Par rapport à d’autres communautés tant sépharades qu’ashkénazes, l’attachement particulier et puissant des juifs d’Algérie à la France est, pour certains, étonnant. Pour le comprendre, il faut faire un grand saut dans le passé, avant 1830, à l’époque où ils étaient des dhimmis. Écoutons le témoignage de William Shaler, consul général des États-Unis à Alger, en 1830 : « Les juifs ont à souffrir d’une affreuse oppression. Il leur est défendu d’opposer de la résistance quand ils sont maltraités par un musulman, quelle que soit la nature de la violence. Ils n’ont pas le droit de porter une arme quelconque, pas même de canne. Les mercredis et samedis seulement, ils peuvent sortir de la ville sans en demander la permission. Y a-t-il des travaux pénibles et inattendus à exécuter, c’est sur les juifs qu’ils retombent. Dans l’été 1815, le pays fut couvert de troupes immenses de sauterelles qui détruisaient la verdure sur leur passage. C’est alors que plusieurs centaines de juifs reçurent l’ordre de protéger contre elles les jardins du pacha ; et nuit et jour, il leur fallut veiller et souffrir aussi longtemps que le pays eut à nourrir ces insectes. Plusieurs fois quand les janissaires se sont révoltés, les juifs ont été pillés indistinctement ; et ils sont toujours tourmentés par la crainte de voir se renouveler de pareilles scènes. Les enfants même les poursuivent dans les rues, et le cours de leur vie n’est qu’un mélange affreux de bassesse, d’oppression et d’outrages. Je crois qu’aujourd’hui les juifs d’Alger sont peut-être les restes les plus malheureux d’Israël. »
Ainsi peut-on concevoir que, pour ces citoyens de seconde zone, l’arrivée des Français ait été ressentie comme une libération, surtout avec l’application, en 1870, du décret Crémieux, qui leur permit de devenir Français. Les juifs avaient accepté de renoncer à leur droit coutumier, contrairement à leurs voisins musulmans, qui ne bénéficièrent donc pas de l’entrée pleine et entière dans la citoyenneté française. Ils entraient de plain-pied dans la patrie des libertés, de l’égalité et de la fraternité. Ces hommes, qui étaient obligés de raser les murs devant un musulman, devenaient en un clin d’œil les égaux des Occidentaux. Fait unique dans l’histoire moderne des juifs, car aucun autre pays chrétien, même s’il pouvait se dire laïc (la religion influençait alors toutes les actions politiques des hommes de la planète), n’avait donné en masse sa nationalité à une communauté religieuse tout entière, si décriée durant tant de siècles.
Certes le corollaire fut un antisémitisme violent de la part d’un certain nombre de chrétiens qui voyaient mal l’arrivée au sein de la communauté française de ces « youpins », de ces « parvenus », à la réussite aussi soudaine qu’excessive : « Ils ne sont pas Français », « ils profitent de nous », « ils nous ruinent », « ils sont sales », « ils sont lâches », « ils sont menteurs »… entendait-on dans certains milieux. Les musulmans n’étaient pas en reste : ils n’acceptaient pas l’émancipation de ces dhimmis qui les avaient « trahis » en devenant des Français.
Le point culminant de cet antisémitisme arriva au moment de l’affaire Dreyfus qui prit en Algérie d’importantes proportions. Le samedi 22 janvier 1898, à Alger, les extrémistes, menés par Max Régis, irrités par les rebondissements suscités par l’Affaire en métropole, fondirent sur le quartier juif. Une meute armée envahit les rues, brisa à coups de bâton les vitrines des commerces imprudemment exposées, détruisant avec fracas tout ce qui pouvait l’être. Ce n’était que cris de haine. Malheureusement l’histoire s’emballa, les extrémistes prirent le contrôle d’Alger et Max Régis, leur chef, fut élu maire. Leur seul objectif : l’abrogation du décret Crémieux et l’expulsion des juifs d’Algérie.
Quatre années passèrent ainsi. Les juifs plièrent sans se sentir vaincus. Les racistes s’époumonaient, menaçant Paris de sécession si on ne supprimait pas le décret Crémieux, mais leurs vociférations se perdaient dans l’immensité des flots qui séparaient les deux continents. Les discussions stériles de ces extrémistes, les luttes de clans, le marasme économique persistant leur ôtèrent toute crédibilité, si bien qu’aux élections de 1902, les candidats républicains l’emportèrent sur les ultras. C’était le triomphe du bon sens ; l’antisémitisme algérien avait échoué.
Ce fut une explosion de joie dans la communauté juive et son attachement définitif à la nation française. En une génération, elle changea définitivement de physionomie : désormais on ne disait plus bar-mitsva mais communion, on allait au temple et non à la synagogue, et les enfants s’appelaient Jean-Pierre ou Nicole et plus Isaac ou Sarah. Quant à la langue arabe que parlaient couramment les anciens, elle avait presque totalement disparu sauf dans les zones du Sud algérien. Cette francisation à l’extrême se doublait, il faut le dire, d’un sentiment de supériorité vis-à-vis des autres juifs du Maghreb, jugés trop arabisés. La culture des juifs d’Algérie était subrepticement en train de changer, même si les fêtes étaient respectées. Ils lisaient plus Victor Hugo ou Voltaire que les textes des rabbins.
