Jean-Xavier Chabane : Le patriotisme, l’amour de la patrie, semble une valeur acquise et inhérente à l’état de militaire. En ce qui me concerne, cette valeur est l’un des fondements de mon engagement, de ma volonté de servir. Mais ce n’est heureusement pas l’apanage des soldats ! Pour vous, enseignant en histoire, que représente la notion de patriotisme en 2014 ?
Serge Toquet : Il me semble tout particulièrement important que nous, historiens et enseignants, soyons capables de prendre du recul sur le patriotisme lorsque nous l’évoquons avec les jeunes afin d’éviter de tomber dans les poncifs. Ceux-ci sont largement répandus parmi les générations, les plus nombreuses actuellement, qui n’ont pas connu la dernière guerre. Les baby boomers réduisent encore bien souvent le patriotisme à l’image du vieillard ancien combattant, fidèle mais chancelant porte-drapeau lors d’innombrables et incompréhensibles cérémonies mémorielles. Nous devons donc, dans un premier temps, redonner du sens au patriotisme dans le contexte plus large du devoir de mémoire qui, lui, reste d’actualité et est encore porteur de sens pour les jeunes tant il embrasse un vaste domaine de réflexion sur l’humain et sur notre pays. Dans un second temps, nous devons « démilitariser » le patriotisme en rappelant le rôle du citoyen dans sa manifestation. Il ne s’agit pas, bien entendu, de déposséder le militaire de l’expression de son engagement, mais bien d’inscrire notre jeune, futur citoyen, dans une perspective plus large au sein de laquelle il devrait pouvoir se projeter.
Jean-Xavier Chabane : Je souligne dans votre propos la référence à la Seconde Guerre mondiale, en pressentant que les conflits qui ont suivi n’ont pas généré dans les mémoires le même lien avec la notion de patriotisme. Ils auraient même pu, au contraire, entraîner une division du pays. L’engagement militaire, surtout loin des frontières de notre pays, n’est dès lors peut-être pas de nature à susciter le rapport à la patrie pour le citoyen, sauf pour celui qui y est confronté ou qui le décide. Ce qui est très différent de la notion de reconnaissance du sacrifice du soldat. En clair, le citoyen, et en particulier le jeune citoyen, pourrait respecter, admirer ou du moins reconnaître le courage du soldat en opérations sans y adhérer, car il placerait, parfois confusément, sa propre notion du patriotisme ailleurs. Et il est juste que l’amour de la patrie, première définition du patriotisme, s’exprime en temps de paix dans d’autres secteurs que l’activité militaire, sinon il m’apparaît condamné. Ainsi, par exemple, même si notre école est un lycée de la Défense, je ne pense pas me tromper en disant que nos lycéens et nos collégiens sont bien des jeunes de leur génération. Alors, pour eux, le patriotisme est-il une notion « has been » ? Comment en parlent-ils avec vous ?
Serge Toquet : Non, le patriotisme n’est pas forcément « has been » comme vous dites ! Mais il est vrai que la plupart des élèves avec lesquels j’ai pu échanger ces dernières années semblent considérer qu’il s’agit d’un principe de circonstance qui se double d’un principe spatial : pourquoi en parler quand aucun danger ne menace le territoire national ? En ce sens, beaucoup considèrent que, plus qu’une valeur, c’est un sentiment inné qui s’éveille dès que nécessaire et qu’il n’est donc pas fondamentalement utile de l’entretenir. Cependant, par comparaison avec d’autres populations, dans le contexte d’un établissement scolaire de la Défense, le patriotisme semble avoir plus de sens pour plus de jeunes et est plus souvent rapporté à la chose militaire.
Jean-Xavier Chabane : Je peux aisément comprendre ce dernier point. Cela est sans doute lié à la spécificité d’une école comme la nôtre et de sa vocation d’accueil d’une majorité d’enfants de parents servant la Défense, dont certains ont d’ailleurs payé un lourd tribut ; tout comme à l’expression traditionnelle de nos valeurs à travers quelques cérémonies emblématiques. Cependant, l’école de la République dans son ensemble tend à vouloir réaffirmer par des symboles visibles l’attachement à la patrie, ou du moins, me semble-t-il, l’éveil à celle-ci, par une présence de l’emblème tricolore ou encore l’affichage de la devise fondatrice « Liberté, Égalité, Fraternité ». Doit-on y voir le besoin d’un retour aux sources, d’un rattrapage nécessaire ou d’une évolution naturelle ? Comme vous venez de le dire, même dans un univers baigné des symboles républicains tel que le nôtre, le principe reste de circonstance dans l’esprit des jeunes. Le symbole est peut-être nécessaire, mais sans doute pas suffisant, et devrait, je suppose, être accompagné d’un discours audible pour chacun dans l’éveil de sa conscience politique. Mais alors, entre patrie, nation, communauté, identité… ce n’est peut-être pas très facile pour un jeune de s’y retrouver aujourd’hui. Comment les programmes de l’Éducation nationale abordent-ils ces notions ?
