« Le monde marin ne connaît pas de frontières autres
que celles formées par les courants, la température,
la nature des eaux et le fond de la mer. »
Prince Albert Ier de Monaco
Pour le marin, la terre, c’est ce qu’il voit lorsqu’il approche de son escale : « Terre, Terre ! s’écria Pantagruel ; je vois Terre ! », écrit Rabelais. C’est aussi la source de bien des inquiétudes : « En mer, le plus grand danger, c’est la terre », dit le dicton. Or il est frappant de constater le paradoxe qui demeure entre l’étymologie du mot « territorialisation » et le milieu auquel on applique aujourd’hui ce concept qui inquiète les marins. Forgé à partir du terme « territoire », dont l’origine provient du latin territorium, lui-même formé sur la base du mot terra, la « terre », les jurisconsultes romains faisaient le lien avec l’expression Jus terrendi, le droit de terrifier1, donnant ainsi au territoire à la fois sa nature (un espace de terre défini), mais aussi son objet (l’exercice du pouvoir ou d’une juridiction).
Cette approche étymologique permet une ébauche de définition d’un concept que l’on retrouve de plus en plus dans la littérature scientifique et les discours politiques sans pour autant que l’on sache à quoi cela correspond vraiment. Pour mieux l’appréhender, tentons de caractériser la territorialisation en nous appuyant dans un premier temps sur la notion de territoire, espace délimité avec des frontières précises.
Comme le souligne Alain Faure, le terme territoire va permettre, à compter du xviie siècle, « de qualifier le passage des limites aux frontières, c’est-à-dire d’un espace donné à un territoire dominé »2. Ainsi, l’existence d’un territoire suppose l’exercice d’une autorité ou, a minima, l’appropriation de cet espace par une communauté, qu’elle soit économique, politique, voire symbolique. Sur cette base, la territorialisation évoque un mouvement afin d’établir « de nouvelles frontières en vue de protéger ou d’accaparer des ressources »3. La territorialisation pourrait ainsi se caractériser par trois éléments : un territoire délimité par des frontières, approprié par un État ou une communauté, et un objectif de protection et/ou d’accaparement des ressources sur ce territoire.
Les mers et les océans sont par essence des espaces physiques complexes et variés, différents de la terre et caractérisés par leur étendue (71 % de la surface du globe), leurs mouvements (courants, marées, houles...), leur profondeur (espace en trois dimensions : surface, colonne d’eau, sol et sous-sol) et leur fluidité. La mer fut longtemps considérée à la fois comme zone de transit permettant la réalisation du commerce entre les nations et comme réservoir de ressources vivrières pour les hommes. Puisqu’il « est permis à toute nation d’aborder tout autre nation et de négocier avec elle »4, le droit de la mer s’est construit principalement autour de la notion de liberté des mers. Ces dernières décennies ont été marquées par l’augmentation des échanges internationaux par voie maritime, permettant d’affirmer que la mondialisation est une maritimisation. Le développement de cette maritimisation et la croissance des États sont donc « intimement liés à la fluidité des échanges maritimes internationaux et, par conséquent, au respect de la liberté de circulation en mer »5.
Parallèlement au développement de ces flux, les États se sont dotés d’une convention internationale précisant leurs droits, compétences et responsabilités dans divers espaces maritimes : la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (cnudm), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Elle a ainsi défini différentes zones sur lesquelles les États exercent leur souveraineté ou disposent de compétences fonctionnelles (gestion des ressources halieutiques, exploration et exploitation des ressources minérales, préservation de l’environnement marin…) : eaux intérieures, mer territoriale, zone contiguë, zone économique exclusive, plateau continental et eaux archipélagiques.
Alors qu’« aujourd’hui la mer conserve ses trois fonctions essentielles, à savoir une source de richesses, des voies de communication et le milieu de la projection de la puissance »6, le développement d’activités nouvelles (exploration et exploitation des ressources vivantes et non vivantes, énergies marines renouvelables, aires marines protégées…) fait craindre une remise en cause de la liberté dont jouissent les navires en mer. Le déséquilibre entre ces trois fonctions essentielles amène certains analystes à redouter une territorialisation des mers et des océans pouvant aller jusqu’au renforcement de la protection militaire des États côtiers et/ou une projection plus intense des puissances navales pour la protection de leurs intérêts.
