dans le même temps, en dépasser les contraintes grâce à des modes d’action innovants et tirant pleinement profit des nouvelles possibilités numériques. C’est le défi majeur pour conserver sa liberté d’action et mieux remplir sa mission de protection au profit des populations.