À vingt ans, quand la curiosité s’éveille et que l’on se plonge d’autant plus dans la chose publique que l’on souhaite y participer, on ne voit qu’arguments pour la réforme et on se laisse prendre au piège de l’idéalisme. Les fameux aphorismes d’Henri Queuille1 scandalisent et on plaint ses parents d’avoir vécu à une période où de tels irresponsables étaient à la tête de l’État2 en n’imaginant pas un instant que la nôtre puisse être aussi désabusée.
On constate cependant assez vite que nombre de lois non seulement n’atteignent pas les objectifs qu’elles s’étaient fixés, mais qu’elles sont construites sur des théories implicites du changement social simplistes quand elles ne sont pas fausses. Pire, elles présupposent des conditions techniques ou financières dont il est facile de démontrer qu’elles n’existent pas3. Ainsi, par exemple, en 2004, Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, annonçait que toutes les informations médicales de tous les Français se trouveraient enregistrées sur un dossier médical aussi personnel qu’électronique, et cela dès 2007. Or, à l’époque, 20 % des médecins ne disposaient pas d’ordinateurs et rien n’était prévu pour leur imposer l’usage de cette machine ; comment « toutes » les informations médicales de « tous » les Français pourraient-elles être enregistrées par des machines qui n’existent pas4 ?
Alors pourquoi annoncer ces réformes dont on sait qu’elles sont mortes-nées ? La première pensée consiste à stigmatiser l’incompétence des ministres et de leur entourage, mais après ce premier mouvement d’humeur, on se ravise à la vue de quelques évidentes exceptions. On se met alors à chercher les raisons de l’apparente déraison et l’on avance l’hypothèse que les réformes, et la dramatisation qui les accompagne, ne seraient peut-être que jeux politiques et manières de prétendre que l’on agit, alors que l’on sait qu’il n’y a pas d’issues possibles aux conditions énoncées. Aussi, alors qu’il faudrait renvoyer les électeurs à la nature contradictoire de leur exigence, on « réforme ».
Selon Arthur Koestler5, il existerait un parallèle entre la nature de la réforme et celle de la création. Toute réforme serait une tentative d’intégration de deux éléments jusque-là séparés. C’est en effet bien là la nature d’une réforme qui réussit : elle est indéniablement un acte de création. Toutefois, toujours selon Koestler, à l’instar des pleurs et du rire qui ne font à leur manière que constater l’impossibilité du rapprochement de ces éléments distincts et marquent leur collision, la réforme ne serait qu’une tentative consciente de prétendre qu’ils pourraient l’être. Ses promoteurs savent parfaitement que le rapprochement avancé n’est qu’effet de manches et rideau de fumée. Ainsi, par exemple, on annonce que l’on va accroître le champ de couverture de l’assurance maladie (mieux rembourser les lunettes ou les soins dentaires, par exemple), mais sans augmenter les prélèvements sociaux et en ne touchant à aucune des prérogatives des acteurs du système. Si on peut en effet à la fois mieux rembourser et moins dépenser, cela est impossible à réaliser sans toucher à quelques intérêts aussi puissants que bien organisés. Il faut toujours avoir à l’esprit une banalité essentielle : un euro de moins de dépenses de soins est toujours aussi un euro de moins pour le revenu de quelqu’un, quelque part.
Mais, avant de revenir à la réforme, soulignons que ce qui frappe les observateurs des systèmes sociaux complexes, comme les grands systèmes de santé des démocraties occidentales, est d’abord leur stabilité. Ils évoluent lentement et la réforme, la vraie, celle qui transforme le système, est rare, comme sont rares les changements des valeurs qui les sous-tendent ; certes ils existent, mais on ne les constate que sur une très longue période. Ainsi notre système dit « de santé » est d’abord un système de soins, qui s’est structuré grâce à un tout petit nombre d’événements.
