Le général Martial Valin, commandant en chef des Forces aériennes françaises libres, écrivait en 1949 au sujet du général Bergeret, qui avait été secrétaire d’État à l’aviation de Vichy : « Le double jeu, c’est comme l’agent double : ni ce jeu ni ce rôle ne sont dignes d’un chef1. » Cette phrase lapidaire a été prononcée dans le contexte de la fin des procès d’épuration et de la vaste réduction d’effectifs imposée par la situation économique de l’après-guerre.
La tâche de ces commissions d’épuration s’est révélée extrêmement difficile, car beaucoup d’officiers restés en activité dans des unités maintenues malgré l’occupation totale de l’Hexagone se prévalaient d’un double jeu de leur hiérarchie. Leurs chefs leur auraient assuré que c’était à leur poste, en acceptant le joug de l’occupant, qu’ils serviraient le mieux la future libération du territoire. Dès lors, comment juger le comportement d’un officier refusant de rentrer dans la clandestinité, y compris jusqu’en août 1944, parce qu’il est convaincu que ses chefs appartiennent à la Résistance et que, le moment venu, un ordre émanant de Londres ou d’Alger lui permettra de reprendre le combat contre l’occupant en unité constituée et de participer ainsi plus efficacement à la victoire finale ?
L’obéissance à la hiérarchie a pu justifier les attentismes, les ralliements tardifs ou les actions purement symboliques de la part de militaires sincèrement persuadés que leurs chefs œuvraient secrètement pour la Résistance. Pourtant, on peut se demander si la croyance au double jeu n’a pas été une illusion sciemment entretenue pour empêcher des militaires de rejoindre des maquis communistes ou ce qu’il convenait d’appeler alors la « dissidence gaulliste ».
Pour comprendre cette thématique du double jeu, il est nécessaire de rappeler que les forces armées de Vichy, loin de se cantonner à l’armée d’armistice de cent mille hommes octroyée par les conventions de Rethondes et de Villa Incisa, atteignent des effectifs proches des cinq cent mille hommes vers le milieu de l’année 19422. Le 27 novembre 1942, Hitler décide leur démobilisation totale. Alors que celle-ci est en cours, le 5 décembre 1942, Pétain sollicite directement Hitler pour lui demander de recréer une armée. Le 19 décembre, Laval obtient un accord de von Rundstedt permettant la survie de forces militaires chargées essentiellement du maintien de l’ordre. Des militaires d’active continuent donc de servir en métropole de novembre 1942 à août 1944. L’administration centrale subsiste au niveau ministériel – même si des secrétaires généraux remplacent les secrétaires d’État –, comme à celui des états-majors des trois armées. On trouve ainsi des militaires en uniforme français dans le génie, la Marine, l’artillerie antiaérienne, les services de guet ou les transmissions, soit un total de près de cent mille hommes, plus si on y ajoute tous ceux qui servent à titre civil dans d’autres administrations, dans le maintien de l’ordre, les Chantiers de la jeunesse ou les services de lutte contre les bombardements aériens.
Une armée de l’air subsiste également. Sans avions, elle est chargée de la défense aérienne du territoire et est placée sous les ordres du commandement aérien allemand. Deux notes de base (1/43 et 2/43) du Generalfeldmarschall Speerle, commandant de la Luftflotte 3, définissent son organisation, ses effectifs et son emploi : mille sept cent trente-trois officiers et quinze mille sept cent douze sous-officiers et hommes de troupe seront engagés dans huit groupes de dca fixe, deux groupes de dca ferroviaire, un service de guet, un service de sécurité en vol, des unités de défense passive dénommées aussi pompiers de l’air. Toutes ces unités doivent être placées sous l’autorité d’un secrétariat général pour la Défense aérienne (sgda). Le général Speerle indique clairement qu’elles doivent être réorganisées « selon le modèle allemand ».
