Résister, cela se fait parfois seul : seul contre tous. Mais cela ne se fait jamais sans y être encouragé par des hommes ou des femmes dont la vie aura montré qu’une conviction est une lettre morte si elle ne porte pas ses effets dans le monde. L’homme qui résiste a besoin de compagnons de résistance : figures légendaires ou camarades de galère. Entrer en résistance, c’est toujours s’inscrire dans un mouvement plus grand que soi où l’on puise la force de dire « non ».
- Compagnon de résistance
Le compagnon de résistance que je vous propose de rencontrer est Simone Weil. Née en 1909 dans une famille de la grande bourgeoisie juive éclairée (son frère est rien moins que le plus grand mathématicien français du xxe siècle), elle grandit dans l’amour et l’admiration de ses parents. Alors même que tout lui réussit (elle est admise à l’École normale supérieure en 1928), son désir de justice la porte vers les déclassés de toute sorte. Une anecdote, pour camper le personnage : sollicitant le directeur adjoint de l’ens, le sociologue Célestin Bouglé, pour une collecte de fonds à destination des chômeurs, elle obtient de celui-ci non seulement son autorisation mais quelques subsides qu’il accorde à la condition, toutefois, que son don reste anonyme – il ne veut pas passer pour un communiste. Pour témoigner sa gratitude, Simone Weil fait inscrire en gros, au-dessus du stand de récolte des fonds : « Faites comme votre directeur : donnez anonymement pour les chômeurs. »
Une fois l’agrégation de philosophie obtenue, celle qui participait à des réunions syndicales au point de recevoir, de ce même directeur, le surnom de « Vierge rouge », est envoyée au Puy (c’est-à-dire loin de Paris). Là, elle continue de fréquenter le monde ouvrier et ses misères. En 1934, reprochant au milieu syndical de connaître mieux la vulgate marxiste que les hommes que le marxisme entend libérer, elle pose un congé sans solde pour aller travailler à la chaîne chez Alsthom, puis chez Renault.
La portée de cette expérience d’usine fut plus que politique : ce que Simone Weil rapporte de ces heures harassantes au milieu de machines, c’est l’impression mortelle de ne compter pour rien. Elle y apprend ce qu’elle nomme « le malheur » : la vie soumise au règne de la force brute, broyée par une implacable mécanique. Elle entre en contact, par la cadence abrutissante du travail à la chaîne, avec l’empire de la force aveugle. Un empire sans frontières : en 1936, elle s’engage dans la résistance contre le franquisme en Espagne. Si la fraternité règne d’abord au sein de l’unité du Parti ouvrier d’unification marxiste (poum), la folie de haïr finit pourtant par l’emporter. « Des hommes apparemment courageux au milieu d’un repas plein de camaraderie racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de “fascistes” – terme très large. J’ai eu le sentiment que lorsque les autorités temporelles ou spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue »1, écrit-elle à Georges Bernanos dans une lettre qu’il gardera désormais toujours près de lui.
Ces expériences dessinent dans l’esprit de Simone Weil une certaine image du monde, entre pesanteur (tout être veut dominer autant qu’il le peut) et grâce. Grâce, car nous ne souffririons pas du règne de la pesanteur si nous ne savions pas, au fond, que nous sommes destinés à plus qu’elle. Le combat est interne à sa personne-même : lors de ses crises de migraine, violentes et fréquentes, elle ressent le besoin d’infliger une part de sa douleur à autrui. Ce qu’elle analyse comme suit : la douleur crée un vide en celui qui souffre ; reporter le mal sur autrui, cela revient à « combler [ce] vide en soi en le créant chez autrui ». La grâce, se dit-elle, serait de supporter le vide créé par la douleur sans l’infliger jamais à autrui. Mais « comment se délivre-t-on de ce qui est comme la pesanteur ? »
La réponse lui est donnée, comme une grâce justement, en 1938 : au plus fort d’une crise, elle récite le poème Love de George Herbert. Elle prête à cette récitation « toute [s]on attention [...] en adhérant de toute [s]on âme à la tendresse qu’il enferme ». Elle remarque peu à peu que cette récitation, parce qu’elle est consentement au vide, renonciation à la force, a « la vertu d’une prière » : « C’est au cours d’une de ces récitations que [...] le Christ lui-même est descendu et m’a prise2. » De cet événement intime et bouleversant3, elle ne parle à presque personne. Elle hésite un temps à recevoir le baptême, puis décide de se tenir au seuil de l’Église, comme le passeur qu’elle est devenue pour beaucoup de chrétiens.