Les relations entre le corps médical et l’assurance maladie sont récentes : elles remontent aux années 1925-19306. Tout s’y joue. À la sortie de la Première Guerre mondiale, Alexandre Millerand, président du Conseil, demande au premier ministre de la Santé, Paul Jourdain, de créer en France un système d’assurance maladie. La France vient de retrouver ses trois départements d’Alsace-Lorraine, qui ne veulent pas abandonner le merveilleux système bismarckien dont ils bénéficient, trois millions de blessés de guerre requièrent des soins, le communisme monte à l’est de l’Europe, toutes ces raisons et quelques autres poussent à la réforme. L’assistance médicale gratuite de 1893, celle aux tuberculeux de 1901, comme les assurances sociales obligatoires pour les ouvriers et paysans de 1910 ne suffisent plus.
Une première loi créant l’assurance maladie est votée en 1925. Elle prévoit que le tarif des médecins sera « opposable », autrement dit fixé par convention entre les syndicats médicaux et les caisses. Si la majorité des praticiens l’accepte, une minorité de « grands patrons » parisiens et lyonnais rejettent ce conventionnement et inventent, en 1926, la charte de la médecine libérale7, dont l’un des principes est la liberté des honoraires. En 1927, la Fédération nationale des syndicats de médecins de France, quoique minoritaire, défend cette charte et l’emporte. La profession manifeste, le Parlement recule une première fois en 1928, une seconde en 1930. Les médecins obtiennent le tarif de « prestation », le meilleur des mondes. En effet, l’assurance maladie rembourse au minimum ce tarif dit de prestation et, ce faisant, solvabilise la demande des plus pauvres, car les médecins, tout en demeurant conventionnés, peuvent facturer, avec « tact et mesure », un montant supérieur à ce tarif.
Entre 1930 et 2012, un tarif national « opposable » pour l’ensemble de la profession médicale n’a en fait existé que durant neuf années, de 1971 à 1980. En 1980, le gouvernement de Raymond Barre autorise le « secteur 2 » à honoraires libres, version moderne du tarif de prestation. On joue et rejoue donc la même pièce depuis plus de quatre-vingts ans. L’antagonisme entre l’assurance maladie et la profession médicale demeure, ce qui n’est pas le cas en Allemagne, où le système est cogéré par les syndicats, le patronat et la profession médicale.
Quant à l’hôpital public, c’est seulement à partir de 1941 que les personnes qui n’étaient ni « indigentes » ni militaires ni accidentées du travail ont pu y être admises. Auparavant, la bourgeoisie, petite ou grande, avait besoin d’établissements hospitaliers pour s’y faire soigner ; c’est la raison pour laquelle existent en France autant de cliniques privées. Il fallut attendre 1958 pour que les jeunes réformateurs de l’époque trouvent un « patron » qui porte le projet qu’ils avaient élaboré dès 1956, grâce à Jean Dausset, futur prix Nobel de médecine, mais alors membre du cabinet de Mendès France. Ce patron s’appelait Robert Debré et était le père du Premier ministre de l’époque ; cela n’a pas nui. Les centres hospitaliers universitaires (chu) sont créés et deviennent le lieu de formation exclusif des jeunes médecins. Le plein-temps à l’hôpital se généralise. La reconnaissance va aux spécialistes, les généralistes sont formés par défaut. Très vite, Robert Debré s’aperçoit des dangers de cet aspect de l’ordonnance de 1958 et propose d’y porter remède8. Il n’a toujours pas été entendu ! Puis vint la première grande loi hospitalière de l’après-guerre, le 31 décembre 1970. Elle crée un statut juridique spécifique pour les hôpitaux publics, organise la carte hospitalière, jette les bases de la planification sanitaire et accompagne la transformation de l’hôpital public. Beaucoup d’établissements sont construits, d’autres sont rénovés, la médecine hospitalière est à son apogée.