Certaines unités doivent être déployées en zone occupée : le 13 mars 1943, le général de brigade aérienne Caldairou est envoyé à Paris auprès des autorités de la Luftflotte 3 pour discuter de la mise en place d’unités de dca destinées à protéger les convois ferroviaires. Dans son rapport de mission, il comprend bien l’étendue de la collaboration dans laquelle s’engage l’armée de l’air : « Les détachements de défense des trains seraient mixtes, écrit-il, et comprendraient des éléments allemands destinés à “éviter toute méprise”, en réalité il s’agirait d’une surveillance et d’un contrôle permanents plaçant pratiquement ces détachements sous commandement allemand. Ainsi donc serait réalisée une action commune dans des conditions analogues à celles qui lient au commandement allemand les formations de volontaires étrangers coopérant avec la Wehrmacht sur le front de l’Est. »
Le général Jannekeyn, secrétaire général de la Défense aérienne, tente de limiter la liaison avec les Allemands à l’échelon supérieur afin que, vis-à-vis de la troupe, les gradés et les officiers conservent l’apparence de l’exercice du commandement. Cependant, le général Mohr, nouveau commandant de la Luftflotte 3, les met en demeure d’accepter la mise sur pied de ces unités selon les conditions allemandes sous la menace de cesser totalement tous les pourparlers concernant l’armée nouvelle. Pierre Laval s’incline le 27 mars 1943. Le général Jannekeyn donne alors sa démission en expliquant dans une lettre au président du Conseil datée du 2 avril 1943 : « Ce que veulent les Allemands, ce n’est pas une défense aérienne française nouvelle et autonome opérant en liaison avec les unités de la Luftwaffe », c’est « récupérer du personnel et du matériel français » et les utiliser « pour des intérêts qui ne sont pas spécifiquement français » en les tenant « sous une étroite tutelle allemande, l’action de l’encadrement supérieur français étant soigneusement éliminée ». Partant de ces constatations, il supplie Laval de « renoncer aux unités de défense aérienne […] proposées dans des conditions difficilement acceptables ».
Les personnels amenés à être intégrés dans ces unités ne sont nullement volontaires. Les officiers et les sous-officiers d’aviation ont dû remplir juste après le 27 novembre une fiche qui précisait leur choix : rester dans l’armée ou demander leur congé d’armistice. La grande majorité choisit alors de « servir dans les éléments maintenus de l’armée de l’air » à titre civil ou militaire. Une directive du 17 mars 1943 condamne à de lourdes sanctions ceux qui refuseraient de prendre un emploi au sein du sgda. Il faut rappeler qu’à de très rares exceptions près, les membres de l’armée de Vichy sont profondément anti-allemands et servent dans la perspective de préparer une revanche lointaine en se soumettant en apparence aux conditions imposées par l’occupant.
Pourtant, les unités de l’armée de l’air affectées en zone occupée comprennent vite de quel côté elles se retrouvent engagées malgré elles : dans la dca ferroviaire, les soldats et sous-officiers doivent servir dans des wagons dotés d’une pièce d’artillerie afin de protéger les convois de matériel allemand à destination du mur de l’Atlantique. Traités en subordonnés, étroitement contrôlés par un sous-officier allemand présent dans chaque batterie, ils doivent subir des attaques aériennes incessantes et ne peuvent se dérober au combat. La lecture des journaux de marche de ces batteries montre bien que les aviateurs français se sentent alors pris au piège. Ils sont désagréablement surpris par l’accueil des voyageurs et des habitants des gares qu’ils traversent : la vue d’uniformes de l’armée de l’air française aux côtés de ceux de l’armée allemande provoque une surprise qui se traduit par une agressivité verbale mais aussi physique. La population « n’aperçoit que le sous-officier allemand qui semble commander, d’où de violentes réactions, [...] les équipages sont injuriés dans les gares et les dépôts ». Les insultes et les ricanements fusent de toutes parts, les soldats sont traités de « vendus », de « pourris ». Certains voyageurs leur adressent ostensiblement la parole en allemand.
Du côté de la dca fixe (dcaf), les aviateurs se trouvent aussi en situation de combat : les pièces de dca françaises sont engagées aux côtés de la Flak allemande à la défense des gares de Rouen et de Caen, et doivent subir un continuel déluge de feu. Au total, en trois mois de campagne, la dcaf porte à son palmarès deux avions abattus et deux touchés, résultats qui ne sont pas, à moyens égaux, sensiblement inférieurs à ceux des pièces allemandes. Ce n’est donc pas l’inefficacité militaire qui est à l’origine de son échec, mais un malaise persistant au sein de la troupe pouvant aller jusqu’au refus de combattre. Comme l’exprime le commandant de la batterie 6/401, « beaucoup d’hommes sont venus à la dca pour éviter le sto. Aucun ne désirait servir sous la dépendance de l’armée allemande ». Le rengagement leur donnait la possibilité de percevoir tous les jours la ration du soldat, avantage non négligeable en ces temps de pénurie.