Différents exemples font craindre un tel mouvement de « territorialisation ». À l’heure des avancées technologiques permettant une exploitation plus importante des fonds marins, les discours musclés de Vladimir Poutine sur l’Arctique ou les actions militaires chinoises en mer de Chine confirment que la mer est un espace géopolitique majeur pour les puissances maritimes. Mais les discours et les actions médiatiques doivent-ils faire craindre une véritable appropriation juridique et physique des espaces maritimes sur lesquels on apposerait des « barbelés » ? Si l’on excepte le paradoxe sémantique (la mer n’est pas la terre) et que l’on tente d’appliquer aux espaces maritimes le concept de « territorialisation », peut-on redouter un réel mouvement d’appropriation des mers et des océans au détriment du principe de liberté ? Après avoir présenté les ambitions géopolitiques des États sur deux espaces stratégiques différents, nous nous demanderons si le droit de la mer est un outil ou un rempart à la « territorialisation ».
- Ambitions géopolitiques et discours des États
Le développement technologique permet de repousser de plus en plus loin les limites de l’exploitation des ressources qu’offrent l’océan et son sous-sol, mais aussi d’utiliser la puissance des éléments comme le vent, le courant et la houle. Alors que l’offshore pétrolier et gazier permet aujourd’hui l’exploitation à plus de trois mille mètres de profondeur, les énergies marines renouvelables font une percée depuis plusieurs années, en attendant l’essor de l’exploitation des ressources minérales profondes. Animées par l’ambition d’une autonomie énergétique et l’accès aux ressources stratégiques, certaines puissances maritimes développent de véritables stratégies pour exercer leur contrôle effectif sur les espaces maritimes adjacents à leur territoire.
- Mer de Chine, mer chinoise ?
La mer de Chine est un espace aux ressources importantes, soumis à de vives tensions entre États riverains, notamment du fait de la République populaire de Chine (rpc). Le discours chinois développe en effet une vision particulière d’un espace maritime pleinement approprié ou à tout le moins appropriable.
Maniant les concepts et les définitions du droit de la mer avec originalité, la Chine revendique aujourd’hui un espace maritime gigantesque au détriment des droits des autres États riverains. Sans détailler les revendications concurrentes, elle a ainsi délimité une ligne de base droite7 excessive8 et une ligne de base archipélagique pour les îles Paracels (Xisha) augmentant ainsi son espace maritime, elle a aussi défini, sans jamais l’écrire dans une réglementation, un espace couvrant la quasi-totalité de la mer de Chine délimité par une « ligne en neuf traits », qualifié tantôt « d’eaux historiques », tantôt de mer territoriale, et au sein duquel îles et îlots sont considérés comme chinois. Enfin, elle a revendiqué un plateau continental en mer de Chine orientale allant jusqu’à quelques nautiques à peine des côtes de l’archipel japonais des Ryukyu en se fondant sur la notion de « prolongement naturel », notion remise en cause par la jurisprudence internationale depuis de nombreuses années9.
S’appuyant sur cette image particulière de la mer de Chine, les dernières actions de Pékin sont significatives. En effet, dans l’enchevêtrement d’îles, îlots et atolls de la zone, la Chine serait en train, d’après le président américain, de créer une « grande muraille de sable » là où, par le passé, elle a déjà installé des bornes frontières ou engagé de véritables actions militaires. Des avant-ports seraient en cours de construction par l’armée afin de pouvoir utiliser des îlots inhabités comme de véritables porte-avions en pleine mer. Encore récemment (été 2014), il est arrivé que la Chine fasse installer des plateformes pétrolières accompagnées de navires militaires à proximité des îles Paracels, qu’elle et le Vietnam revendiquent. Cette dernière action n’a pas manqué de provoquer de nombreuses réactions au sein de la communauté internationale. Par le passé, elle a mené d’autres actions de force : occupation partielle des Paracels en 1947, attribution de titres miniers à une compagnie américaine dans une zone revendiquée par le Vietnam dans le sud-ouest de la mer de Chine méridionale, installation de troupes dans les Spratleys à partir de 1994, ou encore les différents incidents militaires qui opposent la Chine au Japon ou aux États-Unis.
