J’étais un casque bleu, parcelle de « geste fort diplomatique », expression que je ne percevais pas encore comme un oxymore. J’ai pénétré dans Sarajevo assiégée le 7 juillet 1993. Le cubisme des médias français qui nous présentaient la situation avec ses grands carrés de bons, de brutes et d’impuissants fit presque tout de suite place à l’expressionisme d’un réel sinistre et tordu. Les pavillons de Rajlovac défoncés par les coups d’un marteau géant, les kilomètres déserts de « Sniper Avenue », les graffitis « Welcome to Sarajevo » ou « Apocalypse Now » (devenu « Apocalypse Snow », l’hiver venu) sur les murs de béton gris, les habitants furtifs comme des souris d’un laboratoire géant, tout cela relevait plus du cauchemar que du monde réel. L’expressionisme s’est vite teinté de surréalisme. Notre mission était alors de protéger la ville contre les Bosno-Serbes tout en respectant une stricte neutralité, à partir d’une patinoire, sans armes lourdes, en véhicules blancs et casques bleus, et en n’ouvrant le feu qu’en situation de légitime défense. Pas un d’entre nous qui ne trouvait déjà cela absurde, mais ce n’était pas tout. Dès notre premier blessé, une heure après notre arrivée, nous comprimes que non seulement la ville était assiégée mais qu’elle vivait aussi sous la coupe de petits seigneurs de guerre urbains, et que nous aurions à nous battre et à nous débattre pour donner un sens à cette mission.
Le soldat voit bien les choses, mais il en voit peu. Je restai pendant des années dans l’incompréhension de ce délai à peine croyable de trois années entre la découverte de l’inacceptable et sa fin, par finalement à peine plus qu’une démonstration de force de la part des Occidentaux. Je remercie Maya Kandel de m’avoir donné la clé de ce mystère : militairement, rien de grand n’ose plus se faire sans les Américains, mais ceux-ci sont dépendants d’un processus de décision complexe et donc parfois lent. Le premier mérite de cette remarquable étude, une des très rares sur cette question, est de nous faire comprendre cela. Le processus de décision américain est très différent du nôtre. Là où le président de la République française a un pouvoir quasi discrétionnaire de l’emploi de la force armée, le président des États-Unis ne fait pas la guerre sans une décision du Congrès et particulièrement du Sénat. Cette décision elle-même est le fruit d’un long travail de persuasion jusqu’à atteindre cet effet de seuil à partir duquel tout s’accélère.
J’évoquais le cubisme grossier des médias pour décrire ce qui pouvait se passer en Bosnie, Maya Kandel fait, elle, de la peinture flamande, décrivant avec couleur et précision l’enchaînement inexorable de la décomposition politique et morale yougoslave accompagné de la création parallèle d’une population de lobbyistes à Washington. Les agents d’influence divers, hommes d’affaires, journalistes, conseillers, se concentrent autour du Sénat des États-Unis comme les Bosno-Serbes assiègent Sarajevo, car tout le monde a compris qu’il s’agissait là finalement des deux centres de gravité clausewitzien du conflit en ex-Yougoslavie, une course de vitesse s’engageant entre les deux sièges. Cette course va durer trois ans au rythme de la progression lente de l’idée de l’intervention armée portée par quelques hommes et femmes convaincus et des hésitations du jeune président Clinton. Il faudra encore six actes, décrits en autant de chapitres, pour surmonter la réticence à s’engager militairement en Europe pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale et effacer le fiasco somalien.
On voit là toute la difficulté opératoire de ce processus complexe de décision de l’emploi de la force armée, avec les tentations qui en découlent pour l’exécutif comme l’action clandestine (visible très tôt sur place en Bosnie), le contournement par l’emploi des sociétés militaires privées, qui débute véritablement avec la Military Professional Resources Inc. en Croatie, ou, au contraire, la sur mobilisation des esprits, y compris par la manipulation des informations afin d’obtenir le consentement du Congrès (l’exécutif devient alors le premier lobbyiste). On en voit aussi toute la force. Le processus est peut-être lent, mais il implique les représentants de la nation et, par là même, et souvent même avant eux, la nation elle-même. Une fois votée et lancée, l’action militaire est forcément soutenue. Portée par la puissance des moyens mais aussi par un grand volontarisme, elle devient alors presque inexorable. Dans tout ce mouvement et ces jeux d’influence, Maya Kandel n’oublie pas d’évoquer le rôle essentiel de quelques personnalités, comme Bob Dole ou Joe Biden, qui se sont battues pendant plusieurs années jusqu’à l’intervention finale. Elles ont fait honneur à la démocratie américaine, qui s’en est trouvée grandie.
Issu d’un travail de thèse récompensé en 2010 par le prix scientifique de l’Institut des hautes études de défense nationale, Mourir pour Sarajevo ? est un document unique à la fois sur cette période sombre de l’histoire de l’Europe, et sur les institutions américaines et leur fonctionnement. Dans un contexte de doute pour les nations de l’Europe et où les États-Unis sont encore persuadés, non sans raison, que le reste de l’univers a besoin d’eux, cette lecture est doublement indispensable à ceux que le monde intéresse.