Inflexions : Mon général, que représente pour vous la devise de la Légion Legio Patria Nostra ?
Christophe de Saint Chamas : Nous avons fêté l’an dernier le cent cinquantième anniversaire du combat de Camerone. L’éclat donné à ces commémorations et le rayonnement qui a suivi témoignent de la place toute particulière de la Légion étrangère dans le cœur des Français, de la fascination qu’elle suscite et du mythe qu’elle représente en France comme à l’étranger. Troupe unique au monde, elle est un véritable témoignage du génie français. Et pourtant, si beaucoup en parlent, peu la connaissent réellement.
Les Français savent-ils en effet, en ce début des commémorations du centenaire du premier conflit mondial, que de nombreux étrangers voulurent alors soutenir la France et s’engager à ses côtés ? La seule solution était de souscrire un engagement dans les rangs de la Légion étrangère. En décembre 1914, plus de huit mille étrangers furent ainsi incorporés dans les unités de marche de la Légion. En 1915, ils étaient environ quarante-cinq mille, représentant plus de cinquante nationalités. Parmi les noms que l’histoire retiendra, notons celui du légionnaire Lazare Ponticelli, italien d’origine et dernier poilu français, mort en 2008.
Des poètes-écrivains feront de même, tel Blaise Cendrars venu de Suisse ou Alan Seeger, des États-Unis. D’autres, voulant servir dans l’aviation, formeront le noyau de la prestigieuse escadrille La Fayette. Ils partageaient le goût de l’aventure, l’envie de servir et de défendre la liberté. Ils avaient quitté leur pays, leur famille, leur passé pour renaître sous l’uniforme de la Légion. Un sang étranger coulait dans leurs veines et ils étaient prêts à le verser pour la France au service de la Légion étrangère, leur nouvelle famille. Leur souvenir marque durablement la population française et son armée, comme en témoigne le magnifique poème de Pascal Bonetti, « Le volontaire étranger », écrit en 1920 :
« Le monde entier disait : la France est en danger ;
Les barbares demain, camperont dans ses plaines.
Alors, cet homme que nous nommions “l’étranger”
Issu des monts latins ou des rives hellènes
Ou des bords d’outre-mer, s’étant pris à songer
Au sort qui menaçait les libertés humaines,
Vint à nous, et, s’offrant d’un cœur libre et léger,
Dans nos rangs s’élança sur les hordes germaines.
Quatre ans, il a peiné, saigné, souffert.
Et puis un soir, il est tombé dans cet enfer…
Qui sait si l’inconnu qui dort sous l’arche immense,
Mêlant sa gloire épique aux orgueils du passé,
N’est pas cet étranger devenu fils de France,
Non par le sang reçu mais par le sang versé ? »
Un siècle plus tard, la France accueille toujours des étrangers qui viennent la servir. Le statut général des militaires renouvelle ce choix politique et réaffirme l’existence du service à titre étranger dès le temps de paix. Legio Patria Nostra n’est donc pas seulement une devise gravée sur les murs du musée de la Légion. C’est une réalité bien tangible.
Inflexions : Peut-on parler de patriotisme à la Légion étrangère ?
Christophe de Saint Chamas : Sur les drapeaux de la Légion étrangère sont gravés en lettres d’or les mots « Honneur et Fidélité », à la différence des autres drapeaux de l’armée française qui, eux, portent « Honneur et Patrie » dans leurs plis. Cette fidélité aux chefs, aux autres légionnaires, aux valeurs de la culture française et de la Légion nourrit un esprit de corps particulier. Intimement lié au sens de l’honneur et du devoir, il constitue parfois une nouvelle forme de patriotisme. Sa réalité, sa profondeur et sa force n’en sont pas moins palpables. Le nombre de légionnaires tombés au service de la France en porte témoignage.
C’est dans ce sens que la devise Legio Patria Nostra prend une signification particulière. Tout comme la notion de patrie, elle sous-tend, selon la formule d’Ernest Renan, un « vouloir vivre ensemble » fortement ancré dans la tradition légionnaire. Et si le légionnaire est prêt à tout, ce n’est pas forcément pour la France qu’il connaît encore peu, mais pour son chef, pour la mission reçue, pour la parole donnée. La cause supérieure est alors la Légion qui l’a accueilli tel qu’il était et lui a donné sa chance.
