Sixième centenaire de la naissance de Jeanne d’Arc : salves de colloques, de publications, approfondissement de l’érudition, retour à la sainte catholique et à l’héroïne nationale, qui ne coïncident pas toujours pour la classe politique qui l’avait depuis quelques décennies abandonnée à l’extrême droite… En tout cas : une somme agencée par des maîtres de Sorbonne, les présidents directeurs du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans.
Qu’apporte cet ouvrage à la connaissance de Jeanne ? Construit selon les méthodes de l’historiographie empirique, il synthétise la relecture des sources archivistiques confrontées aux recherches contemporaines qui s’intéressent peut-être moins à la réinterprétation de la vie de Jeanne prise dans son ensemble qu’à des recherches plus spécialisées sur la culture et l’archéologie matérielles, les objets, les mœurs qui l’environnaient.
Il clarifie les conduites d’ordinaire souvent condamnées, l’ingratitude de Charles VII, les intrigues de sa belle-mère Yolande d’Aragon, le mauvais vouloir du grand chambellan La Trémoille, la politique de Bedfort, régent du royaume de France pour le roi d’Angleterre, la conduite du procès par Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, assistant au couronnement du petit Henri VI à Notre-Dame de Paris, puis évêque de Lisieux où il est enterré (la petite sainte Thérèse a écrit une Jeanne d’Arc).
Il fait le point sur les derniers travaux relatifs à l’explication psychologique des voix et des visions, le « mystère de la vocation » : les sciences cognitives ne sont pas encore assez puissantes pour aller au-delà des oscillations entre élans mystiques et hallucinations mystagogiques, mais phénomènes réels pour les croyants.
Il ne peut répondre que par des hypothèses aux trois mystères de Jeanne : le contenu de sa première conversation avec le dauphin ; sa compréhension ou non de la cédule d’abjuration qu’elle signe d’une manière ambiguë ; son ultime confession à frère Martin Ladvenu.
Il reprend les interrogations sur l’incroyable départ de son aventure : convaincre Baudricourt de l’envoyer à Chinon, se faire recevoir à la cour et persuader celle-ci de sa mission. Ce que résume l’exclamation de Baudricourt : « À Dieu vat… Et advienne que pourra. »
Il pondère la capacité militaire de Jeanne comme guerrière (brave, n’ayant jamais tué d’ennemis, mais par nature non experte en combat au corps à corps) ; comme capitaine de compagnie (elle enthousiasmait ses hommes d’armes et avait compris le rôle de l’artillerie) ; comme stratège (après le sacre, ce fut l’errance terminée par sa capture à Compiègne). En tout cas, elle demeure « soldat », en témoignent ses compagnons d’armes, les grands capitaines La Hire, Xaintrailles, Dunois, alors que les comparaisons de l’époque évoquent d’abord Deborah la prophétesse assurant la victoire des Hébreux, puis Judith qui décapita Holopherne.
Il approfondit la description des opinions populaires sur les sorcières et les prophétesses, sur cette rumeur relative à une salvatrice pucelle de Lorraine, que Jeanne deviendra par la réussite de sa geste.
Il explicite le traité de Troyes (1420), qui reconnaît le droit à la couronne de France par les femmes d’Henri V et établit une « double monarchie » : le roi d’Angleterre est aussi le roi de France, l’union personnelle des deux dignités royales laissant subsister chaque royaume.
Mais l’intérêt capital de l’ouvrage réside dans la jonction de l’histoire linéaire, chronologique, avec le dictionnaire alphabétique, analytique, des noms de personnes et de lieux, de concepts et d’événements. Les notices sur les personnages ne se bornent pas à énoncer leur rapport avec Jeanne, mais décrivent l’ensemble de leur vie. Ce qui débouche sur une vision beaucoup plus riche du foisonnement sociologique et politique de l’époque, sur les entrecroisements des passions et des ambitions, bref, sur la reconstitution d’une société (les éléments économiques demeurant plus parcellaires).
