Le 15 septembre 1990, à midi, le président de la République François Mitterrand prit la parole sur les chaînes de télévision pour annoncer qu’il avait décidé la projection immédiate en Arabie Saoudite d’une force française d’environ trois mille deux cents hommes. Le régiment que je commandais alors, le 2e régiment étranger d’infanterie (rei), était concerné au premier chef. Le point de chute prévu était Hafar Al-Batin (hab), ville située en plein désert à la frontière de l’Arabie Saoudite, de l’Irak et du Koweït. Le choc de cette annonce fut énorme, bien que, ayant été tenu informé à mots couverts par mon chef de cette éventualité, je m’y fusse moralement et intellectuellement préparé depuis quelques jours. Habitués aux missions de courte durée (mcd), nous savions en règle générale où nous partions, ce que nous allions faire et à peu près quand nous rentrerions. Tout autre chose était de mobiliser le régiment au plus vite et sans préparation pour un combat au cours duquel il nous faudrait sans doute affronter des attaques chimiques.
Le 21 septembre, les premières unités du régiment quittaient Toulon à bord du car-ferry Le Corse ; je suivais le 22 avec le gros du régiment à bord de L’Esterel. Le 30, après avoir débarqué dans le port pétrolier de Yanbu situé en mer Rouge, sur la côte ouest de l’Arabie Saoudite, le régiment était regroupé dans un immense hangar dans l’attente de l’ordre de mouvement ; le 3 octobre, nous prenions la route pour Hafar Al-Batin, à mille cinq cents kilomètres au nord-est. Le 5 au soir, moins de trois semaines après avoir reçu l’ordre de départ, nous étions sur place, trente kilomètres à l’ouest de la ville, et nous nous installions immédiatement en défensive face au nord, avec pour mission principale de stopper une éventuelle attaque de la 45e division d’infanterie irakienne qui nous faisait face. Cette division motorisée nous avait été présentée comme spécialisée dans le combat chimique de haute intensité, domaine dans lequel elle s’était « illustrée » trois ans auparavant lors de combats effroyables menés contre les Iraniens. Le décor ainsi planté, l’heure de vérité avait sonné : que savions-nous faire et que pouvions-nous faire dans ce domaine ?
En ma qualité de chef de corps, j’étais fort peu rompu à l’exercice du combat chimique, ou plus simplement à la pratique du chimique. Je disposais du « vernis » commun à tous les officiers de l’armée de terre, c’est-à-dire pas grand-chose : je savais mettre un masque à gaz, revêtir le survêtement de protection à port permanent, dit S3P ; j’avais vu et revu les films cauchemardesques, au demeurant fort réalistes, conçus par l’armée hollandaise sur les effets des armes chimiques, face auxquels le maître mot semblait être « Atropine », du nom du produit censé annihiler les effets du gaz absorbé et que nous devions nous auto-injecter en cas de nécessité. J’étais également passé dans un sas en atmosphère viciée afin, pour l’essentiel, de vérifier que la taille de mon masque était la bonne ! Je n’avais jamais participé à un exercice complet de combat en ambiance chimique : la plupart du temps, seul le dernier quart d’heure de la manœuvre était consacré à cet entraînement spécifique ; encore était-ce avant tout pour permettre aux cadres de vérifier que les masques de leurs subordonnés étaient bien ajustés… Enfin, j’avais assisté au déploiement de la chaîne de décontamination régimentaire, ce qui me rassurait, le commandement semblant confiant en l’efficacité de ce dispositif. Quant au concept d’emploi de l’arme chimique lors d’un conflit, il n’avait jamais été évoqué, même pendant la formation reçue à l’École supérieure de guerre dans le cadre de la préparation au combat futur…
Au-delà de ces pitoyables et désarmants constats, l’heure était maintenant à l’action, c’est-à-dire à l’instruction avant tout. Ainsi, la semaine de navigation nécessaire au transit maritime entre Toulon et Yanbu fut consacrée à la révision des fondamentaux, d’autant que nous avions embarqué avec véhicules et matériels adaptés. En débarquant à Yanbu, nous n’avions acquis aucune compétence supplémentaire nous permettant d’être engagés face à un ennemi expérimenté, mais nous nous étions remémorés les gestes élémentaires de protection et de décontamination. Il fallait désormais mettre en œuvre et intégrer ces connaissances techniques réactualisées lors d’exercices grandeur nature effectués sur le terrain à tous les niveaux (compagnie, régiment, division), tout en prenant en compte les conditions météorologiques locales particulièrement rudes et les modes d’action de l’ennemi, essentiellement fondés sur le lancement de missiles (scud) chargés de composants chimiques. C’est ce à quoi nous nous employâmes sans relâche du 10 octobre au 2 décembre 1990 avec, en particulier, une solide architecture de personnel hautement qualifié « chimique » aux différents échelons de combat.