Pour ces soldats, la désillusion est grande, d’autant plus que leurs chefs leur ont dit et répété que la dcaf « était exclusivement française et non subordonnée à l’armée allemande ». Un commandant d’unité fait état d’une véritable panique qui s’empare des hommes à l’idée qu’ils pourraient être contraints de partir sur le front de l’Est. Une seule issue est possible : la désertion. Le 13 novembre 1943, entre un tiers et un quart des effectifs a déserté. Face à cette situation, le général von Rundstedt donne l’ordre de dissoudre les unités de dca ferroviaire après six mois de campagne, le 27 novembre 1943. Les unités du sgda, dont le guet aérien opérant en zone sud, sont cependant maintenues et opèrent en liaison directe avec la Luftflotte 3.
Le récit de ces épisodes était nécessaire pour comprendre les cas de conscience des officiers maintenus en activité au sein du sgda. Certains chefs, à l’instar du général Jannekeyn, ont préféré démissionner dès lors qu’ils ont compris que la survie d’une armée française sous l’occupation totale avait pour contrepartie une situation de cobelligérance de fait avec l’ennemi d’hier. Mais on peut se demander pourquoi son exemple n’a pas été plus suivi. Le parcours du général Carayon permet d’élucider les motivations de ces officiers persuadés que ces compromissions avec l’occupant sont un sacrifice nécessaire pour mener à bien une mission dont le but final est bien d’aider la Résistance.
Le général Carayon fait partie des élites militaires de l’armée de l’air française : il a été chef d’état-major à la zone d’opération aérienne de l’Est commandée par le général Bouscat pendant la campagne de France, puis chef d’état-major du général Odic, commandant supérieur de l’air en Afrique du Nord jusqu’à ce que celui-ci décide de rejoindre le général de Gaulle en 19413. Bergeret, le secrétaire d’État à l’Air, le suspecte alors de sympathies pour la « dissidence » et le relève de son emploi pour l’affecter en France métropolitaine à la tête d’une commission (dite commission G) chargée d’étudier les enseignements aériens de la guerre. Il est ensuite placé à la tête de la base aérienne de Toulouse Francazal. C’est là que la démobilisation de l’armée de Vichy le trouve, en novembre 1942. Pressenti par deux fois pour succéder au général Jannekeyn à la tête du sgda, il refuse et n’accepte que le poste d’adjoint sur l’insistance de deux émissaires mandatés par Alger et Londres.
Comme il l’explique lui-même : « Je reçus alors à Vichy et à Toulouse la double visite du colonel de Vitrolles et de Maître Ambre avocat au barreau de Lyon. Ces deux visiteurs représentaient le commandant Faye, chef du réseau Alliance, qui avait été mon subordonné. [...] Tous deux m’engagèrent vivement à accepter l’emploi qui m’avait été déjà deux fois proposé, m’assurant que je serai compris à Alger et à Londres, et que je pourrai rendre ainsi à la cause alliée d’inestimables services. Je me déclarai prêt, dans ces conditions, à remplir un emploi quel qu’il fût à la défense aérienne, sous réserve absolue que soient avisés et d’accord le général de Gaulle et le général Giraud. Cette garantie m’étant donnée, puis confirmée, j’acceptai. »
Dès son arrivée à Vichy, le général Carayon déclare à son chef, le général Gastin, et à ses subordonnés que le but de leur mission est de remplir une double tâche : « Tâche intérieure : le maintien du potentiel aérien français ; tâche extérieure : l’aide aux Alliés et à la Résistance. » À tous les échelons, la certitude d’agir avec l’accord d’Alger est totale.