L’Histoire se précipite. Après s’être engagée contre l’entrée en guerre de la France (engagement qui prit fin en 1939, après l’annexion par l’Allemagne de la République tchèque), elle part dans le sud de la France pour rejoindre les milieux résistants. Pourtant, en 1942, ses parents la persuadent de quitter la France (n’oublions pas qu’elle est juive d’origine). Elle embarque pour New York puis, prise de remords, revient à Londres pour, espère-t-elle, être envoyée en terre occupée par les membres de la France libre réunis autour de De Gaulle. En raison de sa trop faible santé, il lui est plutôt confié de travailler sur ce que pourrait être la Constitution de la France, une fois celle-ci libérée – si elle l’est jamais. Ce travail, dans lequel elle jette ses dernières forces, donnera naissance à son œuvre maîtresse : L’Enracinement. Simone Weil meurt d’épuisement, de chagrin et de sous-nutrition, à Londres, le 24 août 1943. Elle a trente-quatre ans.
- Le paradoxe de la résistance
Simone Weil, comme tout grand vivant, n’était pas à un paradoxe près. Femme de gauche, elle écrit L’Enracinement, dont le titre4 et le propos sonnent « conservateur ». Militante pour les droits des travailleurs, elle a dans le même temps développé, dans L’Enracinement justement, l’une des plus puissantes critiques des Droits de l’Homme. Matérialiste en philosophie, elle fut aussi une grande mystique, sans doute parmi les plus grandes de son siècle. C’est pourtant une impression d’unité que laissera sa courte vie : un même souffle la parcourt qui nous permet, dans le tumulte de nos vies, de reprendre le nôtre.
Le paradoxe qui nous intéressera ici est le suivant : Simone Weil fut une grande figure de la résistance (avec ou sans majuscule), mais chaque fois qu’elle fit sienne une cause, ce fut par obéissance. C’est par obéissance qu’elle quitte en 1934 son poste de jeune agrégée de philosophie pour aller travailler à la chaîne. C’est cette même obéissance qui la jette tantôt dans les rues de Marseille pour y distribuer clandestinement les Cahiers du Témoignage chrétien5, tantôt sur mer pour rejoindre, à Londres, la France libre. Le seul engagement qu’elle regrettât jamais, en faveur du pacifisme, elle l’interpréta justement dans les termes d’un manque d’obéissance : comme elle l’explique dans l’un de ses Cahiers, en raison de son état physique (ses terribles maux de tête), elle ne pouvait raisonnablement voir la part de lâcheté, de manipulation peut-être, qui animait, en France, certains courants pacifistes. Aspirant au repos dans sa propre vie, elle prit le parti du statu quo en politique – et ce en dépit de la situation réelle de l’Europe. Elle qui était alors incapable de faire son lit le matin aurait dû, avoue-t-elle, s’abstenir de tout engagement, attendre patiemment que la chose à démêler lui devînt plus claire, assez claire pour la contraindre à l’action juste, c’est-à-dire à l’action ajustée au réel. Aussi note-t-elle, non sans sévérité : « N’avoir pas eu le courage, un jour de fatigue, d’écrire une lettre, de faire mon lit – cela, accumulé des jours et des jours –, m’a enfin jetée dans la faute de négligence criminelle à l’égard de la patrie6. »
Pour Simone Weil, agir avec justice, c’est agir avec justesse : cela ne se peut que de s’être mis d’abord à l’écoute patiente du réel. Il s’agit tout à la fois de résistance et d’obéissance. Obéissance : ob-oedire en latin, c’est, littéralement, « tendre l’oreille ». Mais résistance : car se tenir à l’écoute du réel, c’est refuser de se reposer sur des acquis qui, à l’épreuve des faits, se révéleront peut-être n’en être plus. C’est, s’il le faut, tout remettre en question, dire non.
