Elle n’a pas froid aux yeux, que ce soit sur ses talons hauts ou sous la burqa. Elle n’aime pas qu’on lui dicte ce qu’elle doit faire. En la lisant, vous apprendrez qu’elle a le sens de la fidélité et de l’écoute. Depuis treize ans, Anne Nivat, journaliste indépendante, lauréate du prix Albert-Londres presse écrite en 2000 et du prix littéraire de l’armée de terre Erwan-Bergot en 2004 pour Lendemains de guerre en Afghanistan et en Irak, arpente seule et sans protection les théâtres d’opérations les plus dangereux. Collaboratrice de différents médias, auteure d’une dizaine de livres, elle a accepté de nous rencontrer un peu plus de six mois après la parution de son dernier opus, Les Brouillards de la guerre (Fayard, 2012).
Initialement, il s’agissait de parler du travail des journalistes en zone de guerre, éventuellement de la crise des otages et des polémiques qui ont pu tourner autour au cours de l’année 2011, de parler de la perception qu’elle pouvait avoir des militaires français, de l’image qu’ils donnent en Afghanistan. Mais un entretien ne se déroule pas toujours comme prévu : à un moment, un déclic s’est produit. La parole s’est libérée, laissant apparaître une foule d’émotions et de sentiments. Dans une revue où l’on parle beaucoup de l’expérience des militaires, le lecteur peut découvrir comment, en mai 2012, en pleine campagne présidentielle, Anne Nivat témoigne pour Inflexions de la guerre, du courage, des journalistes, de leur crédibilité, de la peur, du décalage du monde. Le discours n’est pas éthéré. Les militaires diraient qu’elle s’exprime « avec ses tripes », qu’elle s’enflamme pour mieux poursuivre ce travail de vigie et d’alerte. Elle ne se pose pas en « donneuse de leçons », mais incite par son discours et ses exemples à réfléchir un peu plus sur le monde qui nous entoure. Anne Nivat a accepté de relire et de laisser publier ces moments de vérité intimes qu’il est si difficile d’exprimer quand on a connu de tels événements. Ce seul fait suffit à écouter son injonction : « Réveillez-vous ! »
Inflexions : Dans Lendemains de guerre, en 2004, vous faisiez le parallèle entre les conflits en Irak et en Afghanistan. Dans Les Brouillards de la guerre, le lecteur perçoit une certaine évolution. Depuis la parution de ce livre, quelque chose a-t-il encore changé ?
Anne Nivat : Non, la situation en Afghanistan n’a pas évolué d’une façon qui serait différente de celle que j’ai décrite dans cet ouvrage. Il y a simplement eu plus de morts. Et malheureusement, les décisions importantes concernant ce pays n’ont toujours pas été prises. Il faut dire qu’en période électorale, le brouillard s’épaissit davantage… Nous avons pu constater une fois encore la part ultra congrue accordée aux questions internationales dans le débat. Nous faisons face à une absence totale de discussion réelle sur ce que la France a fait en Afghanistan, sur les leçons à en tirer. Sur ce point-là, les militaires ont des choses très intéressantes à dire, beaucoup plus intéressantes que les hommes politiques. Le problème, c’est qu’ils ne peuvent pas les dire. Je les comprends. Mais quand on laisse parler les politiques sur de tels sujets, ils n’apportent pas la moindre réponse aux questions que nous nous posons. Ils en parlent d’une façon qui n’intéresse pas les Français. Or ceux-ci aimeraient apprendre exactement ce que les soldats français ont vu et fait sur place, ce à quoi ils ont été confrontés…
Inflexions : Alors...
Anne Nivat : J’ai reçu énormément de réactions de militaires français après la publication de mon livre. Pourtant, il ne traite pas des Français mais des Canadiens. Beaucoup viennent me voir partout où je passe et je suis très heureuse de cet intérêt qui, cependant, ne m’étonne pas : si peu de choses ont été écrites sur ce conflit vu de l’intérieur et sur la partie jouée par les militaires. Quand un livre comme le mien paraît – alors qu’il ne s’agit pas d’un livre de jugement, mais d’un ouvrage où je fais ce que je peux pour essayer de décrire la complexité sur place des différentes positions ainsi que la vision des uns par les autres –, ça intéresse forcément les militaires.
Inflexions : On sent quand même une forme d’interrogation quant à la naïveté que vous constatez chez eux, quelle que soit leur nationalité...
