- Nafisa
Le jour de ses dix-huit ans, Nafisa prit une grave décision : suivre l’exemple de son père et entrer dans la police. Unique fille d’une famille de six enfants, elle est la préférée de ce père qu’elle admire et qui lui a permis d’aller à l’école, d’apprendre à lire et de s’instruire. Lorsqu’elle a annoncé cette décision à ses parents, sa mère n’a rien dit, espérant sans doute que le père l’interdirait. Mais celui-ci, les larmes aux yeux, lui a dit : « Si c’est ton choix, je le respecte, et je prierai pour ta vie tous les jours. »
Nafisa est donc entrée à l’école de police de Mazar-E-Sharif. Ce fut très difficile. Elles n’étaient que huit femmes, reléguées dans un coin, méprisées par la plupart de leurs collègues. Plusieurs ont renoncé, Nafisa a tenu bon. Son temps de formation achevé, elle a été nommée dans une unité particulièrement dangereuse, vers l’entrée de la route de Balkh. Elle y fut très mal accueillie par les autres policiers qui ne voyaient pas l’intérêt d’avoir des femmes dans la police, sauf pour faire le ménage et servir le thé. Elle a serré les dents. Tous les matins, c’est la peur au ventre qu’elle attendait le bus qui la conduisait à son poste ; si les policiers sont des cibles privilégiées pour les insurgés, une femme policier a une valeur supplémentaire. Elle s’interdisait de penser à tout ce qui pouvait arriver pendant ces trois quarts d’heure de bus : les attentats suicide, les enlèvements, les embuscades ; mais elle était, à chaque instant, sur le qui-vive, prête à faire face.
Au sein de son unité, petit à petit, elle a prouvé à ses chefs et à ses collègues qu’elle était une vraie professionnelle, et qu’elle pouvait, justement en tant que femme, apporter une autre dimension aux missions de la police. Elle recevait les plaintes des femmes battues par leur mari ou par des membres de leur famille qui finissaient par s’enfuir pour ne plus risquer la mort sous les coups. Elle essayait de leur trouver une solution d’hébergement et de leur éviter la prison pour « désertion » du foyer familial. Ses collègues lui laissaient aussi les affaires concernant les mineurs et elle était parfois effrayée de voir de très jeunes garçons déjà tombés dans la délinquance, la drogue ou même le crime.
Nafisa est aujourd’hui titulaire de son poste, elle est montée en grade, est reconnue par ses chefs, acceptée par la plupart de ses collègues. Elle sait, cependant, qu’à tout moment des fanatiques peuvent frapper. Mais il n’est pas question de renoncer, ce serait leur donner raison, même si le prix à payer peut être celui de sa vie. Son quotidien est ainsi un combat, chaque jour assumé, pour la paix et la liberté, et donc pour l’existence qu’elle veut défendre. Ce combat n’est pas seulement pour elle, mais aussi pour ces femmes battues, pour ces enfants abandonnés, pour son pays meurtri. Ainsi, chaque jour, malgré tout, armée de sa volonté et de son courage, elle avance un peu plus, pas à pas, sur ce chemin si dangereux qu’est celui de la liberté et de l’égalité de la femme en Afghanistan.
- Soraya
Soraya est médecin gynécologue. Elle a fait ses études au Pakistan, où ses parents s’étaient réfugiés pendant l’époque des talibans, et elle est revenue en 2003, avec son mari et ses enfants, pleine d’espoir, pour servir son pays. Malgré la situation de total dénuement des structures médicales à Kaboul, elle n’a pas trouvé d’autre poste que celui d’infirmière ; l’administration, ou ce qui en faisait office, lui ayant fait comprendre qu’une femme ne pouvait pas prétendre à un poste ou à un titre de médecin. Pendant deux ans, elle a tout accepté : les horaires, les conditions matérielles épouvantables, parfois aussi le mépris et les brimades des autres personnels, y compris des médecins. Elle a tenu bon. Chaque jour, dès l’aube et par tous les temps, elle s’est efforcée d’être à son poste souriante et rassurante pour les malades, loyale et disponible envers ses collègues. Et le jour où il a été décidé d’organiser une clinique mobile dans la plaine de Chamali, à la demande d’une ong, c’est à elle que le poste a été proposé.