La parade au danger chimique devint notre souci constant. Les équipements de protection étaient en permanence à portée de main, soigneusement rangés dans la musette individuelle de combat. Le masque à gaz ne quittait pas le ceinturon, sauf pour être porté à titre d’entraînement quelques heures par jour, ce qui nous permit de constater qu’avec une température qui, vers midi, tournait le plus souvent autour de 45 à 50 °C, nul ne supportait plus de trente minutes le contact du caoutchouc sur la peau. Mais il n’y avait aucune solution dans l’immédiat, si ce n’est l’assurance qu’un nouveau masque beaucoup plus confortable et moins agressif pour la peau était en cours de réalisation en France – hélas, nous n’en fûmes pas dotés lors de notre intervention dans le Golfe.
La musette de combat accompagnait également le combattant dans toutes ses activités : sur le terrain, bien évidemment, mais aussi dans ses déplacements quotidiens, y compris pour rejoindre les toilettes chimiques ou la douche collective. Tout entraînement physique (footing, marche commando, sport collectif…) ou simple déplacement s’effectuait avec la musette sur le dos ou à portée de main, un véhicule de transport blindé (vab) suivant fidèlement chaque groupe de combat dans ses évolutions. Toutes ces contraintes furent aisément acceptées et intégrées, chacun sachant qu’il jouait sa vie à chaque alerte. Lors des premiers exercices d’entraînement, l’alerte était donnée par le concert de klaxons des véhicules. Mais il apparut très vite qu’elle n’était pas entendue par tous de la même façon sur les différents lieux de stationnement ; il fut donc décidé de faire venir de France un complément de sirènes de très haute intensité qui permirent de rendre les alertes beaucoup plus efficaces.
Jusqu’au 2 décembre, les alertes scud restèrent de simples exercices. Mais ce jour-là, une alerte réelle fut déclenchée. Elle n’engendra aucune panique particulière, sauf un léger pincement au cœur ainsi que des gestes un peu plus gauches et plus longs que d’habitude pour revêtir la tenue de protection. Tout se passa néanmoins comme à l’entraînement et en moins de vingt minutes chaque unité élémentaire du régiment avait rejoint sa zone de desserrement selon le schéma habituel. Une fois l’alerte passée, chacun retrouva son campement, fier, heureux et soulagé de s’en être bien sorti. Cette date du 2 décembre 1990 est restée à jamais inscrite dans la mémoire collective de la division Daguet.