Anne Nivat : Il s’agit avant tout d’un livre de pur reportage qui est fait pour montrer et non pour démontrer. Mais on peut toujours lire entre les lignes.
Inflexions : Les Canadiens que vous suivez semblent ne se réveiller qu’à la fin de leur mandat.
Anne Nivat : Peut-être. Pourtant, ils ne sont pas naïfs, mais ils parlent et ils agissent comme si. Le major Pruneau me dit aujourd’hui en riant : « Anne, tu vas finir par réussir à m’enlever mes lunettes roses ! » Mais je comprends que lui ait voulu y croire... C’est normal ! Il n’aurait pas pu autrement venir à bout de sa mission. En même temps, il a été confronté aux réalités du terrain où une équipe succède à une autre pendant que les Afghans, eux, restent sur place. Deux visions du conflit et de son évolution extrêmement différentes, et que l’on peut facilement opposer. C’est à partir du moment où j’ai moi-même été mise face à ces deux mondes que je me suis sentie l’obligation de les raconter. J’ai mis autant de passion et d’énergie des deux côtés ; j’ai eu autant de plaisir à infiltrer le monde militaire que celui des civils.
Inflexions : Une infiltration ?
Anne Nivat : Eh oui ! L’infiltration, c’est de la discrétion et de la durée, chez les militaires comme chez les civils. Dans les deux mondes, je me faisais la plus petite possible pour ne pas gêner ceux qui m’accueillaient. Comme chez les Afghans, les Irakiens ou les Tchétchènes à l’occasion de mes premiers longs reportages. Je ne voulais pas que ma présence modifie leur comportement. Quand on montre de la curiosité, quand on s’intéresse, on arrive à obtenir et à observer des scènes réelles, qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être mises en scène. C’est ça qui m’intéresse. Le journaliste lambda, lui, ne vient qu’en coup de vent sur le terrain, tend un micro avec une question dont la formulation implique déjà telle ou telle réponse... Forcément, le résultat n’est pas le même. Je n’ai aucune prétention à apporter la vérité avec un grand V. Je ne pense d’ailleurs pas qu’elle existe. Mais j’ai vu et entendu beaucoup de choses… Je ne peux pas me taire.
Inflexions : Dans votre ouvrage, à un moment donné, vous parlez de contre-insurrection et revenez sur cette doctrine américaine d’origine française. Si le modèle avait été véritablement appliqué en Afghanistan, cela aurait-il pu éventuellement changer la situation ?
Anne Nivat : Si on avait appliqué la doctrine française de contre-insurrection, un nombre bien supérieur de militaires aurait été nécessaire sur le terrain pour contrôler les populations. Le résultat aurait forcément été différent. Mais dès le départ, cette doctrine a été révisée par les Américains : elle n’a pas été appliquée de la même façon en Afghanistan qu’elle l’a été, par exemple, en Algérie. Ajoutons à cela une valse-hésitation permanente de tous les militaires, je parle avant tout des Américains, puisque ce sont eux qui mènent la danse en Afghanistan. Car la question centrale est celle des effectifs et donc de la logistique qui va avec. Sur ce sujet, la France ne peut faire le poids face aux États-Unis. C’est une évidence. Nous sommes suiveurs.
Inflexions : Alors...
Anne Nivat : Alors on peut nous vendre toute la « com » qu’on veut, cette doctrine ne fonctionne qu’à un niveau géographique limité. Comme avec Pruneau et ses Canadiens du 22e Royal Regiment1 : ça marche tant que celui-ci est là. Mais que s’est-il passé avant ? Et que se passera-t-il après ? Pruneau le disait avec beaucoup de pudeur : « Moi, je ne regarde pas ce qui se passe de l’autre côté de la rivière, là où sont les Américains. » D’ailleurs, le changement de témoin, si je puis dire, entre les troupes canadiennes et américaines a été très intéressant à observer.
Inflexions : À l’échelle de l’individu, il peut y avoir des résultats intéressants.