- Russie et Canada en Arctique
Certaines puissances usent à dessein de l’abus de langage ou des images fortes pour défendre leur vision d’un espace maritime stratégique. L’exemple arctique est, à ce titre, révélateur, notamment à travers les discours russe ou canadien. La cnudm offre la possibilité de définir un plateau continental s’étendant jusqu’à 350 nautiques. L’article 76 dispose que « le plateau continental d’un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l’étendue du prolongement de la masse terrestre de cet État jusqu’au rebord externe de la marge continentale »10. Cette définition géologique a nécessité la création d’une commission d’experts, la commission des limites du plateau continental (clpc), qui « adresse aux États côtiers des recommandations sur les questions concernant la fixation des limites extérieures de leur plateau continental » pour l’extension au-delà des 200 nautiques. L’État côtier n’y exerce pas sa souveraineté, mais dispose seulement de droits souverains à vocation économique.
Le 2 août 2007, les sous-marins de poche Mir-1 et Mir-2 descendent à moins de quatre mille mètres de profondeur sur la dorsale de Lomonossov au niveau du pôle Nord. L’un d’eux dépose un drapeau russe en titane inoxydable. Le symbole n’est pas anodin. Cette expédition scientifique (Arktika 2007) est dirigée par le député, explorateur polaire et « héros de la Fédération de Russie » Arthur Tchilingarov. Le but est d’apporter les preuves scientifiques nécessaires pour appuyer la demande russe d’extension du plateau continental au-delà des 200 nautiques déposée devant la clpc. Alors que la Russie avait rendu son dossier en 2001, les experts de la clpc lui ont demandé, en 2002, d’apporter des données supplémentaires. Le jour de l’expédition, Tchilingarov déclare que « l’Arctique est à nous et nous devrions y montrer notre présence », le président russe Vladimir Poutine ayant appelé quelques mois auparavant à la préservation, dans cette zone, des « intérêts stratégiques, économiques, scientifiques et de défense de la Russie ». Au-delà du symbole que représente le drapeau, le discours qui l’accompagne ne s’accommode guère de nuances quant aux compétences de l’État côtier sur le plateau continental.
Parmi les cinq États ayant contesté le dossier russe, deux revendiquent l’extension de leur plateau continental sur le même espace : le Canada et le Danemark. Alors que le Canada s’apprêtait à déposer, en décembre 2013, une simple information préliminaire à la clpc sur l’extension de son plateau continental en Arctique, les discours ont été particulièrement significatifs, ajoutant du pathos à un dossier essentiellement technique. S’appuyant sur le préambule de l’Ocean Act du 18 décembre 1996 selon lequel « les trois océans, l’Arctique, le Pacifique et l’Atlantique, sont l’héritage commun de tous les Canadiens », le ministre canadien des Affaires étrangères John Baird et la ministre de l’Environnement Leona Aglukkaq ont expliqué, à quelques jours du dépôt de cette information préliminaire, que « définir notre plateau continental est fondamental pour notre pays et constitue un legs pour les Canadiens ». La ministre Aglukkaq a par ailleurs ajouté que « le Nord est un élément essentiel de l’héritage collectif et de l’avenir du Canada. Notre gouvernement est déterminé à aider le Nord à réaliser pleinement son potentiel et à en faire une région dynamique, prospère et sûre au sein d’un Canada fort et souverain ». Le président russe Vladimir Poutine a réagi dès le lendemain, en expliquant lors d’une réunion élargie du collège du ministère russe de la Défense rediffusée à la télévision que « la Russie s’investit de plus en plus dans cette région d’avenir, y revient et doit y disposer de tous les leviers pour assurer sa sécurité et défendre ses intérêts nationaux » et en demandant « d’accorder une attention particulière au déploiement d’infrastructures et d’unités militaires dans l’Arctique ».
Si les discours, et parfois les actions, sont forts au point de donner l’impression d’un exercice plein et entier de la souveraineté des États côtiers sur les espaces maritimes, il convient de se demander si cela repose sur une réalité juridique.
- Le droit de la mer : rempart ou outil de la « territorialisation » ?
À croire certains analystes, le droit de la mer serait un outil de la territorialisation. Il permet en effet la définition d’espaces maritimes pouvant s’étendre jusqu’à 350 nautiques des côtes par l’exercice, soit de la souveraineté (eaux intérieures, mer territoriale), soit d’une juridiction et de droits souverains (zone contiguë, zone économique exclusive, plateau continental). Pour autant, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (cnudm), expression de la volonté des États et cristallisation de l’équilibre entre des volontés antagonistes, précise dans son préambule « qu’il est souhaitable d’établir, au moyen de la convention, compte dûment tenu de la souveraineté de tous les États, un ordre juridique pour les mers et les océans qui facilite les communications internationales et favorise les utilisations pacifiques des mers et des océans, l’utilisation équitable et efficace de leurs ressources, la conservation de leurs ressources biologiques et l’étude, la protection et la préservation du milieu marin ».