Dans un pays où le taux de mortalité des femmes à l’accouchement est l’un des plus élevés au monde, Soraya a décidé non seulement d’aider les femmes à accoucher, mais aussi d’organiser des formations en matière de planification des naissances et de puériculture. Elle a commencé par rencontrer les maleks des villages, surtout ceux de la route de Djalalabad, qui posaient le plus de problèmes, puis quelques mollahs qui l’ont surtout mise en garde, considérant que son projet était contraire à la religion. Mesurant les risques, elle a hésité à le démarrer. Mais le jour où elle a été appelée pour un accouchement qui tournait mal et que cette jeune femme enceinte de jumeaux est morte dans ses bras, elle a décidé de braver les intégristes et les talibans pour que plus jamais une maman de vingt-six ans ne laisse six orphelins livrés à eux-mêmes. Aujourd’hui, avec un chauffeur qui est en même temps son garde du corps, elle sillonne les vallées pour animer des ateliers clandestins où les femmes viennent, avec d’infinies précautions pour ne pas trop se faire remarquer. Elle a même convaincu certains hommes qu’il fallait faire confiance à leurs épouses pour avoir moins d’enfants et leur garantir de meilleures chances de vivre et d’être en bonne santé. Elle connaît les risques. Elle sait qu’un jour elle sera peut-être victime d’un attentat, elle a déjà reçu de nombreuses menaces ; mais elle a conscience qu’à travers la mission qu’elle s’est fixée, elle sauve des vies et améliore celles de centaines de femmes. Quand on la félicite pour son courage, elle sourit en disant simplement qu’elle ne pourrait plus vivre autrement tant il y a à faire pour secourir celles-ci.
- Azeza
C’est, sans aucun doute, l’intensité et l’antagonisme de ses souvenirs d’enfance qui ont donné à Azeza sa volonté et l’assurance que rien ne pouvait lui arriver. Les images les plus anciennes sont celles d’une vie très heureuse, harmonieuse, dans une grande maison aux pièces en enfilade, avec un jardin aux fleurs immenses, aux cachettes multiples. Elle se souvient d’un paon qui lui faisait peur et des perdrix dans les cages qu’elle regardait des heures durant. Puis il y a les images de ses cauchemars : le départ dans la nuit, sa mère, ses frères, deux oncles, d’autres personnes qu’elle ne connaissait pas, tous entassés dans une voiture, la route cahotante pendant des heures et des heures, la chaleur et la soif, l’interdiction de pleurer. Elle revoit sa mère, étouffant sous la burqa, qui lui serrait la main si fort qu’elle comprenait qu’elle ne devait pas bouger lorsque les hommes armés contrôlaient la voiture. Elle la revoit aussi, mourant d’épuisement en arrivant, après plusieurs jours de marche, dans un bidonville quelque part à la frontière, en Iran. Ses deux frères, pourtant à peine plus âgés qu’elle, devinrent alors ses tuteurs et ses référents ; leur détresse commune créa entre eux trois des liens très forts. Un oncle prit soin de la fratrie, Aziz et Waheed purent travailler tout en allant à l’école, et elle put les y suivre. Azeza eut la chance de rencontrer un maître qui lui permit d’apprendre l’anglais et de suivre les cours jusqu’en section supérieure. Ses frères étaient fiers d’elle.
Le retour en Afghanistan en 2004, au sein de la famille, fut très difficile pour ces enfants de la seconde épouse ayant vécu l’expérience d’une certaine modernité et, surtout, de la liberté. Leur père était très heureux de les retrouver, mais le décalage de ces dix années de séparation semblait irréversible, surtout pour Azeza. Elle voulait continuer à étudier, elle voulait travailler, elle ne voulait pas se marier… Elle trouva un emploi de secrétaire-traductrice auprès d’une ong, mais dut accepter le mariage avec l’homme que son père lui avait choisi. La condition étant qu’elle pourrait continuer à travailler et à se déplacer librement, sans chaperon ! Son mari accepta et respecta sa parole.
Au contact des étrangers, à travers les médias, nombreux en Afghanistan, Azeza s’intéressa à la politique de son pays. Consciente que le bonheur pouvait exister, elle l’avait vécu, et que le malheur devait être combattu, elle eut l’idée d’être candidate aux élections législatives de 2010. Il fut très difficile de convaincre son père et les hommes de la tribu, mais elle s’était forgée une telle volonté pour réussir son projet qu’ils acceptèrent finalement de la soutenir. Elle apprit plus tard que leur idée fut aussi d’accéder, à travers sa position de député, à diverses facilités pour la bonne marche de leurs affaires. La campagne électorale fut terrible. Elle reçut des menaces de mort, des menaces d’enlèvement de ses enfants, sa maison fut attaquée. Elle mit ses enfants à l’abri à l’étranger et s’engagea plus encore dans la campagne pour dénoncer les mafieux, les bandits et les intégristes religieux. Les quelques réunions auxquelles elle participait étaient ultra protégées et, malgré ces dispositifs, sa voiture fut piégée, l’explosion tuant l’un de ses frères, qui était son chauffeur, et faisant plusieurs blessés parmi les passants. Elle ne céda pas, malgré sa tristesse et la peur quotidienne, et elle fut élue au Parlement. Elle ressentit à la fois une grande fierté et une grande déception dès les premiers jours de son travail de député. Elle comprit alors qu’en tant que femme, elle devrait se battre dix fois plus qu’un homme pour se faire entendre et tenter de changer le cours des choses. Elle vit désormais le plus souvent à Kaboul, les menaces pèsent toujours sur elle, sa tête est mise à prix par les bandits qu’elle ne cesse de dénoncer et qu’elle veut combattre par la loi. Elle participe, au péril de sa vie, à toutes les manifestations en faveur des droits des femmes, elle se montre à la télévision. Elle s’est fait le serment de ne jamais céder à la peur et de remplir la mission qu’elle s’est fixée : construire un avenir meilleur pour ses enfants, pour tous les enfants d’Afghanistan, même au prix de sa vie.