Les contraintes économiques ne commencent à être évoquées qu’en 1966 grâce, notamment, à un rapport du patronat. En 1967 naît la Caisse nationale d’assurance maladie ; l’argent abonde encore. Ce n’est qu’après le premier choc pétrolier que les ministres de la Santé auront aussi pour mission de « rationaliser » les dépenses – nous sommes cependant loin du rationnement britannique. Celles-ci ne cesseront de croître, certes pas au même rythme, mais toujours, même durant la crise économique que la France traverse depuis 2008. Aussi les Français sont-ils, avec les Américains et les Néerlandais, les Occidentaux qui consacrent le plus d’argent aux soins médicaux – environ cinquante milliards de plus que la moyenne, soit une somme sensiblement supérieure au budget de la Défense nationale (trente-sept milliards) –, alors que leur santé n’est pas meilleure que celle de pays plus économes comme le Japon, mais aussi l’Espagne ou l’Italie. Notre rigueur prononcée et crainte n’a toujours été que très relative, et cela parce que l’on a persuadé les Français que si l’on maîtrisait les dépenses de santé, leur santé en pâtirait ! Merveilleuse communication !
Un mouvement de fond, si lent et si profond qu’on a du mal à le distinguer, se manifeste par ailleurs depuis un quart de siècle : la mainmise de l’État sur le système hospitalier. En 1970, à l’hôpital, tout ce qui n’était pas interdit était autorisé. Progressivement, cette liberté relative s’est amenuisée jusqu’à disparaître. Aujourd’hui, l’État réglemente encore et toujours : quarante-trois familles de règlements s’appliquent à l’hôpital pour la seule sécurité ! Il s’immisce dans la gestion hospitalière jusqu’à la prendre en charge. Désormais, l’hôpital se fond dans l’État, la loi « hpst » (hôpital, patient, santé et territoire) de 2009, dite loi « Bachelot » n’étant que la dernière étape d’une évolution commencée il y a une vingtaine d’années.
Enfin, l’assurance maladie perd progressivement ses caractéristiques d’assurance, ne serait-ce que parce que les cotisations varient avec les revenus et non plus avec le risque couvert. Il importe de rappeler qu’à l’origine, l’assurance maladie était non seulement une assurance dont les cotisations étaient plafonnées, mais qu’elle avait aussi été conçue pour que ses affiliés puissent disposer d’un revenu durant leur maladie ; c’est ce que nous appelons aujourd’hui les « indemnités journalières ». Le remboursement des soins était alors secondaire et sera globalement inférieur en montant à celui de ces indemnités jusqu’en 1958. En outre, alors qu’en 1945, comme en 1925, les réformateurs voulaient créer un système universel, un certain nombre de professions le refuseront. Toute l’histoire de l’assurance maladie, de 1945 jusqu’en 2000, consistera à rattraper cette erreur en créant une multitude de régimes (régime agricole, minier, des clercs de notaire, des petits rats de l’opéra, de la sncf, du port autonome de Bordeaux…) et en étendant la notion de « travail », aux chômeurs notamment.
L’assurance maladie était l’un des éléments de la démocratie sociale voulue par la Résistance. C’est à ce titre qu’elle est cogérée par les syndicats et le patronat. Mais en l’an 2000, c’est la résidence légale sur le territoire national et non plus le travail qui permet d’ouvrir des droits. La conception de « salaire différé » perd toute justification et les caisses d’assurance maladie toute légitimité spécifique. Pourtant, elles continuent pour l’essentiel à vérifier les droits de chacun ! L’essentiel n’est toutefois pas là, même si cette fiction est onéreuse, mais dans le fait que l’assurance maladie exerce sa compétence sur la médecine de ville et l’État sur l’hôpital public ou privé. Or on sait que la France hospitalise bien plus de patients que les pays comparables (70 %), et que la priorité devrait être un transfert de compétences et d’argent de la médecine hospitalière vers la médecine de ville. En ville, le système tient par l’équilibre entre le corps médical et l’assurance maladie. Si cette dernière contrôle les tarifs, elle ne contrôle en rien les prescriptions, dont on sait qu’elles sont éminemment variables d’une région à l’autre et que cette variation ne s’explique pas par des données objectives comme la prévalence de telle ou telle maladie.