On voit immédiatement ce qu’il y a d’original, aujourd’hui, à poser cette concomitance de l’obéissance et de la résistance. Nous avons en effet tendance à lier résistance et désobéissance. Mieux (ou pire) : depuis Mai-68, et en raison de la méfiance suscitée par un siècle de totalitarisme, on a fait de la résistance une attitude, un modus vivendi. La résistance, il faut en être : l’indignation est devenue cette posture à adopter en toutes circonstances sous peine de passer pour un tiède ou pour un réactionnaire, un conservateur… Avec Simone Weil, rien de cela. Bien qu’il y ait en elle un côté véritablement « rebelle »7, elle ne fait jamais de la résistance une position de principe. Sans doute était-elle trop consciente de la fragilité des institutions qui rendent la vie humaine possible pour être libertaire. Et puis de toute façon, pour elle, l’homme est condamné à obéir. L’enfant qui désobéit à son père obéit encore à son caprice. Le résistant qui se lève contre les institutions de son pays obéit encore : il obéit à un ventre qui a faim, à une vie qui n’en peut plus. Ou bien encore à cette autre faim, de justice et de vérité. Bref, celui qui entre en résistance obéit à cette cause qu’il juge supérieure à l’ordre actuellement admis.
Mais attention, prévient Simone Weil, il est deux types d’obéissance – et la seconde seule mène à une féconde résistance. Ou bien on obéit sans le savoir : sans voir comme on est soumis à l’ordre des choses. Ainsi le mari adultère se croit libre en rejoignant sa maîtresse, soumis qu’il est en réalité à sa passion du changement ou à son appétit sexuel. Ou bien on sait : on sait qu’il n’y a jamais de liberté que seconde, que ce qui est premier, c’est toujours l’aliénation. C’est alors qu’on observe avant d’agir. On contemple les forces en présence. On comprend que notre force propre, avec ses velléités de liberté, n’est presque rien. Non pas rien du tout : le désir d’être libre est aussi une force à laquelle on est soumis. Mais elle peut bien peu de chose contre cela même qui lui résiste le plus : le réel.
- L’inflexible résistance du réel
Voilà un second paradoxe qui caractérise l’action et la pensée de Simone Weil : ce qui résiste, ce n’est pas d’abord, comme on croit, l’être humain. C’est le monde ; c’est le réel. Ce que je connais du réel, c’est d’ailleurs cela : la façon dont il me résiste. Par exemple, connaître, c’est, pour un mathématicien, rencontrer l’absolue résistance des axiomes mathématiques8 ; c’est, pour un physicien, crucifier son hypothèse au contact de l’expérience ; c’est enfin, pour l’homme d’action, user ses idées au contact des choses et faire perpétuellement le deuil de certaines possibilités.
Penser la résistance, avec Simone Weil, c’est donc commencer par changer de perspective : non plus, comme on croit, « je résiste pour changer l’ordre du monde », mais « l’ordre du monde est ce qui résiste à ma volonté de le changer, de le manipuler à ma guise ». Cette résistance du réel à mon action a un double symbole : la matière et le nombre. La matière, parce qu’elle est l’envers parfait de ma volonté : comme au nombre en mathématiques, que je ne peux modeler ou changer à ma guise, on ne commande à la matière qu’en lui obéissant. On n’obtient du marbre la belle statuaire que d’avoir renoncé d’abord à en faire ce qu’on veut. Marx et Platon sont ici réunis : le premier parce qu’il a pensé l’homme au travail, c’est-à-dire aux prises avec des conditions matérielles d’existence desquelles il ne peut se soustraire ; le second car il a estimé que nul ne pouvait entrer dans la voie de la sagesse s’il n’était géomètre9, s’il n’était d’abord devenu l’intime de cet ordre mathématique que son désir trouve tout fait, en sa raison et dans les choses.