Dans l’histoire et pour son existence singulière, Jeanne se situe à l’intersection de deux séries de procès. L’une extérieure à son action : elle est la victime du second brûlement politique à argumentation théologique du xve siècle, après celui de Jean Huss (1415) auquel elle est opposée (menant une guerre contre l’Anglais, qui est presque une croisade pour la légitimité de son roi, elle rêve d’une réconciliation anglo-française qui permettrait le départ en croisade vers Jérusalem), et avant celui de Savonarole (1498), qui se situe déjà dans une autre perspective, celle des guerres d’Italie et de Religion. L’autre sanction de son action. Le procès de condamnation (1431) tout d’abord : les historiens se demandent encore si l’hérésie fut patente ou si fut condamné le manquement schismatique à la prescription biblique de l’interdiction du port d’habits masculins par les femmes. Le procès de réhabilitation (1450-1456) ensuite : Charles VII se soucie peu d’avoir été couronné grâce à une sorcière. Le procès de canonisation enfin : Pie X avait condamné le Sillon et l’Action française, mais béatifié Jeanne après la loi de 1905 sur la laïcité ; la victoire française de 1918 incita Benoît XV, neutre durant la guerre, à rétablir les relations diplomatiques avec la France. Jeanne est canonisée en 1920.
Alors, peut-être plus Antigone qu’Athéna, Jeanne devient la « sainte casquée » qui combat pour libérer la patrie, « bouter les Anglais hors de France », ce que traduira la Marseillaise : « Que le sang impur de ces soldats égorgeant nos fils et nos compagnes abreuve nos sillons. » « Comptant les morts sur le front des régiments », évoque l’artilleur Apollinaire.
Alors se déploie le florilège des déclarations d’amour ou de haine qui hantent les mémoires. « Que Dieu, par une vierge tendre / Ait voulu, la chose est vraie, / Sur la France une si grande grâce étendre », chante Christine de Pizan, alors que la Sorbonne acquise au roi anglais condamne la sorcière. Catin racontant son « combat » libidineux avec le dauphin, s’offrant aux démons pour battre les Anglais, se déclarant grosse pour éviter le bûcher selon Shakespeare (Henry VI). Ne parvenant pas à perdre sa virginité pour Voltaire. Amoureuse d’un capitaine gallois, tué au combat, qui lui ouvre le paradis pour Schiller. Christ de France pour Alexandre Dumas. Souffrante sœur de Danton engendrant la patrie pour Michelet. Évocatrice des héroïnes révolutionnaires Théroigne de Méricourt et Louise Michel, ces « presque Jeanne » pour Verlaine. Patriote doucement illuminée pour Anatole France. La sainte la plus grande après sainte Marie pour Péguy. « Barbare et chrétienne » ultranationaliste unissant tous les Français pour Barrès. Première réformée protestante pour Bernard Shaw. Salutiste puis syndicaliste idéaliste abandonnée dans l’échec, « sainte Jeanne (Dark) des abattoirs » de Chicago durant la crise mondiale de 1929 pour Brecht. Sa « passion » selon Dreyer, Mario Falconetti et Artaud. Alouette pour Anouilh. Confrontée à la bêtise et à la luxure pour Claudel, atteinte de la pâleur du jour à Vaucouvert pour Aragon. Petite sœur de saint Georges, seule figure de victoire baignée de pitié pour Malraux. En proie à une apparition captieuse pour Besson. « La flamme sifflante fut son linceul », résume Bernanos.
C’est en cette partie « Jeanne après Jeanne » que se décèlent parfois les sentiments secrets des auteurs tenus à la réserve des historiens. Demeure l’image de la Pucelle en armure, son étendard à la main. Deux statues s’imposent. Celle, préraphaélite, érigée en repentance par les Anglais en la cathédrale de Winchester, dont l’archevêque, Henry de Beaufort, fut l’un des plus ardents contempteurs de Jeanne. Et la trop dorée œuvre de Frémiet élevée place des Pyramides, à Paris, symbolique lieu de rassemblement du Front national, mais qui aujourd’hui, par la grâce du Tour de France virant dix fois devant elle pour remonter les Champs-Élysées, brille chaque année devant le monde entier.