Ce système est donc stable. Les caisses d’assurance maladie subsistent alors que le fondement de leur légitimité a disparu. Les syndicats médicaux défendent le paiement à l’acte dont on sait que ce n’est en aucune façon la meilleure manière de rémunérer les médecins généralistes, qui réussissent l’exploit, comme tous les médecins libéraux, de ne pas être contrôlés sur leurs prescriptions, alors que c’est la règle aux États-Unis, pays « libéral » s’il en est. L’État, en étant juge et partie, tuteur et gestionnaire, se paralyse et ne peut fermer les services hospitaliers qui devraient l’être, car toute fermeture prend immédiatement un aspect politique alors que, localement, l’emploi prime sur la qualité des soins. L’hôpital, c’est lui, l’État, et non plus une entité indépendante qu’il régule. Tout cela est très onéreux. Les contradictions sont payées par ceux qui ne peuvent pas encore se plaindre, les générations futures auxquelles on transfère par l’intermédiaire de la cades la charge de payer plus tard le déficit qui n’est pas dû seulement à la crise économique récente.
Pourtant, on a « réformé » et on réforme chaque année. On baisse le numerus clausus des étudiants admis en deuxième année de médecine, puis on l’augmente, répercutant ainsi sur plus de quarante ans les conséquences de décisions prises à la légère. On crée dès 1970 une carte sanitaire afin de réduire les inégalités territoriales dans l’accès aux soins,or les inégalités interrégionales, non seulement demeurent, mais s’accroissent, qu’il s’agisse de pharmacie, de scanners, d’appareils de résonance magnétique ou de lits d’hôpitaux. Plus grave encore, on sait que selon l’endroit où sera admis un patient victime d’un infarctus du myocarde, les soins prodigués ne seront pas les mêmes. Rien d’étonnant, car ceux-ci ne sont pas contrôlés, mais cela est lourd de conséquences pour les patients. En France, les inégalités de soins sont vraisemblablement plus importantes que les inégalités d’accès aux soins dues notamment aux questions financières. Les Français adorent débattre des principes de droit, surtout quand il s’agit d’égalité, mais ont un profond dédain à l’égard de la réalité empirique. Il est vrai que la formation de notre élite est de plus en plus juridique : le monde doit être ce que les lois prétendent. Pourquoi l’observer ? Pourquoi évaluer les politiques publiques ?
Joseph White9 souligne que les politiques de santé, comme les autres politiques publiques, sont peuplées de licornes et de zombies. Les licornes, animaux mythiques, sont plus belles que la plus belle des juments, mais elles demeurent imaginaires. Il en est ainsi de très nombreuses réformes dont les projets sont plus beaux que la réalité. On croit que la pureté formelle du modèle suffit, mais comme la réalité est autre, l’échec est inévitable. Ce qui ne désarçonne toutefois pas leurs avocats car, bien entendu, l’échec provient de la situation qui n’avait pas la pureté requise et, donc, selon eux, dans d’autres circonstances, la réforme aurait bien eu les effets escomptés. Un exemple de licorne qui, heureusement, a peu marqué l’esprit des Français a été de laisser croire que la concurrence entre les compagnies d’assurance ferait baisser les dépenses de santé. Ce n’est pas le cas, les Américains, les Néerlandais et une partie des Allemands en paient le prix. Quant aux zombies, ces morts-vivants qui renaissent indéfiniment, ils survivent à leurs échecs répétés. Tel est le cas, par exemple, de la croyance sans réserve aux bienfaits économiques des dossiers médicaux informatisés ou encore le fait que l’on va pouvoir résoudre l’inégale répartition des médecins sur le territoire national en faisant varier la démographie médicale. La densité relative des médecins en France était la même en 1900 et en 2000 ; le passage de soixante mille à deux cent trente mille praticiens en France entre 1968 et 2012 n’a pas réduit les inégalités territoriales et, pourtant, la démographie demeure le sujet favori des ministres de toutes couleurs politiques et des syndicats médicaux ! Joseph White montre que ce qui compte dans une réforme, ce n’est pas tant qu’elle s’inspire d’exemples réussis, mais qu’elle convienne aux croyances des réformateurs : croyances religieuses, croyances politiques sur l’homme et la société, croyance dans des modèles de « bon sens ». D’ailleurs, les réformes qui voient le jour ne sont pas les plus claires, mais bien les plus ambiguës, celles dont le plus grand nombre d’acteurs pense pouvoir espérer, un jour, bénéficier.