La connaissance du réel dans son inflexible résistance vient donc avant l’action qu’on entend exercer sur lui. Toute action qui ne part pas d’un premier aveu d’impuissance face au réel est vouée à l’échec. Elle ne sera que rêve ou illusion : pour reprendre une expression chère à Simone Weil, elle ne « mordra pas sur le réel »10.
- Ce qui résiste offre prise et espérance
Mordre sur le réel : cette dernière expression permet toutefois de relativiser (une première fois) la puissance de cette fin de non-recevoir qu’est d’abord, pour nous, le réel. Le revers lumineux de la médaille, c’est que la résistance du réel rend possible que le monde m’offre prise. Sans réel qui résiste, pas d’action possible. En effet : si nous pouvions transformer le monde selon notre bon vouloir, alors ce n’est pas le monde que nous habiterions, mais seulement notre « bon vouloir ». La réalité est dure, mais sans cette dureté, elle ne serait rien pour nous. Et nous ne serions rien par elle : la dureté du réel, sa résistance, donne à l’être humain d’advenir à lui-même, de se rencontrer comme force de travail et désir du bien.
Le réel résiste, mais offre prise. Or il y a plus (et ceci relativise une seconde fois la dureté du réel, son inhumanité première) : la force qui vient se cogner contre le réel, pour parfois s’y briser, n’est pas moins réelle que la résistance qu’elle rencontre. En toute logique, pour qu’une chose soit éprouvée dans sa résistance, il faut bien supposer cela même qui se confronte à elle. Certes, le réel n’est pas encore le bien : il nous résiste. Mais le désir du bien, par lequel nous voulons changer le monde, n’en est pas moins, lui aussi, bel et bien réel. Aussi, à ceux qui, ayant renoncé à tout idéal, se disent « réalistes », faut-il objecter que le désir du bien, mobile de la transformation du réel, appartient lui aussi au réel. Non, ce monde n’est pas livré aux seules forces aveugles puisqu’il faut bien poser, pour s’en scandaliser, et même pour s’y résigner, quelque chose qui est plus qu’une force aveugle : « Si la force est absolument souveraine, écrit Simone Weil dans L’Enracinement, la justice est absolument irréelle. Mais elle ne l’est pas. Nous le savons expérimentalement. Elle est réelle au fond du cœur des hommes. La structure d’un cœur humain est une réalité parmi les réalités de cet univers, au même titre que la trajectoire d’un astre11. »
Enfin (troisième et ultime relativisation de la violence que le réel nous oppose par sa résistance), ce cœur humain, réalité parmi d’autres réalités, ne se sent la force de résister au mal que parce qu’il reconnaît dans le monde, non pas seulement ce qui s’oppose à lui ou lui offre prise, mais ce qui l’inspire : le monde, parce qu’il est parfois beau, semble nous murmurer que nous n’y sommes pas hors sens ou hors sujet, que quelque chose, discrètement, conspire à la réussite de ceux qui aiment le bien12.
- Se faire passage
Tout ce que nous venons de dire explique pourquoi la vie de Simone Weil fut une vie d’action, sans être jamais celle d’une activiste : pour elle, nous ne pouvons pas ne pas agir (puisque le désir du bien est réel) et à la fois nous ne pouvons pas agir ailleurs que dans ce monde. L’action, dès lors, naît de la contemplation du monde dans la double dimension de sa grâce (sa beauté est comme l’écho en lui de ce désir de justice qui nous habite) et de sa pesanteur (sa résistance nous dit quelque chose de l’indifférence des choses à notre désir du bien).
