L’album des 20 ans

Catherine Durandin

Une civile chez Inflexions

C’était il y a plus de dix ans, une rencontre de hasard qui s’est, en réalité, inscrite dans l’évolution de ma relation à l’armée. Lors d’un salon du livre militaire, je rencontre le général Henri Pinard Legry, que je retrouve quelques jours plus tard, par un des hasards de la vie, en conversation avec André Thiéblemont sur le pont Alexandre III à l’occasion d’un hommage rendu à des soldats français tombés en Afghanistan. Plongée dans la rédaction de mon livre Le Déclin de l’armée française, bientôt publié chez François Bourin, j’ai revu André qui m’introduit auprès d’Inflexions.

Mes premiers souvenirs demeurent forts. Contact avec Emmanuelle Rioux, directrice de la rédaction et rédactrice en chef, dont me frappe la capacité, mélange de souplesse diplomatique souriante et de fermeté, à diriger les débats du comité de rédaction et à faire surgir les propositions dans ces séances toujours animées où règne un climat de respect de chacun et de tolérance. Pour chacune de ces réunions, trois enjeux : le débat autour des textes reçus, l’élaboration du sommaire et le choix des auteurs à contacter pour le numéro en cours, puis l’invention du thème du numéro à suivre. Certains m’ont laissée incertaine, comme si le défi me semblait quasiment impossible à relever. J’ai eu tort de douter : « Le sexe », publié en 2018, « La beauté » en 2020, « S’élever » en 2023 ont balayé mes incertitudes. Le sous-titre de la revue civils et militaires : pouvoir dire est parfaitement justifié.

Je me souviens avec bonheur des premières personnalités qui m’ont touchée, j’irai jusqu’à dire impressionnée. Ce furent, en particulier et sans tous les évoquer, le professeur de médecine Didier Sicard et la philosophe Monique Castillo. De grande allure, Didier Sicard parle peu, mais il s’exprime avec une rigueur sans faille. Ses réactions rapides par brefs courriels à chacun des articles proposés m’ont fascinée ! Sobriété du style et justesse incomparable de l’appréciation. Monique Castillo, elle, intervenait régulièrement dans les débats, parfois pour recadrer les propos, les élever, avec une sorte de sérénité joviale, l’assurance d’une pensée rigoureusement fondée. Pour la retrouver, il s’impose de lire « Héroïsme en démocratie. Hommage à Monique Castillo », numéro qu’Inflexions lui a consacré après son trop précoce décès.

J’ai petit à petit mesuré que je retrouvais dans les réunions de l’équipe d’Inflexions les traits de fonctionnement du travail collectif entre civils et militaires qui m’avaient séduite lors des réunions des comités de la 37e session de l’ihedn (1984) à laquelle j’ai participé. Nous étions en pleine guerre froide tendue, sous une présidence socialiste et, en dépit d’appartenances idéologiques diverses des membres, les débats se déroulaient sans confrontation de blocage. Habituée en tant qu’universitaire à des réunions souvent houleuses de trop longue durée, j’ai découvert dans l’organisation de ces travaux la pratique de la tolérance, qui ne supposait pas d’abdiquer ses adhésions et engagements personnels.

La liberté d’expression, je l’ai bien connue aussi lors de mes années passées au ministère de la Défense : appelée à la Direction des affaires stratégiques (das) en 1992 sous la direction de Jean-Claude Mallet, sur le dossier Roumanie, j’ai vécu ce que je peux qualifier de bonheur : la possibilité de transmettre mes informations, mes réflexions, mes analyses de terrain, d’introduire mes contacts afin d’éclairer les étapes des mutations complexes et mouvementées de la Roumanie post-communiste.

Avec Inflexions, je confirme et poursuis la rencontre avec des militaires, historiens, philosophes, sociologues. Nombre d’entre eux sont connus pour leurs ouvrages et publications… En particulier Jean Michelin, colonel et romancier, dont j’ai dévoré Ceux qui restent (éditions Héloïse d’Ormesson, 2022). Car oui, les militaires écrivent ! Il n’y a pas d’un côté le militaire et sa carrière, de l’autre, l’écrivain ; c’est une culture militaire qui s’impose. Inflexions est une revue de grande culture militaire, portée à la fois par la présence des acteurs et experts militaires, structurante, et le dialogue avec des civils appartenant à des sphères diverses de spécialisation.