La vie continua ainsi, ponctuée d’alertes désormais toutes réelles ! C’était usant, pour ne pas dire épuisant, d’autant que pour faire face aux alertes nocturnes, nous reçûmes l’ordre de dormir en tenue de protection chimique. Toutefois, cela ne dura pas, notre général se rendant bien compte que dormir en tenue de protection était le summum de l’inconfort et fatiguait sérieusement la troupe même s’il la protégeait…
Dans le même temps, nous poursuivîmes l’entraînement, notamment les exercices de desserrement et de décontamination. La totalité de la chaîne était mise en œuvre, reposant, à tous les niveaux, sur les connaissances et l’expérience de notre personnel qualifié. Tous prenaient de l’assurance, arrivaient à maîtriser leur crainte légitime en répétant mille fois les gestes qui sauvent. Je ne pouvais que constater des progrès dans tous les domaines, mais n’ignorais rien pour autant de l’inquiétude qui habitait chacun d’entre eux, à commencer par moi, leur chef… De quoi sera fait demain ? Qu’allait-on recevoir sur la tête ? Quand ? Comment ? Mille et une questions auxquelles la seule réponse était notre inébranlable confiance en la qualité et la force de notre entraînement qui devaient nous mettre à l’abri de toutes ces menaces, même les plus imprévisibles.
Un peu avant l’engagement en Irak, un exceptionnel médecin-colonel psychiatre, qui termina d’ailleurs sa carrière comme directeur du service de santé, me demanda l’autorisation de faire le tour de mon régiment, ce que je lui accordai bien volontiers. Il repassa me voir une fois sa tournée terminée et me rassura sur l’état moral de mes légionnaires, non sans me signaler toutefois qu’il avait repéré quelques cas limites. Je lui rends ici une nouvelle fois hommage, car l’avenir révéla qu’il avait vu parfaitement juste !
Pendant notre offensive éclair, qui démarra le 24 février à l’aube pour prendre fin le 28 au matin, nous ne fûmes à aucun moment soumis à une quelconque menace chimique ennemie. Avant même le franchissement de la frontière, la tenue S3P fut revêtue par l’ensemble des combattants et ne fut pas ôtée avant que ne résonne le cessez-le-feu. En revanche, au cours de notre progression vers les objectifs assignés en Irak, nous découvrîmes nombre de caisses d’obus chimiques stockées auprès des pièces d’artillerie ennemies : sans doute nos ennemis n’avaient-ils pas eu le temps de tirer. Il faut dire que la division irakienne que nous bousculions subissait depuis le 17 janvier, c’est-à-dire depuis plus d’un mois, un intensif et systématique bombardement des Américains, qui matraquaient le terrain sans relâche, jusqu’à la limite du contact avec nos troupes. À voir le visage hébété des innombrables prisonniers que nous fîmes, il était évident que notre arrivée les soulagea plutôt, mettant ainsi fin à un long cauchemar.
Au bilan, je reconnais que nous avons eu la chance de ne pas avoir été la cible de frappes chimiques. Je suis, encore aujourd’hui, incapable de dire comment nous aurions réagi, même si nos schémas mille fois répétés devaient nous mettre à l’abri de toutes les surprises. « Entraînement difficile, guerre facile » dit l’adage, mais qu’en est-il exactement de l’instant qui suit l’arrivée d’un tir nourri d’obus chimiques, blessant et contaminant la troupe ? L’entraînement peut-il régler tous les problèmes, même les plus pointus, dans ce domaine où tout est d’une immense complexité ? Dans sa grande sagesse, le haut commandement parisien avait fait mettre en place un grand nombre de sacs post-mortem : sept cent cinquante pour mon régiment ! L’estimation des pertes était donc d’un homme sur deux…
Se posait aussi le délicat et incontournable problème des éventuelles pertes chimiques, partielles ou massives, en cours de combat. Fallait-il, comme le préconisait l’état-major, enterrer sur place nos morts ? Ou fallait-il les évacuer vers l’arrière du front, c’est-à-dire vers la frontière avec l’Arabie Saoudite, ce qui imposait un lourd dispositif de décontamination avant de procéder à leur rapatriement éventuel vers la France ? Pour ma part, je m’opposai d’emblée et avec force à l’enterrement sur place, sans en mesurer, je dois le dire, toutes les contraintes. Mais c’était le cri du cœur : j’eus toutefois rapidement gain de cause, après avoir rallié à mon opinion mes camarades chefs de corps, faisant valoir que nos soldats n’avaient pas à être enterrés en terre irakienne, ne serait-ce que par respect pour eux et pour leurs familles.