Agir, pour Simone Weil, c’est tenir les deux bouts : c’est faire droit à la fois à la nécessité de résister (contre le mal) et à la résistance de la nécessité (c’est-à-dire de ce qui ne peut pas ne pas être, du réel). Agir, c’est donc ne rien oser que ce qui est nécessaire. C’est s’abstenir de tout geste qui ne soit directement inspiré des circonstances (admis, dans celles-ci, notre désir du bien). Résister, c’est paradoxalement entrer dans ce qu’elle appelle « l’action non agissante »13, l’action qui n’en est presque plus une parce qu’elle ne laisse derrière elle, ni n’envoie au-devant d’elle, aucun résidu de volonté propre. Exactement comme le paysan qui fauche son champ : s’il force son mouvement, il se fatigue, il se fait mal, sa faux mord la terre et elle froisse ses muscles. Savoir s’y prendre, devenir maître dans l’art de faucher, c’est donc moins agir qu’être agi par la faux : c’est trouver le bon geste, c’est se laisser entraîner par un mouvement qui convient à la fois à l’outil et aux épis de blé14. C’est n’être rien de plus que le point de jonction entre la force qui donne forme et celle qui résiste.
- Résister, c’est mourir à soi
Peut-être comprend-on, par ces quelques remarques, pourquoi, dans la forme d’action que Simone Weil imaginait pour elle-même en 1943, il fut question d’une résistance qui allât jusqu’au sacrifice de soi : si ce n’est plus nous qui agissons mais la nécessité à travers nous, qu’importe notre vie propre. Celle-ci a toute son importance en ce qui touche les choses plus ou moins incertaines : mais quand on sait de toute son âme qu’on doit agir ainsi, et non autrement, on agit. Comme deux et deux font quatre, on fait ce qu’on doit faire.
À Londres, Simone Weil avait désiré que les combats contre l’occupant allemand reprissent partout et que, au cœur du conflit, et au péril de leurs vies, une unité spéciale d’infirmières dispensât des soins aux blessés, qu’ils fussent Allemands ou Français, ennemis ou alliés. Ce qu’elle intitula « Le projet d’une formation d’infirmières de première ligne » dit ceci : « Ce corps féminin [...] d’un côté et les ss de l’autre feraient par leur opposition un tableau préférable à n’importe quel slogan. [...] Ce serait la représentation la plus éclatante des deux directions entre lesquelles l’humanité doit aujourd’hui choisir. » D’un côté le réel comme froide nécessité, le réel comme guerre, comme pesanteur ; de l’autre, le bien comme réalité par excellence. Ces infirmières donnant leur vie auraient été un fragment de ciel tombé sur terre, un acte de charité au plus fort des combats, une preuve que Dieu est possible dans cette impossible existence. Telle fut en tout cas ce qu’inspira à Simone Weil la contemplation douloureuse de la situation matérielle et spirituelle de son pays. Mais l’action n’a pas mordu sur la réalité. De Gaulle, tenu au courant de ce projet, aurait dit de Simone Weil : « C’est une folle. »
- Résister, c’est aimer
Folle, Simone Weil l’aurait été si résister ce n’était que « faire avec » le réel tel qu’on le trouve. Si résister ce n’était pas aussi composer avec ce désir de sainteté, bel et bien réel, qui habite le cœur de chaque homme. Folle, de toute façon, elle avouait l’être, mais d’une folie particulière : celle qu’elle appela, dans les tout derniers jours de sa vie, « la folie d’amour », cette folie qui creuse, pour chaque être rencontré, une faim plus grande de liberté et de justice. Se comparant elle-même à un homme affamé qui, parcourant une ville, donne le poids de l’existence à cela seul qui pourrait le nourrir, elle affirme que les hommes qui, comme elle, sont frappés de la folie d’amour ne peuvent pas ne pas tout faire pour accorder à chaque être humain le trésor de liberté qui lui revient :