Anne Nivat : Oui, absolument. Ce qui m’intéresse, c’est l’individu. La femme que je suis va à la rencontre des hommes. Chez toutes les personnes que j’ai rencontrées, j’ai toujours été bien reçue. Cela veut dire qu’il existe des façons de comprendre l’autre et qu’il est possible de dialoguer même si on n’est pas du même avis. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui se passe en Afghanistan aujourd’hui : là, c’est comme un jeu vidéo géant. Tout au long de ces années vécues là-bas, beaucoup d’Afghans m’ont dit qu’ils ne comprenaient pas les militaires occidentaux : « Mais ils ont peur de se battre ou quoi ? » « C’est quoi cette histoire de zéro mort ? » « Pourquoi, à chaque fois qu’ils perdent un homme, font-ils un tel tapage ? » On peut leur expliquer la pression médiatique et les opinions publiques occidentales qui exigent zéro mort, que chaque décès remet tout d’un coup la guerre au centre des opinions, ils répondent : « Nous, on n’a pas besoin que la guerre soit remise au centre. On est dedans ! On perd des dizaines de personnes tous les jours ! Et alors ? C’est ça la guerre ! » Cela ne veut pas dire qu’ils ont moins de respect pour leurs morts, mais simplement que la guerre ne se fait pas sans pertes et qu’ils le savent. D’ailleurs, je remarque que les militaires sur le terrain ont une approche un peu comparable. C’est ce fossé que j’essaie non pas de combler, c’est impossible, mais de faire, disons, dialoguer. Que chacun ait conscience de l’existence de l’autre.
Inflexions : La lecture de votre livre laisse apparaître la notion de courage, de courage méconnu. Alors, qu’est-ce pour vous que le courage ?
Anne Nivat : Il est très différent pour les militaires et pour les populations civiles. Ces dernières n’ont pas d’armes pour se défendre, voilà la grande différence. Leur premier courage, c’est de continuer à vivre, de subvenir aux besoins de leur famille sans fuir, sans tourner le dos… C’est celui des femmes qui sortent chercher de l’eau au puits alors que c’est dangereux, alors que plus personne n’y va, qui continuent à nourrir leur famille alors qu’il n’y a plus rien à manger et qu’on ne sait combien de temps cela va durer encore... Ça, c’est du courage ! J’insiste : les civils n’ont pas le choix. Le courage des soldats existe aussi bien entendu. Quand ils sortent en patrouille, en véhicule ou à pied de leur fob2, quand ils évoluent en territoire hostile, quand ils savent que tous leurs mouvements sont épiés, enregistrés, utilisés, quand ils sont très visibles alors que l’ennemi ne l’est pas… Je ne suis d’ailleurs pas d’accord quand les hommes politiques affirment que celui-ci ne mène pas une guerre « fair »3. Ce sont les nouvelles guerres d’aujourd’hui, les guerres asymétriques : des armées régulières, visibles, qui sont des cibles, face à des hommes, ou à des femmes parfois, qui ne le sont pas.
Toutes les guerres que j’ai couvertes sont de ce type. Il est évident que les talibans et les djihadistes prennent en otage la population civile. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle m’intéresse, cette population prise entre deux feux : celui des armées étrangères régulières qui sont venues pour la « libérer », mais qui lui font peur, et celui des rebelles. Comment les armées régulières occidentales ne feraient-elles pas peur aux autochtones ? Leur logistique est extrêmement impressionnante. Les soldats qui patrouillent sont de véritables « robocops ». Ils n’ont jamais vu ça : les soldats sont avant tout source d’une inépuisable curiosité. De l’autre côté, il y a les talibans ou les djihadistes, qui sont une minorité. Souvent des autochtones armés, qui effraient eux aussi. Alors, face au courage des militaires occidentaux existe aussi le courage des talibans. Je ne suis pas là pour dire qui a tort et qui a raison. J’ai beaucoup de mal à penser une guerre comme juste ou injuste. Mais il est très difficile pour moi de conclure que la guerre en Afghanistan était justifiée.
J’ai vécu trop longtemps au sein des populations civiles pour ignorer à quel point des guerres très vite commencées deviennent interminables ; à quel point les conséquences durent et dureront. Après la guerre, c’est encore la guerre. Aujourd’hui, en Irak, c’est la guerre. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de journalistes que ce n’est plus la guerre. Simplement, nous ne sommes plus informés. Pourtant, en Irak, ça va très mal. En Afghanistan, ça va très mal aussi. Les militaires occidentaux vont partir et ça continuera à être la guerre. Alors, ensuite, on va gloser : « Est-ce une guerre civile ou pas ? » Toujours est-il que dans aucun des pays dans lesquels je suis allée depuis plus de dix ans, il n’y a aujourd’hui de société apaisée, réconciliée, qui construit un avenir pour des jeunes de vingt ans.