En 1945, plusieurs témoins appelés à se prononcer devant la commission d’épuration présidée par le général Cochet affirmèrent sous serment avoir effectué, dès le printemps 1943, la liaison entre Carayon et le général Bouscat, qui commandait les forces aériennes de la France combattante à Alger. Le contact est également maintenu par les services de renseignement (témoignage du général Ronin). Entre mars 1943 et juillet 1944, trois télétypistes font transiter les télégrammes entre Alger et Vichy. L’ingénieur en chef Henri Ziegler, futur chef d’état-major des ffi (et futur père du Concorde dans les années 1970), affirmera lui aussi avoir tenu le général Bouscat au courant de cette organisation et déclarera sous serment que « le général Bouscat approuvait cette action sous réserve que priorité absolue soit donnée à l’envoi en Afrique du Nord de jeunes aviateurs ou recrues susceptibles de le devenir ». Il raconte avoir reçu de lui l’ordre de transmettre au général Carayon une liste de pilotes de chasse ayant remporté des victoires en 1939-1940, afin que les services du sgda à Vichy les convoquent et leur fasse gagner l’Afrique du Nord via l’Espagne. D’autres officiers, comme le commandant Alias ou le colonel Pfister, ami personnel du général Carayon, servent d’intermédiaires avec le général Revers, chef de l’Organisation de résistance de l’armée (ora).
Tous les témoignages concordent aussi sur la teneur des discours de Carayon aux unités de l’armée de l’air maintenue. Citons juste celui du capitaine Morin, qui affirme avoir entendu à maintes reprises ces leitmotive de la bouche du général : « Je sais où je vais, tout est prévu, vous recevrez des instructions en temps utile » ; « la reconstruction d’une force dans l’armée de l’air est prochaine, vous constituerez une armée d’élite, continuez de vous perfectionner dans votre spécialité » ; « vous pouvez m’accorder votre confiance. N’oubliez pas que je suis l’ancien chef d’état-major du général Bouscat ».
Un autre officier, le commandant Bézu, affirme qu’« il leur avait donné l’ordre formel de rester fidèlement à leur poste en maintenant groupés autour d’eux les militaires confiés à leur garde et d’attendre les directives qu’il ne manquerait pas de leur adresser en temps opportun. Tous les officiers qui ont servi sous les ordres du général Carayon et dans le cadre de son programme le croyaient appuyé par le ministère à Alger, et ont été de bons Français convaincus de coopérer à une politique de résistance d’ensemble. Ils ont attendu impatiemment un ordre déclenchant une action collective du sgda ».
Au vu de l’unanimité de tous les témoignages, le général Cochet, dans le rapport clôturant les travaux de la commission d’épuration4, suggère de « reprendre par mesure de bienveillance les officiers qui observèrent une attitude passive à tous points de vue, en se retranchant derrière les règlements de la discipline générale [...] car ces officiers ont pu être trompés par une équivoque créée par Vichy, qui leur permettaient de croire qu’ils appartenaient à une organisation de résistance collective de l’armée de l’air ».
Cochet condamne néanmoins nettement cette organisation, qui avait selon lui pour résultat « de maintenir les aviateurs restés en France dans une sécurité matérielle et morale les dispensant de chercher ailleurs leur devoir ». Seuls quelques individus isolés ou en petits groupes passèrent au maquis en désertant leur unité, et en surmontant souvent les menaces et les entraves de leurs chefs.
Allant plus loin, il tente de savoir si, réellement, le général Bouscat avait approuvé cette organisation et donné son feu vert à cette politique de double jeu. Cette recherche témoigne en elle-même d’une grande audace : le général de corps aérien René Bouscat, après avoir été commandant en chef de toutes les forces aériennes françaises engagées jusqu’en juillet 1945, est alors inspecteur général de l’armée de l’air avant d’être promu, en février 1946, chef d’état-major général de l’armée de l’air. Il s’agit donc de s’interroger sur l’implication de la plus haute personnalité de l’armée de l’air dans cette affaire. Dans son rapport, Cochet n’hésite pourtant pas à écrire : « Le général Bouscat (fin 1943 ou début 1944) a demandé au commissaire à la guerre et à l’air, M. Le Troquer, s’il devait continuer les relations qu’il entretenait avec Vichy. La réponse fut non seulement négative, mais elle exprimait les sentiments de révolte qu’une telle proposition méritait. » Dans une autre déposition de juin 1945, Cochet insiste : « Il y a lieu de savoir pourquoi et dans quelle mesure Alger partage la responsabilité de l’inaction de la plus grande partie de l’armée de l’air au moment de la Libération. » Mais à toutes les questions des commissions d’enquête, Bouscat répond qu’il n’a jamais encouragé le maintien d’unités de l’armée de l’air à Vichy.