- Ambitions chinoises et réalités juridiques
L’exemple chinois ne peut être considéré comme une tendance générale. Son rapport à la mer et à ses limites est particulier. La fameuse « ligne en neuf traits » joue un rôle important dans la politique chinoise et renvoie à une perception traditionnelle du territoire, doté de limites floues. Pourtant, cette ligne dessinée pour la première fois par un inconnu en 1947 n’existe dans aucun texte. Revendiquée dans le discours, elle n’a servi qu’une fois de justification officielle à une contestation chinoise, dans une note verbale à laquelle était jointe la carte, adressée au secrétaire général des Nations unies en 2009 après le dépôt par la Malaisie et le Vietnam d’une demande d’extension du plateau continental en mer de Chine méridionale.
Au-delà du discours et des contestations, d’autres éléments de la législation et du comportement de la rpc en mer de Chine nécessitent la plus grande vigilance et sont contraires au droit de la mer. Ainsi, l’article 6 de la loi chinoise sur la mer territoriale et la zone contiguë du 25 février 1992 prévoit que le passage des navires de guerre dans sa mer territoriale est soumis à autorisation alors même que l’article 24 de la cnudm dispose qu’il ne peut être imposé aux navires étrangers des obligations empêchant ou restreignant l’exercice du droit de passage inoffensif. Par ailleurs, alors que l’article 46 de la cnudm ne prévoit l’existence de lignes de base archipélagiques qu’aux seuls États archipels11, ce que la rpc n’est pas, la déclaration du gouvernement de la rpc sur les lignes de bases droites de sa mer territoriale du 15 mai 1996 crée des lignes de bases archipélagiques pour le seul archipel des Paracels.
- L’Arctique face à l’extension du plateau continental
La territorialisation supposerait l’accaparement d’un espace délimité par un État ou par une communauté. Reprenons l’exemple de l’extension du plateau continental en Arctique. En dépit de l’appétit de certains États, la cnudm contient un mécanisme bloquant en cas de contentieux lors de la demande d’extension. L’annexe II de la cnudm dispose dans son article 9 que « les actes de la Commission ne préjugent pas les questions relatives à l’établissement des limites entre Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face ». La clpc ne s’attache qu’à la délimitation extérieure du plateau continental. Elle ne s’intéresse pas aux contentieux de l’extension du plateau continental existants ou pouvant naître entre États se faisant face ou étant adjacents12. Ainsi, sans règlement du contentieux par les États ou par une juridiction internationale, l’extension du plateau continental est gelée. L’existence d’une multitude de différends entre riverains de l’Arctique ne devrait donc pas laisser l’opportunité à la clpc de présenter des conclusions à brève échéance.
Par ailleurs, l’État côtier n’exerce sur le plateau continental que des droits essentiellement économiques (exploration des ressources). L’exercice de ces droits ne doit, en aucun cas, « porter atteinte à la navigation ou aux autres droits et libertés reconnus aux autres États par la Convention, ni en gêner l’exercice de manière injustifiable » (art. 78 de la cnudm). Le pôle Nord ne devrait donc pas passer sous la souveraineté de l’un ou l’autre État, à tout le moins et si tant est que des arguments scientifiques le permettent (seul le Danemark a déposé un dossier complet, la Russie n’a pas apporté d’éléments complémentaires à la clpc et le Canada doit soumettre sa demande d’extension à la suite de son information préliminaire), un État pourrait seulement y exercer des droits souverains sur le sol et le sous-sol13.
- La question des « frontières »
La territorialisation impliquerait que l’espace maritime dispose de frontières bien précises. Or, en mer, peut-on réellement parler de frontières ? Fernand Braudel expliquait que « si une frontière est rupture, cassure de l’espace, qui n’aurait la certitude, quittant Calais ou arrivant à Douvres, soit de quitter une frontière, soit d’en rencontrer une autre. […] Les frontières maritimes existent qui […] sont sans conteste naturelles »14. On comprend bien la perception qui a eu cours pendant longtemps d’une frontière qui soit la rupture entre la terre et la mer, loin de nos préoccupations actuelles. Toutefois, ce n’est parfois pas le cas : les personnes désirant entrer dans l’espace Schengen n’y pénètrent réellement qu’après avoir passé un point de passage frontalier (généralement un port pour la frontière maritime). De fait, les compétences de l’État côtier en mer sont à géométrie variable et bien souvent conditionnées par le respect des droits des États tiers, à commencer par l’État du pavillon du navire naviguant dans un espace maritime donné. Si un État côtier peut, dans sa zone économique exclusive, procéder à un contrôle en matière de pêche sur n’importe quel navire, il ne pourra arraisonner un navire suspecté de trafic de drogue que si l’État du pavillon du navire suspect lui en a donné l’autorisation, ce navire bénéficiant de la même liberté de navigation qu’en haute mer.
