N°28 | L'ennemi

Esther Dehoux
Saints guerriers
Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale
Esther Dehoux, Saints guerriers, Presses universitaires de Rennes

Ce beau livre, écrit par Esther Dehoux, chercheur rattaché au Centre d’histoire sociale et culturelle de l’Occident de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, nous propose de comprendre comment, entre les xie et xiiie siècles, des saints ont été mis au service tout à la fois du monarque, alors que l’État émerge peu à peu de la féodalité, et de l’Église en pleine réforme grégorienne. Il s’agit en outre de saints originaux puisque guerriers et le premier chapitre commence sur cette apparente contradiction : être un saint en portant les armes. L’auteure s’est limitée dans ce livre à l’étude de quatre saints guerriers majeurs : Georges, Guillaume, Maurice et Michel, en grande partie pour des raisons éditoriales, mais la thèse à l’origine de ce livre, soutenue en 2010 à l’université de Poitiers sous la direction de Martin Aurell, était plus large puisqu’elle portait sur « Des saints, une société. « Des saints guerriers (Georges, Guillaume, Martin, Maurice, Michel) dans les images et la littérature du royaume franc (viiie-xiiie siècle) ».

Le premier chapitre explique la nécessité d’avoir des saints guerriers. En effet, alors que le cinquième commandement précise « tu ne tueras point », les hommes d’Église comprennent qu’une voie de salut spécifique est nécessaire pour les combattants qui occupent une place de plus en plus importante dans la société. Pour ce faire, les saints reçoivent des attributs qui les rendent reconnaissables et assimilables par les guerriers, équipés comme eux : même si, durant les trois siècles considérés, les armes évoluent, les saints ne portent ni arc ni arbalète car ce sont des moyens de tuer sans être vu, mais une lance, une épée, un bouclier, un casque, une cotte de maille. Pour christianiser l’aristocratie, le saint guerrier veille sur l’homme de guerre en général, pas seulement sur le croisé.

Les saints choisis par Esther Dehout sont « spécialisés ». Saint Michel combat le dragon de l’Apocalypse et prépare, en luttant contre le diable, le retour du Christ. Georges se bat pour la morale, il lutte contre un dragon pour délivrer une jeune fille et, donc, plus largement, il protège les faibles contre les oppresseurs – Sarrasins ou mauvais seigneurs. Il utilise intelligemment sa force, mais ne garantit pas la paix ni la sécurité : c’est au prince que revient cette charge. Esther Dehoux explique de manière très claire, très documentée, que les saints sont au service du monarque : ainsi, avant 1200, le culte de Georges montre que le prince doit contenir les ambitions, voire les violences des aristocrates ; après 1200, Georges est rejoint par saint Maurice : les guerriers doivent obéir au roi, mais comme il est un saint, son culte sous-entend que les ordres du roi doivent être conformes à la loi de Dieu. Saint Guillaume sert le prince, il symbolise la fidélité au souverain et le temps où les Grands aidaient le roi à devenir roi. Il est un souvenir et montre que la différence entre un aristocrate et le roi est désormais claire pour tous, alors qu’au xie siècle, le Capétien n’est pas le seul à pouvoir gouverner. Les saints ne reflètent pas forcément la réalité des temps, au xiie siècle, les grands laïcs n’ont plus de réelle importance dans la cérémonie du couronnement, à la différence de l’évêque.

Car les saints sont également au service de la réforme de l’Église. Saint Michel, s’il possède une place particulière chez les Capétiens qui doivent hâter le retour du Christ et donc libérer les Lieux saints en assurant la paix dans le royaume, symbolise aussi la finalité de la mission de l’Église et la réorganisation de la société par la réforme grégorienne. Les comparaisons très riches qu’Esther Dehoux a réalisées entre des sources laïques et religieuses lui permettent de conclure que les représentations donnent énormément d’informations sur les commanditaires et que celles des clercs et des laïcs sont différentes : il n’est pas en armure, mais en simple robe, avec une lance parfois sans fer. Pour protéger les combattants aux croisades, l’Église recourt à saint Georges et à saint Maurice. Saint Michel, lui, pèse les âmes, permettant ainsi le développement de la confession. Son culte consolide la place du prêtre dans la société. Aux xiie et xiiie siècles, les représentations religieuses de Michel évoluent, privilégiant le bâton à la balance, il élabore le verdict : le bon chrétien entre au Paradis par Michel, l’idéal est devenu une norme. C’est le prêtre qui est devenu charge d’âme et veille au respect de tous les sacrements, et pas seulement de la charité. Ainsi, l’évêque peut absoudre l’excommunication, pardonner le pécheur qui avoue ses erreurs et les regrette.

Ce livre permet de comprendre, par le biais du culte des saints, le rapport entre les clercs et les laïcs à une époque où tous cherchent à s’affirmer entre eux et les uns par rapport aux autres. L’Église parvient à faire admettre, grâce aux saints guerriers, que les prières des moines ne suffisent plus et que le croyant doit être mis devant ses responsabilités, ce qui accroît l’importance du prêtre. L’Église œuvre pour que les combattants reconnaissent les saints guerriers comme leurs patrons pour permettre le retour du Christ, la Parousie, mais à la fin du xie siècle, elle estime que c’est à elle de le faire. Les ordres militaires – les templiers, les hospitaliers – sont inscrits dans la réforme grégorienne : ils accueillent les aristocrates qui n’adhèrent pas à la réforme. Parallèlement, durant la même époque, les monarques utilisent les saints guerriers pour s’assurer l’obéissance des aristocrates. Mais des particularités locales subsistent : Armel ou Gildas en Bretagne par exemple. Esther Dehoux conclut : « [Les saints guerriers ne sont pas] le miroir de la société. Ils sont la composante d’un discours qui encourage ou conforte le modèle d’organisation sociale qui, appliqué, serait réputé garantir l’unité et la paix de la communauté, que celle-ci soit celle du village ou celle du regnum. »

Ce livre, vraiment passionnant et d’une lecture aisée, est accompagné d’un cahier d’illustrations et d’annexes très complètes. Il ouvre de très nombreuses pistes à la fois pour l’histoire religieuse, l’histoire politique et l’histoire des rapports entre les deux.


Oran, 5  juillet 1962 | Guy Pervillé
Gilles Ferragu | Histoire du terrorisme