Avant de voir en quoi cette histoire est emblématique de l’attitude ambiguë de certains « vichysto-résistants », il convient d’insister sur les déchirements qu’elle provoqua après-guerre. Une première commission d’épuration, la commission Cochet, suggère, on l’a vu, de réintégrer avec avancement réduit les officiers de l’armée de l’air n’ayant pas participé à la Résistance car ils croyaient au double jeu de leur chef, le général Carayon. Ce dernier est donc le seul à être sanctionné, exclu de l’armée et renvoyé devant la justice.
Cette clémence suscite la fureur du ministre de l’Air, Charles Tillon. Attaché à son cabinet, un colonel d’aviation, Pierre-Michel Lévy, est chargé de collecter dans les archives récupérées à Vichy les pièces pouvant aider à l’instruction des cours de justice5. Il a fait toute la lumière sur la réalité de la collaboration militaire entre les unités du sgda et la Luftflotte 3 (tirs contre les avions anglais, transmission des informations sur les parachutages et l’activité aérienne, action des pompiers de l’air pour préserver les installations militaires de l’armée allemande). Lorsque le dossier de Carayon est instruit par la cour de justice de l’Allier, Lévy fournit aux juges de nombreuses pièces à charge, mais Carayon produit, de son côté, un impressionnant dossier à décharge. Compte tenu de ces pièces, le magistrat décide, à la fin de l’année 1945, de rendre un arrêt de non-lieu.
Fort de ce jugement, Carayon décide de se pourvoir devant la commission « de reclassement » chargée de réparer les torts causés aux victimes de Vichy ! Cette commission est présidée par le général Lasserre, un Français libre intègre et convaincu qu’il peut aller jusqu’à sacrifier sa carrière pour que la vérité éclate. Vite persuadé que le véritable coupable est bien le général Bouscat, qui a induit Carayon en erreur, il n’hésite pas à étaler sur la place publique, au moyen de lettres circulaires et de discours devant des officiers, ce qu’il estime être une véritable trahison de celui qui occupe alors le poste de chef d’état-major de l’armée de l’air. Il va même jusqu’à diffuser des centaines de reproductions de lettres datées des 6 et 19 mai 1941 où Bouscat réclame avec insistance à Bergeret un poste important à Vichy ! Lasserre provoque ainsi un gigantesque scandale qui amène des sanctions et sa radiation des cadres. Peu de temps après, le 7 septembre 1946, le général Bouscat, atteint par la limite d’âge, quitte ses fonctions de chef d’état-major6.
C’est le ministre des Armées, Edmond Michelet, qui apaise les tensions en proposant la réhabilitation de Carayon et sa promotion au grade de général de division, qui devient effective en novembre 1947. Ses discours et son action sont fondateurs du discours résistancialiste : il invite tous les militaires, quels qu’aient été leurs parcours, à s’inspirer de l’exemple des héros qui se sont sacrifiés pour que renaisse la France et les encourage à être dignes d’eux en faisant taire leurs divisions.
Nous avons à dessein choisi le mode du récit pour parler du thème du double jeu. Non que l’épisode que nous avons raconté ici ait joué un rôle marquant dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ou de la France de la Libération, mais il est à mon sens emblématique et plusieurs conclusions peuvent en être tirées sur les vichysto-résistants, sur les véritables cibles du discours du double jeu et, enfin, sur la mémoire de la Résistance.
Les vichysto-résistants tout d’abord. D’excellents ouvrages récents ont montré que des parcours d’éminents Résistants commençaient à Vichy et se poursuivaient dans la Résistance, allant parfois jusqu’au sacrifice suprême7. Certains récits peuvent néanmoins amener à croire que l’on pouvait être à la fois vichyste et Résistant. Or servir l’État français, c’est aussi participer à un système qui pratique la collaboration avec l’occupant. Les forces armées de Vichy doivent leur survie aux gages donnés à l’Allemagne, gages qui incluent la répression de la Résistance, les poursuites contre les gaullistes et les communistes ou, dans le cas de l’armée de l’air, la lutte armée contre les aviateurs alliés qui bombardaient la France.