La sémantique a évolué, mais la mer est davantage divisée par des limites que par des frontières. La cnudm parle uniquement de délimitations entre États ou de limites extérieures. Le terme de « frontière maritime » n’a fait son apparition que très récemment, à la faveur d’affaires pour lesquelles les États demandaient la délimitation d’une « frontière maritime unique », une délimitation identique pour le plateau continental et la zone économique exclusive. Bien que semblant logique, la superposition d’espaces maritimes comme le plateau continental et la zone économique exclusive n’est pas obligatoire15. Par commodité, la plupart des délimitations passent, aujourd’hui, par une « frontière maritime unique ».
Contrairement à la délimitation maritime, la frontière terrestre nécessite une opération supplémentaire complexe : la démarcation physique. La crainte de voir certains États développer en mer, telle la forteresse sur le rivage des Syrtes, des signes physiques d’appartenance d’un espace à une nation, à l’instar de ce que ferait la rpc actuellement, demeure faible.
Le cas chinois est certainement l’un des plus inquiétants en termes d’appropriation d’un espace maritime au mépris du droit de la mer. Toutefois, de tels excès ne peuvent-ils pas être tempérés par la justice internationale ? La cnudm a mis en place un système de règlement des différends qui prévoit des « procédures obligatoires aboutissant à des décisions obligatoires ». La place de la liberté de navigation y est fondamentale. Ainsi, l’État dont il est allégué qu’il a « contrevenu à la Convention en ce qui concerne la liberté et le droit de navigation ou de survol » ne peut échapper, théoriquement, à une procédure obligatoire. C’est l’un des motifs invoqués par les Philippines pour entamer une procédure d’arbitrage international contre la rpc en raison, en partie, de sa réglementation en matière de navigation en mer de Chine.
La cnudm dispose d’un certain nombre de dispositions qui permettent de limiter « le nationalisme maritime »16 et de préserver l’exercice des libertés de navigation. Toutefois, l’enjeu majeur demeure la conciliation des activités maritimes sur un espace complexe.
- Concilier les activités maritimes
Les exemples évoqués ci-dessus sont emblématiques et présentent des visions parfois exacerbées d’espaces maritimes stratégiques, mais on peut voir que le concept de territorialisation doit être tempéré, le droit de la mer offrant un certain nombre de garde-fous pour préserver la liberté des mers. Face à la volonté des puissants, le droit ne doit-il pas demeurer un rempart et le garant des équilibres ? Bien sûr, le développement d’activités maritimes de plus en plus diverses est indéniable : exploration et exploitation des ressources pétrolières ou gazières, demain exploration et exploitation des ressources minérales, énergies marines renouvelables, loisirs nautiques, extraction de sables et granulats, entraînements militaires. Le défi que pose le développement de ces activités reste essentiellement de garantir les échanges commerciaux et de préserver l’équilibre entre les droits de l’État côtier et ceux des autres États (État du pavillon).
Face à ce constat, on peut observer la place de plus en plus dimensionnante de la préservation de l’environnement marin. L’article 192 de la cnudm énonce l’obligation des États de préserver et de protéger l’environnement marin. Sous l’influence d’autres textes, notamment la convention sur la diversité biologique (Rio, 1992), ou d’organisations internationales comme l’Organisation maritime internationale, l’ensemble des activités en mer est conditionné par cette obligation dans une approche dite écosystémique. Ainsi s’est développé un certain nombre d’outils afin de parvenir à concilier l’ensemble des usages en mer avec le respect des écosystèmes marins, mais aussi du principe de liberté des mers : gestion intégrée des zones côtières, planification spatiale marine, aires marines protégées… De plus en plus, et sous l’influence du Programme des Nations unies pour l’environnement, ces outils sont déployés dans un cadre régional qui dépasse les limites des espaces maritimes des États.