- Ni héroïnes ni victimes
Nafisa, Soraya, Azeza et tant d’autres femmes en Afghanistan, journalistes, enseignantes, juristes, employées dans les administrations ou les banques, ont choisi, en toute connaissance de cause, de s’engager avec une détermination admirable simplement en assumant une activité qui serait banale pour une femme dans la plupart des pays du monde, mais qui peut être mortelle dans le leur. Elles savent, en effet, qu’elles peuvent être la cible de fanatiques et que leur vie peut basculer d’un moment à l’autre. Elles ne sont ni inconscientes ni « têtes brûlées ». Elles ne sont ni des héros, dans le sens de réaliser des actes héroïques, ni des victimes qui agiraient sous la contrainte. Elles sont tout simplement des femmes que leur parcours personnel a sensibilisées à l’idée de servir ; des femmes engagées, qui acceptent d’assumer les risques de leur engagement et peu conscientes qu’à nos yeux elles sont des modèles de courage. Mais, de fait, leur attitude quotidienne correspond aux premières définitions du mot courage, celles du Petit Robert : « Force morale et dispositions du cœur ; ardeur, énergie dans une entreprise ; fermeté devant le danger, la souffrance. » En effet, leur volonté de travailler dans l’un des pays les plus misogynes au monde, leur décision de s’engager au service des autres, et notamment des femmes, leur résistance aux pressions et aux menaces, leur capacité à assumer cet engagement en même temps que leur vie de femme et de mère de famille correspondent tout à fait à ces définitions du courage.
Mais de leur côté, elles ont simplement le sentiment de ne faire que leur devoir. Certaines font remarquer qu’en Afghanistan, le fait de venir au monde est déjà un acte de courage. Résister au climat, si chaud en été et si froid en hiver dans certaines régions, résister au conditions de vie que la pauvreté rend si difficiles, résister aux méfaits de l’ignorance et des traditions, résister aux menaces des insurgés et des mafieux, c’est la vie quotidienne de tout Afghan, et c’est un peu plus risqué encore pour une Afghane. Ces femmes, remarquables à nos yeux, et qui, pour nous, semblent accomplir des exploits, restent d’une incroyable humilité, vous faisant remarquer que chaque jour elles côtoient d’autres femmes qui subissent des conditions de vie beaucoup plus difficiles que les leurs et parfois même inhumaines.
Qui, en effet, parlera du courage de cette mère de famille devenue veuve et mise à la porte de la maison de sa belle-famille avec ses sept enfants ? Pour survivre, elle a créé un petit atelier de couture, et travaille jour et nuit entre l’entretien du foyer et des enfants et ses travaux de confection. Deux de ses filles vendent une partie de ses réalisations dans les rues de Kaboul et rapportent à peine de quoi nourrir la famille. À trente-cinq ans, elle en paraît soixante, mais elle vous reçoit avec un sourire tranquille autour d’une tasse de thé. Quoi de plus naturel effectivement !
Qui parlera du courage de cette jeune fille de quinze ans qui s’est enfuie de chez ses parents pour ne pas être mariée de force et qui sait qu’à tout moment elle peut être assassinée, y compris par ses proches, pour laver l’honneur de la famille ? Réfugiée dans un foyer, elle refuse cependant d’être protégée et veut mener des études pour, dit-elle, devenir juge et changer les lois !
À l’époque des talibans, des associations féministes, relayées par le magazine Elle, avaient lancé la campagne : « En Afghanistan, 100 % des femmes sont portées disparues. » En effet, enfermées dans le grillage de la burqa, enfermées derrière les murs des maisons, enfermées par le carcan des traditions, les femmes afghanes n’avaient aucune existence propre. Si beaucoup a été fait depuis la libération du pays, le chemin est encore long pour qu’elles arrivent à s’imposer dans une société où la tradition et la religion rivalisent pour reléguer la femme au rang d’être inférieur. Aussi, plus qu’ailleurs dans le monde, leur vie quotidienne est un combat permanent pour ouvrir des brèches, abattre des murs, conquérir des droits avec comme seule arme et étendard, leur volonté. Leur courage est de rester debout, quoi qu’il arrive, et de repartir chaque jour en sachant qu’il n’y aura pas de repos parce que la mission, celle d’améliorer le sort des femmes, de changer les lois, de changer le monde, ne sera jamais achevée.