« Un homme sans argent que ronge la faim ne peut voir sans douleur aucune chose relative à la nourriture. Pour lui, une ville, un village, une rue, ce n’est pas autre chose que des restaurants et boutiques d’alimentation, avec de vagues maisons tout autour. Marchant le long d’une rue, s’il passe devant un restaurant, il lui est impossible de ne pas s’arrêter quelque temps. Il n’y a là pourtant, semble-t-il, aucun obstacle à la marche. Mais il y en a un pour lui, à cause de la faim. Les autres passants, qui se promènent distraitement ou vont à leurs affaires, se meuvent dans ces rues comme à côté d’un décor de théâtre. Pour lui, chaque restaurant, par l’effet de ce mécanisme invisible qui en fait un obstacle, possède la plénitude de la réalité. Mais la condition de cela, c’est qu’il ait faim. Rien de tout cela ne se produit s’il n’a pas en lui un besoin qui ronge le corps. Les hommes frappés de la folie d’amour ont besoin de voir la faculté du libre consentement15 s’épanouir partout dans ce monde, dans toutes les formes de la vie humaine, chez tous les êtres humains. Qu’est-ce que cela peut leur faire ? pensent les gens raisonnables. Mais ce n’est pas de leur faute, les malheureux. Ils sont fous. Leur estomac est détraqué. Ils ont faim et soif de la justice16. »
Comme cet affamé dans les rues de la ville, Simone Weil est morte de s’être trop peu nourrie : elle opposa au refus des membres de la France libre de l’envoyer en territoire occupé, un autre refus, celui d’ingérer une quantité de nourriture supérieure à celle d’un prisonnier français. En ce sens, elle est morte d’avoir eu tellement faim de justice. Laissant, au résistant que nous serons peut-être un jour, cet avertissement : « Il doit y avoir quelquefois des moments où, du point de vue de la raison terrestre, la folie d’amour seule est raisonnable. Ces moments ne peuvent être que ceux où, comme aujourd’hui, l’humanité est devenue folle à force de manquer d’amour17. »
1 Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 408.
2 Ibid., p. 771.
3 « Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu, écrit-elle dans la lettre au père Perrin du 14 mai 1942, je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu », ibid., p. 771.
4 Titre qui, certes, n’est pas d’elle, mais sans doute d’Albert Camus – ce qui n’est finalement pas moins surprenant.
5 Nous sommes entre 1940 et 1941.
6 Œuvres complètes, tome VI, volume 4, Paris, Gallimard, 2006, pp. 374-375.
7 Il n’y a qu’à voir l’ironie mordante de la lettre qu’elle écrit à Xavier Vallat, commissaire aux questions juives, le 18 octobre 1941 : elle le remercie chaleureusement de l’avoir contrainte, par le non-renouvellement de son poste de professeur agrégé, à travailler en tant qu’ouvrière.
8 « La mathématique seule nous fait éprouver les limites de notre intelligence. […] Ce qu’est la force à notre volonté, l’épaisseur impénétrable de la mathématique l’est à notre intelligence. […] L’univers des signes est sans épaisseur, et pourtant encore infiniment dur », Op. cit., tome VI, vol. 3, p. 212.
9 Le fronton de l’Académie, l’école fondée par Platon, portait cette inscription : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. »
10 Œuvres complètes, tome VI, vol. 1, p. 331.
11 L’Enracinement, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1949, p. 306.
12 « Nous avons tous les jours sous les yeux l’exemple de l’univers, où une infinité d’actions mécaniques indépendantes concourent pour constituer un ordre qui, à travers les variations, reste fixe. Aussi aimons-nous la beauté du monde, parce que nous sentons derrière elle la présence de quelque chose d’analogue à la sagesse que nous voudrions posséder pour assouvir notre désir du bien », ibid., p. 19.
13 Cf. Œuvres complètes, tome VI, vol. 2, p. 123 : « Agir non pour un objet, mais par une nécessité. Je ne peux pas faire autrement. Ce n’est pas une action, mais une sorte de passivité. Action non agissante. L’esclave est en un sens un modèle. »
14 « N’être qu’un intermédiaire entre la terre inculte et le champ labouré, entre les données du problème et la solution, entre la page blanche et le poème, entre le malheureux qui a faim et le malheureux rassasié », ibid., p. 124.
15 La possibilité de dire oui ou non sans laquelle la liberté élémentaire n’existe pas.
16 Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, « Espoir », 1957, « Luttons-nous pour la justice ? », pp. 49-50.
17 Ibid., p. 57