Inflexions : Comment appréciez-vous le travail des journalistes ? Peuvent-ils faire leur travail correctement ?
Anne Nivat : Il est très difficile de faire son travail correctement. Parce qu’observer une guerre en cours, c’est complètement différent de la résolution d’algorithmes mathématiques ; ça reste très subjectif. Je ne prétends d’ailleurs pas à l’objectivité : l’objectivité n’existe pas. Ce n’est pas parce que dans un même article on donne la parole à un militaire américain et à un taliban que l’on est objectif. En revanche, j’apporte nuances et détails. Des détails parce que ma légitimité, c’est d’avoir été sur place et d’avoir observé. C’est surtout le traitement audiovisuel du conflit qui me gêne. Je crois que dès qu’il y a une caméra de télévision les comportements ne sont plus les mêmes. Rapidement, on arrive à la mise en scène. À la sur-médiatisation au détriment du contenu. Pour avoir du contenu, il faut rester discret. Malheureusement, la discrétion n’est pas le propre de la gent journalistique.
Je ne considère pas que j’ai du courage, au sens de ce que pensent les gens lorsqu’ils disent : « Quel courage vous avez ! » Cela me flatte, oui, que l’on puisse penser ça, mais en même temps cela m’agace, parce qu’en général, ceux qui me disent cela s’arrêtent là et ne vont pas plus loin. Or, justement, ce qui m’intéresse, c’est de faire aller plus loin. Et si j’ai du courage, que dire des gens qui m’ont accueillie, avec lesquels j’ai vécu, qui m’ont offert le gîte et le couvert, parfois leur lit, et qui n’ont pas ce privilège inouï qui est le mien : posséder un passeport français qui me permet de quitter ces zones alors que eux doivent y rester. Eux ont du courage ! On oublie tout ça, on n’en parle pas. Le courage fait partie du métier de journaliste, de ce métier qui, à mon avis, n’en est pas vraiment un.
Inflexions : Journaliste n’est pas un vrai métier ?
Anne Nivat : Pour moi, non ; c’est ma façon de vivre ; c’est naturel. Si on n’a pas de courage, ce n’est même pas la peine de penser à aller dans ces pays-là. C’est exactement comme les militaires : on ne s’engage pas dans l’armée si on n’est pas prêt à partir en opérations extérieures. Et en même temps, on n’est jamais prêt à ce que l’on va voir. On s’aguerrit quand on est dans la guerre, dedans. Avant, tout est très théorique. C’est la même chose pour les militaires. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à parler de cette expérience, sauf à mes proches. C’est difficile de parler à ceux, et ils sont nombreux, qui ne connaissent rien au quotidien de la guerre. Finalement, ça me serait peut-être plus facile avec un militaire qu’avec un civil.
Inflexions : Jean-Paul Mari a publié Sans blessures apparentes, un livre sur les blessures post-traumatiques. Le fait d’écrire ne serait-il pas une façon pour vous de... ?
Anne Nivat : Bien sûr que si. Chacun a sa façon de s’en sortir. Le retour, pour le militaire ou le civil qui a vu la guerre comme moi ou d’autres journalistes, ce n’est pas évident. Ma façon, c’est de trouver les mots pour partager ce que j’ai vu. Si je ne partageais pas, j’irais beaucoup plus mal, je ne me sentirais pas utile. Le but est quand même de rester vivant et de témoigner pour ceux qui veulent savoir. Je ne force personne à s’intéresser à ce qui s’est passé ou à ce qui se passe en Afghanistan, en Irak ou ailleurs. Mais je ne veux pas que l’on dise ensuite qu’il n’était pas possible de savoir. Ce que j’ai publié prouve le contraire. Beaucoup plus de gens qu’on ne le croit sont intéressés ; le succès continu de mes livres et de mes conférences le montre. Le fait de parler à quelqu’un qui en revient, qui plus est une femme, qui raconte des histoires vraies, est important. Ils découvrent ces guerres sous un angle plus humain. Si l’armée parlait de ses missions de façon humaine, il y aurait à mon avis beaucoup de choses à dire.