Les questions ne manquaient pas et tournaient inlassablement en rond dans nos têtes. Mais comment aurait-il pu en être autrement, à moins d’être un amateur ? Serions-nous à la hauteur, saurions-nous réagir comme il faut ? En France, les médias entretenaient avec soin l’inquiétude de nos familles par la présentation de scenarii catastrophe qui dépassaient l’imagination et même nos propres prévisions. Je pris alors prétexte de la nécessité d’une liaison technique pour renvoyer quelques jours à Nîmes l’un de mes officiers afin qu’il puisse parler aux familles et les rassurer un peu en leur passant quelques films relatant notre quotidien. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1990-1991, le portable n’avait pas encore vu le jour… Je n’avais aucune possibilité de liaison avec ma base arrière, a fortiori avec ma famille. Il n’existait que la station inmarsat, assez lourde d’emploi hélas, et dont seul le pc de la division pouvait profiter de temps à autre tant son coût d’exploitation était prohibitif. À Noël, le cema accorda à chaque soldat, en guise de cadeau, trois minutes de conversation avec sa famille ou la personne de son choix. Les fortunes furent diverses, les déceptions nombreuses et ce cadeau me sembla faire souvent plus de mal que de bien.
Par chance encore une fois, nous n’eûmes pas à faire face aux situations extrêmes, certes bien envisagées mais tout aussi redoutées, soyons honnêtes. Ce conflit, pourtant de courte durée, a marqué de manière indélébile l’esprit et la mémoire de ceux qui y participèrent, de près ou de loin, tant l’action de guerre en ambiance chimique fut inhabituelle, dérangeante et insolite. Aujourd’hui encore, je sursaute au passage soudain et fracassant d’un avion de chasse à l’exercice que je confonds avec un éventuel vecteur d’épandage chimique… Je crois que je n’en guérirai jamais ! Affronter un ennemi disposant de l’arme chimique, c’est à la fois une menace constante, imprévisible, insidieuse, rampante et rapide comme l’éclair, qui interdit repos, détente et inattention. Le traumatisme qui en résulte ne s’explique pas, ne se partage pas et reste profondément ancré au tréfonds de celui qui l’a subi. Pire, il ne s’évacue pas ou, en tout état de cause, je n’ai pas encore trouvé à ce jour la bonne méthode ou solution pour l’évacuer.
Beaucoup de nos camarades qui, à leur grand dam, n’ont pu participer à la guerre du Golfe ont jugé que notre « guerre » avait été une aimable promenade de santé. Cette appréciation n’engage qu’eux et je leur en laisse la responsabilité. J’en rencontre encore aujourd’hui qui, près de vingt-cinq ans après, tiennent toujours ce même langage. C’est dire combien l’opération Daguet a pu susciter d’inconsolables et irréparables jalousies. Il est vrai aussi, et c’est ma fierté première de chef de corps, que nous n’avons pas eu de pertes à déplorer. Quel chef oserait décemment s’enorgueillir du contraire ? Que ne nous aurait-on pas reproché sur notre degré d’impréparation si, conformément aux prévisions, nous étions rentrés en France avec des pertes massives dues à l’affrontement chimique ? Au lieu de ce tableau apocalyptique, nous sommes revenus au complet, admirablement soutenus et fêtés par nos concitoyens en liesse. Pour quelle raison aurions-nous boudé cette reconnaissance de la nation et cette formidable victoire ? Notre pays, parfois confronté à la défaite, aurait-il peur de la victoire avec un grand « V » ? Ce conflit, pourtant de courte durée, a marqué de manière indélébile l’esprit et la mémoire de ceux qui y participèrent, de près ou de loin, tant l’action de guerre en ambiance chimique fut inhabituelle, dérangeante et insolite.