Cette devise remonte à la fin du premier conflit mondial, lorsque le colonel Rollet propose d’inscrire sur l’ensemble des drapeaux de la Légion étrangère ce qui figure sur les actes d’engagement, « Honneur et Fidélité » au lieu d’« Honneur et Patrie » comme dans le reste de l’armée de terre. Ce changement a pour but de signifier très clairement que « la fidélité militaire tient lieu de patrie aux durs “ heimatlos ” venus chercher dans les rangs de la Légion un havre à leurs misères et donner une activité à leur fougue, du pain à leur faim, des aventures à leurs rêves »1. La Légion possède donc officiellement une personnalité propre qui marque profondément la mentalité de ses membres. Et la formule Legio Patria Nostra en est aussi une illustration « sans que l’on puisse savoir exactement quand ni comment elle est née »2. En définitive, « il faut bien le répéter, les hommes qui viennent à la Légion ne sont pas toujours d’une essence exceptionnelle. Ce sont les traditions, l’esprit de corps, l’orgueil particulièrement sensible du régiment qui font de ces soldats des conquérants sans patrie qui n’obéissent qu’à la devise brodée sur leurs drapeaux : Honneur et Fidélité »3.
Inflexions : La Légion étrangère peut-elle être une patrie ?
Christophe de Saint Chamas : Aujourd’hui comme hier, le légionnaire est toujours un volontaire qui cherche un accueil, une famille, des repères pour démarrer une nouvelle vie. Sa détermination est telle qu’il est prêt à se donner sans compter, si nécessaire au péril de sa vie. Il s’agit là d’un point majeur qui montre que le système d’hommes de la Légion étrangère, s’il est efficace, ne peut être transposé ou imposé ailleurs, car la condition première est le volontariat du candidat. Et jamais aucun candidat ne pourra rester contre son gré. On ne peut marcher à reculons dans les rangs de la Légion étrangère. Souvent déçu par une première expérience, le candidat est exigeant avec lui-même lorsqu’il décide de redémarrer. Et c’est ce renoncement incroyable qui lui vaut l’estime des Français.
En mesurant l’ampleur de cette démarche, il devient plus facile de comprendre à quel point la Légion étrangère est pour le légionnaire sa famille, son cadre de vie, son horizon et son unique référence. Plus âgé de trois ans que le soldat français lors de son engagement, il doit franchir un premier obstacle de taille dès son arrivée : la barrière de la langue. Cette première épreuve incontournable impose d’accueillir des candidats aux dispositions intellectuelles leur permettant d’apprendre une nouvelle langue.
Inflexions : Mais la Légion ne risque-t-elle pas de se concevoir comme autonome vis-à-vis de la communauté française, comme un État dans l’État ?
Christophe de Saint Chamas : Le légionnaire est porté par une ambition secrète des plus humaines : pourra-t-il donner sa confiance à l’officier qui le commande ? Et pour répondre à ces attentes, l’officier doit savoir qu’il existe chez ses légionnaires une capacité commune à toutes les cultures : la capacité de juger, notamment ses chefs. Commander des légionnaires est une mission exaltante mais délicate, car la seule référence qui compte pour un légionnaire, c’est son lieutenant, son capitaine. Or ce que dit le chef a valeur de vérité, car ses ordres seront exécutés dans une confiance totale. C’est l’officier qui est le représentant de la France, le garant du respect des lois et du service de la France par ses légionnaires. Et lorsque le légionnaire acquiert la nationalité française, on lui rappelle ceci : « Vous êtes désormais tenu d’appliquer les lois françaises. » Cette déclaration montre qu’avant la cérémonie, le légionnaire n’a qu’une référence, la rigueur de son officier et les ordres qu’il donne. Et avant de devenir français, sa citoyenneté est celle d’un légionnaire. Legio Patria Nostra.
N’oublions pas que la Légion étrangère est partie intégrante de l’armée de terre et appartient à la nation. Ses valeurs sont reconnues et sa spécificité vient encore d’être clairement reconnue par la loi. À la question : « Servez-vous la France ou la Légion ? », le légionnaire répond simplement : « Je sers la Légion, qui sert la France. »
La poésie a souvent permis d’exprimer ce lien unique entre la Légion, patrie du légionnaire, et la France, qui peut devenir progressivement sa propre patrie s’il le souhaite :
« Étrangère ! Non pas ! Ô France, depuis quand
Le baptême du sang n’est-il plus un baptême ?
Qui donc vous renierait Français sans un blasphème,
Martyrs de Camaron, héros de Tuyen-Quan ?
Oui vous êtes à nous, et nôtre est votre gloire ;
Les lauriers sont à nous dont vos fronts sont fleuris,
Et parmi les plus beaux feuillets de notre histoire
Notre orgueil compte ceux que vous avez écrits4. »
Propos recueillis par Benoît Durieux