Après Les Cicatrices rouges d’Annette Becker en 2010, Philippe Nivet, doyen de l’université d’Amiens, propose une imposante synthèse sur La France occupée, 1914-1918. Annette Becker étudiait les cas belges et français, du cœur de l’histoire culturelle, établissant un répertoire des situations et des discours-types liés à l’occupation. Philippe Nivet se concentre sur le territoire français, mais mobilise, pour l’explorer dans sa durée et dans sa diversité (culturelle, sociale, politique, géographique), une gamme impressionnante de sources : aux archives officielles françaises nombreuses et variées (p. 10, notamment les interrogatoires des rapatriés ou les archives judiciaires d’après-guerre) s’ajoutent la presse d’occupation, de multiples témoignages, parfois très récemment exhumés, du for privé. Leurs apports se combinent avec les acquis des dernières recherches et avec une connaissance approfondie de la bibliographie (monographies régionales et locales) sur le sujet.
Fort de cette abondance d’informations (soixante-quatre pages de notes et de références, pp. 401-464), Philippe Nivet retrace l’évolution des dix départements français (environ 8 % de la population nationale, p. 9 et p. 384) atteints, à des degrés divers, par une occupation souvent durable (pp. 6-7 et 9). Son livre, à la fois description, mise en contexte et bilan, comporte quatre volets.
« La France occupée : un territoire germanisé » (pp. 13-114) examine attentivement le cadre, l’extension et la brutalité de l’emprise ennemie. Si Philippe Nivet n’a pas exploité les archives allemandes (pour large part détruites et/ou dispersées lors de la Seconde Guerre mondiale), il emploie avec grand profit la presse d’occupation (Gazette des Ardennes, Bulletin de Lille, Bulletin de Roubaix, pp. 62-78), vecteur majeur des décisions des autorités d’occupation. On s’interrogera sur la pertinence de la formulation « territoire germanisé » : « germanisé » renvoie à des connotations idéologiques qui, sans être absentes (pp. 55-84), paraissent secondaires face à la volonté de stationner au mieux l’armée allemande, de maintenir l’ordre (pp. 15-54) et de ponctionner la production locale (pp. 85-114).
L’occupation pèse lourdement sur les autochtones (« Vivre sous l’occupation allemande », pp. 115-204) : les libertés sont restreintes, parfois bafouées, jusqu’au travail forcé, à la pratique des otages et à la déportation (pp. 115-149), sans compter les contrecoups de la proximité du front : violences de l’invasion en 1914 (pp. 186-192), impact des bombardements (pp. 192-201) et des évacuations pour motifs militaires (pp. 101-104). Les pénuries chroniques, notamment alimentaires, et leurs répercussions sanitaires (pp. 150-185) aggravent la précarité matérielle des habitants.
Aussi les relations entre occupants et occupés (« L’attitude des occupés : résistance, rapprochement, collaborations », pp. 205-300) apparaissent-elles tendues, les seconds s’en tenant globalement à un raidissement patriotique compensatoire. La collaboration, ultra-minoritaire, est essentiellement économique (pp. 293-300). La résistance est multiforme : de l’indifférence affectée, de la réticence et de l’évitement (majoritaires) aux actes de sabotage et d’espionnage, minoritaires mais non négligeables et durement réprimés (pp. 207-264). À l’échelle des individus, les choses sont plus mélangées : Philippe Nivet restitue la complexité des processus d’accommodement et de rapprochement, particulièrement entre hommes et femmes, nés de la durée et de la solitude (pp. 265-292).
« Sortir de l’occupation » (pp. 301-372) passe, pendant la guerre, par des rapatriements : leur rythme fluctue, mais les effectifs concernés croissent, transitant par la Suisse (pp. 301-312). La fin du conflit marque la libération, que suit une lente et difficile reconstruction morale et matérielle (pp. 313-372), qui, souvent, souligne plus qu’elle n’efface (ainsi les procès de collaborateurs) les effets de l’occupation.
Philippe Nivet conclut sur l’indéniable traumatisme que constitue cette longue expérience minoritaire (pp. 373-381), vécue comme une aliénation par rapport au reste de la nation. Il en relève la mémoire douloureuse jusqu’en 1940-1944 et pose d’intéressants jalons pour une comparaison entre les deux occupations. Si l’historiographie de la Grande Guerre est coutumière de la France du front et de celle de l’arrière, Philippe Nivet, avec cette France occupée… et après les réfugiés de ses Boches du Nord… (Economica, 2003), révèle au public une troisième France en guerre, qui, sans combattre, est directement et durablement exposée à l’ennemi (pourraient vraisemblablement s’y rattacher les prisonniers de guerre français, étudiés par Évelyne Gayme, Economica, 2010).
Mentionnons aussi des annexes documentaires bienvenues (pp. 382-400), un double index des noms de personnes (pp. 465-471) et de communes (pp. 472-480) fort utile, ainsi qu’un remarquable cahier photographique central (pp. I-XVI).