Je l’ai constaté lors de la promotion de mon livre au Canada. Le major Pruneau m’a accompagnée à une émission de radio en direct. Je l’avais convaincu. Il était intimidé. Normal : officier en fonction, ce n’était pas évident pour lui de s’exprimer. Je lui ai dit : « Il faut que tu parles comme si on était toi et moi, comme si on discutait. » Ça a été extraordinaire. Les auditeurs de cette grande émission du matin ont adoré. Il y a eu énormément d’appels. Et cela parce qu’il est apparu comme un être humain, tout simplement. Peu de temps après, j’ai été invitée sur un plateau de télévision pour une intervention de trois ou quatre minutes à peine. Pruneau devait venir avec moi ; le voir à l’image aurait été encore plus fort. Son sourire, sa gentillesse auraient éclaté. Mais on a attendu le feu vert en vain. Ses chefs ont refusé qu’il participe à cette émission, et c’est dommage. L’officier de presse qui l’accompagnait était lui-même peiné... C’est symptomatique de l’armée qui fait sans cesse deux pas en avant puis trois pas en arrière.
Inflexions : Quelle est votre vision des officiers de presse ?
Anne Nivat : J’ai beaucoup plus de respect pour les militaires sur le terrain que pour les officiers de presse. Mais je comprends que l’armée ait dû s’adapter pour pouvoir « absorber » ces journalistes qui demandent à être embarqués. Les officiers de presse font leur boulot. Personnellement, je n’ai pas besoin d’eux.
Inflexions : Facilitent-ils les choses ou sont-ils plutôt gênants ?
Anne Nivat : Je n’ai jamais eu à me plaindre des officiers de presse parce que je ne suis pas passée par eux. Pour cet ouvrage, c’est Pruneau qui est venu me chercher. Là est la grande différence. Les militaires français me demandent maintenant pourquoi ce n’est pas avec eux que je suis partie. Ils auraient tous adoré parce qu’ils voient le résultat dans ce livre. Mais, en leur temps, ils n’ont pas osé venir me chercher. Pruneau, lui, a pris des risques. Il a eu le courage de me téléphoner. En outre, je n’ai pas eu besoin d’officier de presse puisque je pouvais me rendre en Afghanistan sans l’armée canadienne ou française ou qui que ce soit, comme je l’ai toujours fait. J’ai rejoint Pruneau et ses hommes sur le terrain. Ce qui a été apprécié, c’est ma capacité à dialoguer avec les militaires comme avec les civils. Les Canadiens m’ont fait une confiance totale. Je crois que c’est simplement une question de respect. Quand il y a du respect mutuel – le respect, ça se construit –, on obtient tout. Ce respect, je l’ai eu côté afghan et côté militaire. C’est ça qui rend le livre intéressant. Mais ce n’est réalisable qu’avec du temps.
Inflexions : Qu’allez-vous faire à l’avenir ? Retournerez-vous en Irak et en Afghanistan ?
Anne Nivat : Je ne peux arrêter ce que j’ai commencé car sur aucun des trois terrains que je connais la guerre n’est terminée. Je ne peux m’en désintéresser. J’y retournerai, à ma façon, en décidant quand, comment, avec qui et pour voir qui. Pour essayer de comprendre et de montrer à mes concitoyens ce qui se passe en ces trois endroits. Mais je ne me précipite pas. Je n’ai pas exprimé le désir d’accompagner des militaires français car je suis encore « sous le coup », si je puis dire, des militaires canadiens, mais c’est justement parce que je ne vais pas très vite. J’ai en tête énormément de sujets de reportage ; c’est le temps qui me manque. La Légion étrangère, par exemple, m’intéresse beaucoup. J’aimerais comprendre comment ces hommes s’intègrent en France grâce à cette institution. Je trouve ça extraordinaire. Il n’y a que l’armée pour faire un truc pareil.
Inflexions : Il n’y a pas que la Légion...
Anne Nivat : Je n’ai pas vu jusqu’à présent de reportages qui mettaient vraiment cette singularité en avant. Mais ce serait l’œuvre de toute une vie. Quand je suis sur un sujet, j’y suis pour très longtemps.
Inflexions : Qu’aimeriez-vous que les militaires, les hommes politiques disent ?