Au cimetière des réformes, les conditions objectives des échecs sont nombreuses. Il y a tout d’abord des erreurs logiques, comme celles d’annoncer que l’on va atteindre un objectif, alors que les conditions nécessaires ne sont pas remplies. Il en est ainsi, par exemple, de l’évaluation de la qualité des soins en l’absence de dossiers médicaux dignes de ce nom. Il en est de même de la défense du « principe de précaution », impossible à mettre en œuvre tel qu’il est défini par l’article 5 de la Charte de l’environnement. Il prétend qu’en cas d’événement « incertain », il serait envisageable de prendre des mesures « proportionnées », or ce qui est incertain le demeurera. Il n’y a pas là de « proportion » logiquement possible10. Cette absence des conditions nécessaires est aussi le cas fréquent de beaucoup de réformes qui n’ont pas le début du commencement des moyens financiers qui permettraient de les mettre en œuvre.
Il y a ensuite des réformes qui tentent d’agir sur des phénomènes que l’on mesure mais que l’on ne sait pas modifier. Ainsi, le suicide est en France une question de santé publique – on s’y donne la mort deux fois plus qu’au Royaume-Uni ou qu’en Italie. Ce taux est encore plus élevé dans certaines régions, notamment en Bretagne, mais seulement dans la partie bretonnante, où il est quatre fois supérieur au taux national. Pourquoi ? Personne ne le sait. Et personne ne sait vraiment comment « prévenir » le suicide. Ainsi l’action préconisée à l’échelon national pour lutter contre ce fléau a consisté à… ouvrir un bureau compétent à la direction générale de la santé, à Paris, avenue Duquesne ! Quant à la Bretagne, il est difficile d’empêcher de vendre des cordes dans un pays de marins ou de priver de liberté tous ceux qui veulent attenter à leurs jours.
Souvent, donc, au lieu de reconnaître que l’on ne sait pas, on prétend savoir ou l’on agit de manière symbolique. Ainsi, lors de la sécheresse du printemps 2011, le préfet du Rhône a-t-il interdit de laver les voitures et de remplir les piscines à Lyon, alors qu’avec la fonte des neiges, le Rhône débitait deux mille cinq cents mètres cubes d’eau par seconde, qui sont allés se perdre en mer, largement de quoi laver des voitures dont l’eau d’ailleurs retourne au fleuve.
Il y a enfin des réformes fondées sur des théories qui semblent robustes, mais qui sont soit fausses soit insuffisantes. Ainsi l’augmentation du prix des cigarettes fait baisser leur consommation chez les plus riches, pas chez les plus pauvres, alors que la théorie économique prédit l’inverse. Contrairement à ce que prétendait en son temps Jean-Pierre Raffarin, on ne « responsabilise » pas les Français en augmentant le ticket modérateur dont on sait que, par ailleurs, il ne modère rien. Certes les patients surconsomment quand les soins sont gratuits, mais c’est le cas également quand ils sont payants. L’argent ne permet donc pas de définir un « bon » niveau de dépenses de soins. De même, les statistiques internationales montrent que, pour les pays riches, on n’améliore pas la santé en augmentant les dépenses dites « de santé ». Les Américains consacrent deux fois plus de leur richesse à leur « santé » que les Japonais (17 % du pib aux États-Unis versus 8,5 % au Japon) – différence considérable –, pourtant ceux-ci ont une espérance de vie de cinq ans supérieure.
L’inscription d’une réforme à l’agenda politique et la bataille menée pour cela permet parfois de comprendre son contenu. Pour qu’il y ait « réforme », la situation, à tort ou à raison, a d’abord été dramatisée par la coalition des politiques, des fonctionnaires, des intellectuels et des journalistes, qui voulaient la faire passer en ayant parfois d’ailleurs l’idée de la solution avant que n’apparaisse le « problème ». Parmi toutes les imperfections dans le fonctionnement de la société française, un petit nombre de celles-ci seulement conduisent à une « réforme ». Certains sujets, repérés depuis longtemps comme étant d’importance, demeurent tabous et donc ne parviennent pas au stade d’un éventuel débat. Pour n’en citer qu’un, évoquons l’organisation de notre démocratie locale : trente-cinq mille communes quand les Allemands en ont dix fois moins, mais aussi des arrondissements, des départements, des régions, un État national, l’Europe et des compétences souvent imbriquées. Or le sujet n’est pas inscrit à l’agenda gouvernemental car il touche aux intérêts les plus directs de la classe politique.