Serge Toquet : Il y a là une vraie question, car nos programmes d’enseignement ne se focalisent plus depuis longtemps sur cette notion qui a fait les beaux jours de l’école républicaine des débuts de la IIIe République. Le patriotisme n’est pas un sujet à part entière, mais plutôt une notion « anecdotique » qui est évoquée essentiellement quand sont abordés les deux conflits mondiaux en troisième au collège et en première au lycée. Il s’agit bien sûr de mon regard d’historien, car en troisième la défense et la paix sont également abordées en cours d’éducation civique. Il faut bien comprendre que l’objectif n’est pas de dispenser des cours de patriotisme, car je ne pense pas que celui-ci puisse se décréter. Pour les élèves, il s’agit d’un sentiment, ce qui rejoint d’ailleurs pleinement la définition du mot. Or un sentiment, cela se suscite ou n’arrive jamais. L’école est l’une des composantes qui peut le susciter ou l’atténuer, comme la famille, les lectures, la société environnante, les médias… Nous, les enseignants, nous devons préparer les esprits à la réflexion, mettre les futurs adultes en position d’adhérer ou non, mais en conscience. Je pense que c’est en cela que les programmes abordent finalement peu la notion de patriotisme en elle-même.
Jean-Xavier Chabane : Je comprends et je retiens bien volontiers la notion de sentiment inné qui ne demande qu’à se réveiller, car je serais moi-même en peine de déterminer à quel moment précis j’ai pris conscience de mon patriotisme. Toutefois, la notion d’inné a sa limite si on considère la capacité, maintes fois démontrée dans l’histoire, d’hommes et de femmes hier encore étrangers qui ont prouvé leur attachement à leur patrie d’adoption avec une rare exemplarité. L’inné serait donc dans la capacité à éprouver ce sentiment et l’environnement national apporterait les conditions de son éclosion ? Les élèves perçoivent-ils une opposition franche entre nationalisme et patriotisme, et associent-ils systématiquement patriotisme et danger pour la nation ?
Serge Toquet : Par constat, le sentiment patriotique semble être considéré comme quelque chose d’individuel, alors que le nationalisme est ressenti comme une pratique collective. Il y a donc déjà une différence majeure qui s’exprime dans cette approche : d’un côté un sentiment, qui est quelque chose d’intime, de profond, de l’autre côté une pratique, un ensemble d’actions, de gestes et de paroles que l’on exécute parce que le groupe l’inspire. D’une part un sentiment qui sublime la personnalité, de l’autre le leurre d’un sentiment qui peut aliéner la personnalité. Le nationalisme en tant que notion est donc régulièrement habillé d’une connotation négative. L’écrivain et historien Ernest Renan évoquait un patriotisme de cœur et d’esprit, alors que le nationalisme, depuis la fin du xixe siècle, se nourrit de scandales politico-financiers et d’antiparlementarisme. Ce nationalisme se manifeste, au mieux aujourd’hui, par le chauvinisme exacerbé s’exprimant lors de certaines manifestations sportives, des rencontres de football par exemple.
Mais les élèves ne font pas forcément facilement la distinction entre les deux idées, sans doute par manque d’expérience et de maîtrise de la chose historique. Il faut les amener par une réflexion et un apprentissage à acquérir la capacité de percevoir et d’exprimer clairement de tels écarts. C’est là que l’éclairage historique prend tout son sens. Les programmes, lorsque l’on évoque en particulier la « patrie en danger » de 1792 ou les débuts de la IIIe République et les relations avec l’Allemagne, sont les principaux supports qui permettent aux élèves de commencer à faire une distinction : le patriotisme prend un caractère défensif, raisonnable, tolérant et républicain alors que le nationalisme est agressif et véhicule une idée de supériorité par rapport aux autres peuples et nations qui ne peut que dégénérer.
Jean-Xavier Chabane : Certaines de ces idées confinent à la philosophie, ou du moins à l’éducation à la pensée, alors qu’elles sont abordées au travers de l’histoire et de l’éducation civique dès le collège. Quelles évolutions de perception ou d’appropriation de cette notion ressentez-vous avec l’âge ?