Tous étaient reconnaissants envers cette nation française, mère des Lumières et de la Révolution, qui leur avait permis de sortir de l’obscurantisme et dont ils adoptaient les us et coutumes. Ainsi, lors de la Première Guerre mondiale, c’est avec fierté qu’ils partirent sur le front pour défendre la patrie. Sur le champ de bataille, l’uniforme était le même tant pour le juif sorti du bled que pour le Parisien venu des faubourgs populaires. La France les avait accueillis en son sein ; quoi de plus naturel de la servir et de lui rendre les honneurs avec joie et fierté ?
L’entre-deux-guerres accentua encore cette francisation : les élites juives, et même le petit peuple, osèrent prendre position politiquement, ce qui eût été impensable du temps des pachas. Beaucoup flirtèrent avec les idées révolutionnaires et progressistes. Le Front populaire se nourrit en Algérie de nombreux éléments de la population juive – les juifs tunisiens ou marocains, qui vivaient dans ce qui n’était qu’un protectorat français, n’étaient eux pas concernés par cet étrange patriotisme.
Arriva la Seconde Guerre mondiale. Le 22 juin 1940, le régime de Vichy décida l’abrogation du décret Crémieux. Les juifs d’Algérie retrouvaient alors le statut de « juif indigène », subissant les lois imposées par Pétain. Les enfants étaient exclus des écoles, les professeurs également, toute l’administration était « déjudaïsée » et se préparaient les mêmes mesures qu’en métropole : l’étoile jaune et les rafles. La jeunesse juive d’Algérie décida de réagir. Clandestinement, elle organisa la résistance en s’installant dans un local situé près de la place du Gouvernement, la salle de gymnastique Géo-Gras, qui lui servit de couverture. De petits groupes de cinq personnes, cloisonnés, sans contact les uns avec les autres, participèrent à des actions de sabotage, distribuèrent des tracts, collèrent des affiches. On dénombra près de huit cents résistants juifs à Alger et pas moins de mille cinq cents à Oran.
Alors qu’en Europe l’Allemagne nazie asseyait dans la violence et la terreur son autorité, les Américains et les Anglais décidèrent de préparer un débarquement en Afrique du Nord. Le 7 novembre 1942, le signal retentit sur les ondes de la bbc : « Allo Robert… Franklin arrive. » À une heure du matin, le 8 novembre, les résistants passèrent à l’attaque. Sur un millier d’hommes pressentis, seuls trois cent soixante-dix-sept répondirent présents, dont trois cent douze juifs français déchus de leur nationalité, tous dirigés par José Aboulker. En très peu de temps, pratiquement sans armes, ils neutralisèrent tous les centres de commandement, civils et militaires, tous les points stratégiques d’Alger, afin de permettre aux Américains de débarquer pratiquement sans casse dans ce qui est connu sous le nom d’opération Torch. Ils le firent en tant que Français, même s’il est à regretter que cette action d’éclat ait été peu mise en valeur jusqu’à aujourd’hui.
Après la réussite du débarquement, la communauté juive d’Algérie espérait l’abrogation de l’abrogation du décret Crémieux, mais Giraud, haut-commissaire à la mort de Darlan, resta sur la même ligne que l’amiral pétainiste et les juifs ne furent pas réintégrés dans la patrie. Il alla même plus loin en mettant en place des camps d’internement où ont été parqués les hommes, officiers et soldats juifs, afin de ne pas les intégrer aux unités combattantes de l’armée d’Afrique. Et malgré un virage démocratique imposé par les Américains en mars 1943 concernant les biens saisis des juifs, il refusa obstinément de réinstaurer le décret Crémieux, allant jusqu’à l’abroger à nouveau… Il faudra attendre le 22 octobre 1943 et le bras de fer remporté par de Gaulle pour voir les juifs retrouver la nationalité française. Pour eux, une fois de plus, la France, la véritable, les avait sauvés.
Et puis ce fut la guerre d’Algérie, ses morts, ses rêves évanouis et ses exodes. Si la plupart des juifs ne purent se résoudre à rejoindre l’oas car bon nombre de ses militants étaient d’anciens pétainistes, beaucoup la soutenaient. Et lorsque le fln organisa des attentats contre leur communauté, ils prirent en masse le chemin de la France contrairement aux juifs marocains qui, eux, choisirent de gagner Israël ou le Canada, même si une grande partie vint en France. L’apport de la France à la communauté juive d’Algérie avait été trop fort et l’empreinte trop indélébile pour que cette idée effleure la majorité d’entre eux : ils étaient Français !
Que reste-t-il aujourd’hui de ce passé très patriotique qui entraîna la plupart des juifs algériens en France ? Une empreinte profonde pour les nouvelles générations nées ici et définitivement intégrées avec souvent des mariages mixtes et un départ désormais un peu plus important en Israël que dans le passé. Il n’en reste pas moins que les enfants de nos enfants n’auront plus rien à voir avec les ancêtres qui reçurent leur émancipation de la France.
Lorsqu’il y a peu je discutais avec certains de mes amis nés comme moi « là-bas » et qui aujourd’hui vivent en Israël, les deux mille ans de notre vie en Algérie, que j’appellerais bien volontiers « la parenthèse du sirocco », sont clos car ils sont retournés sur la terre de leurs ancêtres. Leur patriotisme ne peut désormais être qu’israélien, même s’ils gardent une nostalgie et une tendresse pour la France. Quant au mien, moi qui habite Paris et dont les petits-enfants vont à l’école républicaine, ces deux mille ans sont également terminés, mais la boucle n’est pas bouclée de la même façon que pour mes amis devenus aujourd’hui Israéliens. Mon patriotisme est français, mais qu’on ne touche pas à un cheveu d’Israël, car mon cœur est aussi de l’autre côté de la Méditerranée.