Anne Nivat : J’admets que les militaires ne puissent pas tous sortir de leur réserve. Mais, en même temps, je pense que l’armée devrait entretenir des rapports plus intelligents avec les journalistes afin de montrer une image plus intéressante d’elle. Parce qu’elle est intéressante. Surtout depuis qu’elle est devenue professionnelle. Beaucoup de journalistes n’arrivent pas à comprendre ce qui fait sa spécificité. Ils sont dans le truc « guerre » à fond, à très court terme. Du coup, ils restent très superficiels. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les hommes, à l’armée ou ailleurs. J’aimerais qu’enfin les Français s’intéressent aux opérations extérieures dans lesquelles la France est engagée depuis plus de dix ans. Mais on en est loin malheureusement, parce que c’est un sujet tabou. Et les militaires en souffrent. Ils ont une double frustration : la première, sur le terrain, avec les règles de l’engagement – j’en parle un peu dans mon livre même si c’est compliqué –, la seconde, immense, à leur retour, face à la totale incompréhension de leurs concitoyens sur leur action. Grosso modo, quand un copain civil d’un militaire lui demande « Qu’est-ce que t’as fait là-bas ? T’en as tué combien ? » et que celui-ci, qui est parti six mois – ce qui coûte une fortune au contribuable –, lui répond « Ben, j’ai tué personne », il est étonné, il se demande à quoi ça a servi d’y aller.
Les civils ont une image totalement fausse de la façon dont se déroulent les guerres d’aujourd’hui. Si des militaires comme le major Pruneau racontaient leurs expériences, pouvaient les partager, ça serait formidable, ça donnerait de l’humanité à leur mission ! C’est toujours les histoires, les trajectoires humaines qui touchent. Il n’y a aucune autre façon d’atteindre les gens. Ceux-ci en ont assez des discours qui sont toujours les mêmes, de cette répétition ; on l’a bien vu avec la campagne présidentielle. Ils ont besoin de sincérité et ne la trouvent pas. Il me semble avoir eu beaucoup de moments de sincérité avec les militaires que j’ai côtoyés. J’ai essayé de les retranscrire. J’ai essayé de les transmettre.
Inflexions : Que pensez-vous des hommages nationaux, aux Invalides ou ailleurs ?
Anne Nivat : Les hommages aux soldats morts ? (silence) Il faut toujours rendre hommage bien sûr. Mais c’est tellement instrumentalisé, par tout le monde. Cette instrumentalisation me répulse. On ne voit plus que cela, rien derrière. C’est nécessaire pour les familles des victimes, mais, dans les médias, il faudrait partager le parcours de certains de ces soldats. Si on savait davantage de choses, si on les montrait, si on les disait, ça resterait dans les mémoires. Ça marquerait plus.
Inflexions : Considérez-vous les soldats morts au champ d’honneur comme des victimes ou comme des personnes qui ont fait leur travail ?
Anne Nivat : Des personnes qui ont fait leur travail, bien sûr. Non, je ne peux pas les considérer comme des victimes. Les militaires qui s’engagent aujourd’hui ne peuvent pas être considérés comme des victimes. C’est la guerre et à la guerre on meurt. Même chose pour les non-militaires. Moi, si je meurs demain, en Afghanistan, en Irak ou ailleurs, il est hors de question que des voix s’élèvent pour dire que j’étais une victime. Partir est mon choix ; je prends des risques et je les assume. C’est d’une banalité inouïe ce que je dis, mais on l’oublie. La guerre, ce n’est pas un jeu vidéo, c’est du réel ! On est dans une bulle ici. Il faut en sortir, la faire éclater. Elle nous empêche de comprendre la dangerosité de l’extérieur. Les non-succès militaires et la durée de ces guerres font que nous n’avons rien réglé aujourd’hui. D’autres actes terroristes – je ne sais pas comment les nommer dans le futur s’ils prennent une autre forme – auront lieu. En dehors de la bulle, le monde est en ébullition. Les seuls à s’en rendre compte sont les militaires. Et encore… Parce que, quand ils partent en opex4, ils vivent eux-mêmes dans des bulles. Moi, j’étais en dehors, tout le temps. Et quand j’étais avec eux, je revenais dedans. C’est humain. Je comprends qu’après la patrouille, ils rentrent exténués. Qu’il leur faut se relaxer, se sentir en sécurité. Mais ils ne sont pas en sécurité. Comment l’être ? C’est impossible. Alors on fait régner une illusion de sécurité. Moi aussi, quand, pendant la guerre en Tchétchénie, j’entrais dans une maison, chez des talibans ou autres indépendantistes, sous les bombes russes, j’avais envie de me sentir en sécurité sinon je devenais folle. J’avais besoin de croire que je dormais à l’abri du dangers. Mais tout pouvait arriver à tout moment. C’est ça la guerre ! Les militaires ont leurs armes pour se protéger. Moi non, par choix. Je pars du principe que l’absence de protection est la meilleure des protections. C’est pour ça que je n’aime pas être « embarquée » ; c’est pour ça que je n’aime pas me trouver dans un vab5.