Serge Toquet : Entre le collège et le lycée, il est vrai que la perception évolue : le patriotisme devient une notion de plus en plus concrète au fur et à mesure des progrès de la réflexion, de l’expérience et de la compréhension de l’actualité. Mais au collège, on est encore loin de cette appréhension des choses. Ainsi, il est frappant de constater comment le fait que le patriotisme ait été l’un des éléments ayant fait tenir les poilus dans les tranchées demeure un grand mystère pour les élèves de troisième. Abordé comme tel, ce principe n’est sans doute pas audible en ces termes pour eux. Le besoin de protéger sa famille, de défendre ses terres, sa ville, les lieux qui ont vu vivre les siens, la préservation de son mode de vie sont des notions autrement parlantes.
Jean-Xavier Chabane : Peut-être est-ce une étape indispensable de lien qui vise à créer un rapport entre le mot même de patriotisme et certaines des composantes suscitant, in fine, le sentiment ?
Serge Toquet : Oui, cela peut s’entendre car, en effet, quelques années plus tard, lorsque sont abordées les motivations de la Résistance, le lycéen comprend que l’on touche à quelque chose qui va bien au-delà de la défense d’un territoire et que le patriotisme, c’est aussi la défense de valeurs liées à l’histoire de notre pays, de valeurs qui ont forgé son identité, telles que l’attachement à la démocratie, la défense des libertés fondamentales (on retrouve là l’héritage de 1789). Cela fait bien souvent de plus écho à une actualité que, pour une bonne part d’entre eux, ils suivent et à laquelle ils s’intéressent.
Jean-Xavier Chabane : Si les programmes font une place importante aux conflits mondiaux, les années d’après-guerre, la réconciliation et l’émergence d’une communauté européenne sont également des passages forts de sens. Nous évoquions les symboles précédemment, mais ceux de l’Union européenne sont également très présents à l’école, au moins à travers le drapeau et l’Hymne à la joie. Ressentez-vous chez nos élèves un conflit ou une ambiguïté entre être un citoyen européen et aimer sa patrie ?
Serge Toquet : Malgré ce que j’ai dit précédemment, il reste quasiment unanimement ancré que le patriotisme s’attache à un territoire. Or je n’ai jamais ressenti une identification des élèves au territoire de l’Union européenne qui, malgré les sensibilisations réalisées par les programmes, n’évoque aucun attachement particulier. Et pour ce qui concerne les valeurs, contrairement aux symboles, la visibilité est faible pour la majorité des jeunes…
Jean-Xavier Chabane : Alors, finalement, comme on éprouve un sentiment, fort ou distant, comment un jeune vit-il son patriotisme ou son absence de patriotisme aujourd’hui ?
Serge Toquet : Au final, je dirais, si vous me permettez ces termes, que la « ringardisation » déjà ancienne et bien ancrée du patriotisme dans le discours politique et la société « post soixante-huitarde », qui a baigné au moins deux générations en amont de celle de nos jeunes, dont la nôtre, fait que le patriotisme semble surtout un sentiment d’ordre privé. Or, même si certains sont capables d’exposer tous les détails de leur vie sur des réseaux sociaux, il n’en reste pas moins que le sentiment privé, l’intimité restent des domaines bien protégés chez les adolescents, qu’il est parfois difficile voire douloureux d’exposer aux regards. Alors, de manière assez confiante, je dirais que tant que l’expression de la présence d’un sentiment, même mal défini, ou tout du moins de sa capacité à éclore, demeure, c’est que le patriotisme n’est pas quelque chose de forcément mal perçu par nos élèves. Mais cela reste tout de même diffus.
Toutefois, il faut bien reconnaître que le goût prononcé pour tout ce qui a trait actuellement au mémoriel multiplie les occasions de manifester ce sentiment lors ou autour de cérémonies auxquelles les jeunes générations sont ouvertement encouragées à participer. Cette année, la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale offrira sans doute de nombreuses occasions de vérifier cette approche.
Jean-Xavier Chabane : C’est vrai, j’ai pu constater comme vous qu’au final les élèves ne sont pas réfractaires à ce type d’événement. D’ailleurs, ils ne sont pas dans une opposition avec la génération précédente sur ces thèmes. Adultes, nos jeunes n’auront plus autour d’eux beaucoup de vétérans du dernier conflit s’étant déroulé sur notre territoire. Or, comme vous l’avez bien montré, c’est une référence historique fondamentale pour exprimer ce sentiment du patriotisme. Je pense pour ma part qu’ils vivront leur patriotisme d’une manière différente de la nôtre, mais que nous devons contribuer à le susciter.
Nous avons beaucoup fait référence à la notion de sentiment, il m’apparait également qu’un sentiment non partagé peut être une grande souffrance pour l’individu. Alors, si on s’interroge légitimement sur l’amour des jeunes pour la patrie, nos propos portent également et implicitement en eux cette question tout aussi fondamentale de l’exigence, pour que ce sentiment soit, que la patrie elle aussi aime ses jeunes et le leur montre.