D’autres sujets, en revanche, sont en permanence d’actualité, car les contradictions entre aspirations et réalité économique sont patentes, irrésolues et donc… d’actualité. Ainsi, dans le domaine de la santé, comme les Français pensent que plus de médecine conduit systématiquement à plus de santé, on n’évoque que les questions financières ou, plus précisément encore, les recettes nouvelles et/ou les baisses de remboursement, pas celles qui touchent à l’organisation des soins, à la baisse éventuelle des prescriptions ou au contrôle a posteriori des pratiques cliniques. Comme la nature du système est inflationniste et que sa structure est stable, les mêmes causes produisent les mêmes effets et les mêmes questions se posent année après année en dépit, ou peut-être à cause, des réformes. Jusqu’à quand ?
Quand on s’intéresse à la prospective, il est sage de prédire que demain ressemblera à hier. Les ruptures sont rares. Ainsi, peu de grands pays occidentaux ont réformé en profondeur leur système de santé. Le Canada est l’exception. Les États-Unis, notamment, se heurtent encore et toujours aux mêmes intérêts, et la réforme imposée par Barack Obama donnera au mieux un accès à une assurance santé à quelque trente millions d’Américains. Elle ne touchera pas aux problèmes les plus criants du système américain et, d’abord, à ses poussées inflationnistes.
Ce qui constitue l’essence d’un système se définit dans une courte période, ce sont les conditions initiales, celles qui ont présidé à son invention. Ainsi le National Health Service britannique conservera ses particularités. Il n’y aura pas de convergence des systèmes de santé des pays européens à un horizon prévisible. Quant à la réforme, il faut d’abord la concevoir. On a vu que vingt ans ont été nécessaires pour que les Français comprennent la question intellectuellement simple de la réforme des retraites. Qui, en France, quelle coalition, quel parti politique est capable de concevoir ce que pourrait être une réforme du système de santé ? Demain ressemblera beaucoup à hier, jusqu’à la crise financière majeure, si elle advient, mais même dans ces conditions, et l’exemple de la Grèce le montre, il n’est pas mauvais de penser le système afin, le moment venu, d’avoir une chance de panser ses plaies.
1 « Il n’y a pas de problème dont une absence de solution ne finisse à venir à bout. (...) La politique ne consiste pas à faire taire les problèmes, mais à faire taire ceux qui les posent. »
2 Même quand l’on reconnaît que Henri Queuille s’est très bien comporté pendant la Seconde Guerre mondiale.
3 Jean de Kervasdoué, « Pour une évaluation des politiques publiques : réflexion à partir de la sociologie des organisations », Annales des Mines, juillet-août 1981, pp. 133-144.
4 Il y avait au moins une cinquantaine de raisons pour lesquelles cette annonce était pour le moins critiquable, notamment le fait qu’il n’y avait pas l’argent pour accompagner un tel projet, ou que l’on ne sait pas ce que veut dire « toutes » les informations médicales…
5 Arthur Koestler, The Act of Creation, Penguin Books, 1990.
6 Patrick Hassenteufel, Les Médecins face à l’État, Paris, Presses de Science-Po, 1997.
7 Elle n’est pas « libérale » au sens économique puisqu’elle présuppose un monopole de la profession, elle n’est pas « libérale » non plus au sens politique, elle n’est « libérale » qu’au sens corporatiste.
8 Jean de Kervasdoué, « Santé. Pour une révolution sans réforme », Le Débat, 1999.
9 Joseph White, « Licornes, zombies et politique de santé », in Jean de Kervasdoué, Le Carnet de santé de la France en 2012, Paris, fnmf/Economica, octobre 2012.
10 Jean de Kervasdoué, La Peur est au-dessus de nos moyens. Pour en finir avec le principe de précaution, Paris, Plon, 2011.