Inflexions : Un sentiment d’oppression ?
Anne Nivat : Bien sûr ! Parce que je ne peux plus partir, parce que je ne suis plus libre de mes mouvements, parce que d’habitude, je ne compte que sur moi et ma chance, sur mes capacités physiques. Si je n’étais pas en grande forme physique, je n’irais pas dans ces pays. Combien de fois courir vite m’a-t-il sauvé la vie ? J’ai été prise sous des feux de mortiers en Tchétchénie à la lisière d’une forêt, nos coordonnées avaient été données ; ça, comment voulez-vous que je l’oublie ? Les bruits de la guerre ont failli me rendre sourde. Je me trouvais avec l’homme qui est le héros de mon premier livre, Chienne de guerre. C’est lui qui m’en a sortie parce qu’il a tout de suite compris la gravité de la situation. J’étais en jupe longue, comme toutes les femmes tchétchènes, mes cheveux cachés par un foulard, et je portais des bottes en plastique. J’ai soulevé ma jupe pour mieux courir et je suis arrivée dans un village où tout le monde se terrait dans les caves depuis trois jours... Et moi aussi, j’ai dû m’y terrer.
Les bombardements de l’armée russe en Tchétchénie n’avaient rien à voir avec ceux des forces alliées en Irak, où la France n’était pas, ou en Afghanistan. C’était… C’était la pire des guerres. Elle m’a vaccinée. Je peux comparer ces trois conflits, car je les ai vécus tous les trois. Et j’ai commencé par le pire. Il y a très peu de témoins. C’était une guerre à huis clos où les Russes faisaient ce qu’ils voulaient. Et ils l’ont fait, je peux vous le dire. Les bombardements, intensifs, ont duré huit mois. J’étais dessous avec la population au moment où la propagande russe clamait dans le monde entier ne pas bombarder les civils. Le ciel était noir d’hélicoptères. Ils volaient si bas qu’on pouvait pratiquement discerner les traits des pilotes lorsqu’ils appuyaient sur le bouton pour lâcher leurs bombes.
Le courage, pour moi, il est dans ces moments-là. Comment les oublier ? Dans un village, en banlieue de Grozny, la capitale, on a commencé à être bombardés en début de journée. J’ai dû rester là où j’étais, dans la maison de la jeune femme qui me recevait, avec certains de ses voisins (elle soulève ses lunettes foncées, son regard devient fixe, elle relève ses pieds en tailleur sur sa chaise. Ses poings et ses coudes se serrent sur sa poitrine… Elle se recroqueville en parlant.). Trois hommes étaient là aussi. Nous avons vécu ce bombardement ensemble. J’ai demandé à la femme : « Où est la cave ? » Elle m’a répondu qu’elle n’en avait pas. On est resté là où on était. Et son courage à elle, ça a été de nous proposer du thé. Elle a fait bouillir de l’eau. Elle nous a servi du thé. Nous l’avons bu. Le courage alors, c’était de simuler la vie normale en attendant que « ça » passe. Chaque minute, je répétais : « Quand est-ce qu’ils vont partir les hélicoptères ? » « Tu crois qu’ils vont partir les hélicoptères ? » Elle n’avait pas de réponse, mais pour me faire plaisir elle répétait inlassablement : « Ils vont partir, ils vont partir, ils vont partir. » Ils ne se sont éloignés qu’au crépuscule. On a laissé passer la nuit, une nuit difficile, et c’est seulement le lendemain qu’on est sorti de la maison. Ça sentait la chair humaine brûlée. Dans ce village qui ne comptait que deux rues, seules quelques maisons étaient encore debout, dont la nôtre. Un pur coup de chance. (Elle se détend, se redresse comme si elle se réveillait.)
Vous voyez, tout cela, je l’ai vécu, en 1999-2000. Alors, ensuite, vous comprenez que pour moi les guerres « chirurgicales » d’Afghanistan et d’Irak, c’était autre chose... Aujourd’hui, cette expérience me permet d’avoir accès aux djihadistes, aux talibans, qui ont tous très envie de savoir ce qui s’est passé en Tchétchénie. Les militaires aussi ; tout le monde a envie de savoir. C’est ma légitimité. Je suis donc bien accueillie partout.