Le double jeu de Vichy est une croyance tenace corroborée par certains destins, dont celui des aviateurs que nous avons narré plus haut, que l’on peut rapprocher aussi de ceux de gendarmes, de membres de groupes mobiles de réserve, de policiers, de marins chargés du déminage, de la surveillance des ports, d’ingénieurs chargés de la bonne marche des arsenaux ou des industries aéronautiques fabriquant du matériel militaire pour l’Allemagne. Parmi eux, très rares ont été ceux qui souhaitaient la victoire du Reich. La certitude que le gouvernement de Vichy ou leur hiérarchie préparait la revanche, qu’il fallait rester en unités constituées pour participer à la victoire finale ou qu’il fallait préserver l’outil militaire nécessaire à la renaissance de la France a contribué à empêcher des militaires de passer à la clandestinité et de rejoindre les maquis. On peut se demander néanmoins si la volonté de résistance de ces militaires n’a pas été canalisée dans une résistance « institutionnelle » qui avait pour but principal la survie des administrations. Le véritable double jeu de Vichy aurait été alors de lutter contre la dissidence des militaires, toujours anti-allemands dans leur majorité, en maintenant le secret sur la réalité de la collaboration militaire, contrepartie nécessaire de leur survie en tant qu’armée.
Enfin, cet épisode amène à s’interroger sur la mémoire de la Résistance. L’histoire de celle-ci a fait l’objet de plus de deux mille ouvrages. Peu d’événements de l’histoire de France sont aussi bien connus. Comme le soulignait Olivier Wieviorka, « la Résistance décourage le regard froid. L’engagement de si nobles figures suscite respect et admiration »8. Elle reste un lieu essentiel de construction d’un récit national mêlant héroïsme, grandeur et sacrifice au nom d’un idéal de la patrie. Pourtant, n’est-il pas temps de se détacher des jeux de mémoires, en un mot d’« historiciser » enfin l’objet Résistance, quitte à le « déshéroïser » ? Le récit héroïque est grand et édifiant, mais il faut se souvenir qu’il ne rend pas compte de tout ce qui s’est réellement passé. Les situations de collaboration militaire ont été fréquentes, même si nul n’en a fait le récit. Les Français fidèles à Vichy ont poursuivi d’autres Français, communistes ou gaullistes. Oublier que les années 1940-1945 ont été aussi pour la France des années de guerre civile, n’est-ce pas risquer de revivre un jour cette tragédie ? La véritable résistance, n’est-ce pas aussi de suivre l’exemple des généraux Cochet ou Lasserre et d’oser « écorner des légendes » ?
1 Rapport du général de corps aérien Valin sur le général de division aérienne Bergeret, Paris, 1er avril 1949, service historique de la Défense, département-air, Z 23330 et E 4085.
2 Une bibliographie et les références précises des citations pourront être consultées dans ma thèse « L’Armée de l’Air de Vichy, 1940-1944 » (shaa, 1997) ainsi que dans les articles « La dca ferroviaire, six mois de collaboration militaire » (Revue historique des armées n° 189, 4/1992, pp. 52-66), « Le secrétariat général à la Défense aérienne, 1943-1944, une armée nouvelle dans la France occupée » (Revue historique des armées n° 188, 3/1992, pp. 79-89), « Vichystes ou Résistants ? Quelques itinéraires militaires, 1940-1944 » (Guerres mondiales et conflits contemporains n° 191, 1998, pp. 133-149).
3 Les informations sur le général Carayon sont issues du dossier qu’il a constitué pour sa défense et dont une copie est conservée au shd-Air, 5D1.
4 Rapport du général Cochet, président de la commission d’épuration de l’armée de l’air (1945), shd-Air, fonds privé Valin, Z 23330, et mise au point sur le général Bouscat, shd-Air, fonds privé Valin, Z 23336.
5 Pierre-Michel Lévy (colonel), Histoire de l’armée de l’air sous l’Occupation, 1940-1944, ouvrage présenté aux autorités gouvernementales et judiciaires, Paris, dactyl., 1946, 188 p., shd-Air, 6D6 et fonds privé Lévy, Z 11402-407.
6 Mise au point sur le général Bouscat, shd-Air, fonds privé Valin, Z 23336.
7 Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Vichysto-résistants de 1940 à nos jours (Paris, Perrin, 2008), Johanna Barasz, De Vichy à la Résistance. « Les Vichysto-résistants, 1940-1944 » (puf, 2009) d’après la thèse soutenue en février 2010 à l’iep de Paris sous la direction de Jean-Pierre Azéma.
8 Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, p. 17.