Dans le même temps, les réflexions se poursuivent dans la communauté internationale pour encadrer davantage les activités en haute mer. Mais loin de vouloir laisser les États s’approprier davantage d’espaces maritimes, l’objectif serait surtout de protéger un peu plus cet océan pour le bien commun à l’instar de ce qu’avait commencé à établir le régime juridique de la Zone des fonds marins, patrimoine commun de l’humanité (article 136 de la cnudm).
Finalement, à l’heure où l’on parle de maritimisation pour définir l’augmentation des flux maritimes, ne devrait-on pas, au lieu de « territorialisation », parler de « marinisation », expression développée en son temps par André Vigarié17 pour définir une exploitation croissante des ressources marines et d’activités qui doivent se confronter à un environnement physique complexe ?
1 « Territorium est universitas agrorum intra fines cujusque civitatis. Quod ab eo dictum quidam aiunt, quod magistratus ejus loci intra eos fines terrendi, id est submovendis jus habet » (« Le territoire d’un juge est l’étendue du terrain renfermé dans les limites de chaque ville. On présume que ce mot dérive de la terreur que le juge a le droit de répandre dans tout cet espace de terrain, c’est-à-dire le droit d’en éloigner ceux qui en troublent la tranquillité »), Digeste de Justinien, Livre L, Titre XVI, § 8.
2 A. Faure, « Territoires/Territorialisation », Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005, p. 431.
3 Audition de l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la Marine, sur le projet de loi de finances pour 2015, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, 8 octobre 2014.
4 A. Guichon de Grandpont (trad.), « Dissertation de Grotius sur la liberté des mers », extrait des Annales maritimes et coloniales, Imprimerie royale, Paris, 1845, p. 15.
5 Sénat, Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Rapport d´information n° 674 : La maritimisation, présenté par J. Lorgeoux et A. Trillard, 17 juillet 2012, p. 16.
6 H. Coutau-Bégarie, L’Océan globalisé, Paris, Institut de stratégie comparée/Economica, 2007, p. 21.
7 La ligne de base droite sert à déterminer à partir d’où est calculée la limite extérieure des différents espaces.
8 La ligne de base chinoise est assez au large et la distance entre deux points excède souvent les 24 nautiques prévus par la cnudm pour la définition d’une telle ligne entre les deux extrémités d’une baie.
9 Voir notamment l’arrêt de la Cour internationale de justice du 12 octobre 1984 sur la délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine : « Une délimitation maritime ou terrestre est une opération juridico-politique et rien ne dit que cette délimitation doive suivre une frontière naturelle. »
10 La marge continentale s’entend comme étant « le prolongement immergé de la masse terrestre de l’État côtier ; elle est constituée par les fonds marins correspondant au plateau, au talus et au glacis ainsi que leur sous-sol ».
11 « Un État constitué entièrement par un ou plusieurs archipels et éventuellement d’autres îles. »
12 Règlement intérieur de la commission, paragraphe 5 : « Dans le cas où il existe un différend terrestre ou maritime, la commission n’examine pas la demande présentée par un État partie à ce différend et ne se prononce pas sur cette demande. »
13 D’autres questions d’ordre scientifique se posent par ailleurs : les dorsales de Lomonosov et de Mendeleïev sont-elles des dorsales océaniques ou des dorsales sous-marines ? La cnudm fait la distinction entre les dorsales océaniques, qui ne font pas partie du prolongement immergé de la masse territoriale de l’État côtier, et les dorsales sous-marines « qui prennent leurs origines dans la marge continentale et peuvent s’étendre dans les régions abyssales ». Pour ces dernières, il est expressément rappelé à l’article 76 § 6 de la cmb que « la limite extérieure du plateau continental ne dépasse pas une ligne tracée à 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale ».
14 F. Braudel, L’Identité de la France. Espace et Histoire, Paris, Flammarion, « Champs », 1990, p. 327.
15 C’est ce qu’a fait, par exemple, la Cour internationale de justice dans l’affaire dite du golfe du Maine opposant, en 1984, les États-Unis au Canada pour la délimitation du plateau continental et des zones de pêche surjacentes.
16 L. Lucchini et M. Voelckel, Les États et la mer. Le nationalisme maritime, Paris, La Documentation française, « Notes et études documentaires », 1978.
17 A. Vigarié, Géostratégie des océans, Caen, Paradigme, 1990.