Inflexions : Vous êtes à la limite de la sociologie.
Anne Nivat : Oui, tout à fait. J’ai d’ailleurs toujours plaisir à parler avec des ethnologues. De l’observation participative immédiate, de l’histoire immédiate. Mais, une fois encore, la guerre, c’est la guerre. Il faut cesser de croire que ce n’est pas dangereux, qu’on n’y meurt pas. La guerre, c’est sale. La guerre, ça pue. La guerre modifie tous les comportements humains. Quand on est dedans, on le voit. La France, Dieu merci, n’a pas connu de conflit sur son territoire depuis plus de soixante ans. Les Français sont dans une bulle virtuelle. C’est ça qui me choque : cette bulle génère des sur-réactions à chaque événement. Ça a été le cas aux États-Unis avec le 11-Septembre. Mais cette bulle éclate de temps en temps. Et on n’a pas fini de la voir éclater parce qu’avec ce qui s’est passé au Maghreb et ce qui se passe en Égypte, en Syrie, au Yémen…
Inflexions : Ceux qui ont connu ce type d’expérience donnent l’impression de vivre avec des images sans cesse prêtes à surgir…
Anne Nivat : Oui. On reste dedans. C’est inoubliable. Je ne raconte pas ces événements tout le temps à tout le monde. Pourtant, c’est la réalité et on l’oublie. Je ne veux pas qu’on se voile la face. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on quitte la réalité et cela ne nous aide pas à nous préparer à quoi que ce soit. Ni à débattre ni à prendre conscience réellement de petites choses. Il n’est pas question de vivre dans la terreur, mais de vivre les yeux ouverts. On n’y arrive pas vraiment et les hommes politiques ne nous y aident pas…
Inflexions : Vous n’avez pas prononcé le mot peur, or vous l’avez exprimée physiquement.
Anne Nivat : Parce qu’à ce moment-là, la peur habite tout... On ne peut même plus avaler sa salive. Cette question, si vous saviez combien de fois on me l’a posée. « “Alors, t’as eu peur ?” “Qu’est-ce que ça fait d’avoir peur ?” » Il m’est très difficile d’entendre les hommes politiques gloser sur la sécurité en France parce qu’ils jouent avec la peur.
Inflexions : En même temps, en parler demande un effort.
Anne Nivat : Oui, c’est un travail qui ne va pas de soi, d’où, évidemment, la nécessité de la cohésion du groupe. Aujourd’hui, on fait des films sur des bandes de mecs qui étaient ensemble dans telle ou telle fob. Ce n’est pas suffisant. Tous sont très guerriers, très axés, je trouve, sur l’adrénaline procurée par l’utilisation des armes. On peut même croire à des films de fiction alors que c’est du réel. La catastrophe d’Uzbeen6 est d’abord une catastrophe humaine, mais son traitement médiatique a été déplorable. Comme son traitement politique... Tout ça a été mal géré, trop dans la passion, trop dans l’émotion, trop dans tout. J’étais ulcérée de voir qu’Uzbeen se transformait en un argument pour parler de l’Afghanistan pendant cinq jours de façon hyper sensationnelle. Affligeant. Certains journalistes me téléphonaient pour recueillir mon commentaire et je leur répondais : « Pourquoi vous intéressez-vous seulement maintenant à l’Afghanistan ? Mais réveillez-vous ! »
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard
1 Le 22e Royal Regiment est un régiment francophone. Ses premiers contacts avec l’armée française depuis le second conflit mondial date de 1993, lorsqu’un détachement est venu s’installer à Visoko, entre Sarajevo et Kakanj où étaient stationnées des unités françaises. L’armée canadienne a pour chef suprême, même symbolique, la reine Elisabeth II.
2 FOB : Forward Operating Base (« base opérationnelle avancée », ou « camp »).
3 Fair pour « loyal ».
4 opex : opérations extérieures.
5 vab : véhicule de l’avant blindé, véhicule à quatre roues qui transporte en général une dizaine de soldats ou du matériel. Il peut aussi être équipé avec du matériel sanitaire.
6 En août 2008, un détachement français tombe dans une embuscade dans la vallée d’Uzbeen, à l’est de Kaboul. Après de durs et longs combats, le détachement déplore dix morts.