Dans le n° 11 de la revue paru en 2009, le général François Lecointre exprime avec force ce qu’est cette culture dans un article intitulé « Pour une culture armée » : « Expression de la singularité des armées et de leur finalité, la culture militaire, le plus souvent brocardée, mais aussi, selon les périodes de l’histoire, utilisée comme vecteur de patriotisme populaire, est un élément constitutif du paysage culturel national. Sans doute en est-ce même une composante essentielle qui va bien au-delà de l’apport, généralement concédé avec une certaine ironie, de l’« art militaire » au patrimoine commun. Une conception proprement martiale de l’ordre des choses dont, en bien ou en mal, procède pour une part importante l’alchimie propre à chaque identité nationale. » C’est encore au général Lecointre qu’il revient de définir la spécificité du métier de soldat : « Contraint, par fonction, à donner la mort, le soldat ressent profondément la nécessité d’encadrer ses actes par une éthique exigeante qui, plus encore que la légalité de l’ordre reçu et la légitimité de l’autorité qui l’emploie, permet de surmonter le traumatisme moral que constitue ce fait. C’est certainement le sacrifice consenti de sa propre vie qui rend moralement supportable l’obligation de tuer. La mort acceptée devient ainsi une sorte de caution expiatoire. Elle est intimement liée à l’éthique militaire et fonde la vertu d’héroïsme comme elle amène naturellement à considérer que la mort doit être donnée le moins possible dès lors qu’existe une sorte de symétrie déontologique entre la vie d’un ennemi et celle d’un ami. De cette symétrie découle une vertu essentielle du soldat : la capacité à maîtriser sa propre violence. »

La démonstration du général Lecointre progresse, culture militaire, soldat, mais on bute sur le temps présent avec un constat : « Quand la guerre n’existe plus. » « Une chose paraît à peu près certaine à la plupart : il ne s’agit plus de faire la guerre puisque celle-ci a disparu. Mais alors à quoi et comment employer un outil dont on dispose et qu’il faut bien utiliser, ne serait-ce que pour justifier son coût ? » Le général rejette radicalement cette proposition pour conclure son article de manière limpide, avec cette prise de position : « Garder un champ pour la bataille et préserver sa force pour la conduire. » En effet, expose-t-il : « Comme René Girard en fait le constat et comme l’observation objective des vingt années passées devrait l’ériger en évidence, la violence ne disparaît pas. Elle demeure désormais généralisée, éparpillée, endémique et plus destructrice que jamais. Avoir, par un tour de passe-passe sémantique et conceptuel, escamoté tout ennemi pour le remplacer par le “terrorisme” ne règle rien, bien au contraire. Aujourd’hui devenus des criminels en infraction avec le droit et la morale, les violents n’ont d’autre recours que l’extrême, le paroxysme. Sans ennemi, il n’y a certes pas de combat, seulement une chasse au contrevenant pour restaurer la paix et l’ordre. Mais sans ennemi et sans combat, il n’y a pas non plus de “paix des braves”. » Alors, « confrontées à une telle impasse, les sociétés modernes ont-elles d’autre choix que celui de réinventer la guerre ? Ne doit-on pas reconsidérer dès lors la contribution de la culture militaire à la culture nationale et européenne non comme un ultime avatar de la “babouinerie” féodale mais comme un enrichissement salutaire ? ».

Inflexions s’inscrit dans cette culture militaire, avec, du fait de la participation de militaires nombreux au sein du comité de rédaction, la présence d’un environnement prégnant, celui de l’expérience et de la mémoire du combat. Michel Goya, par exemple, plonge les civils en ces moments de réalité du combat dont ils n’ont pas l’expérience en faisant appel à son vécu mais aussi aux souvenirs de combattants du passé. Le troisième chapitre de sa Mort comme hypothèse de travail, intitulé « La vie près de la mort », est à lire et relire. Je citerai les quelques lignes d’ouverture : « Combattre, c’est d’abord pénétrer dans un monde qui ne mesure guère plus de quelques centaines de mètres de large et un moment qui ne dure le plus souvent que quelques heures. Ce nouveau monde est une brèche dans l’espace habituel de nos perceptions. C’est un endroit surréel où, par tous ses sens, il faudra absorber en quelques minutes les émotions de plusieurs années de vie moyenne. »

C’est bien cette conscience du « surréel » et de la sortie de la vie moyenne qui fait de la participation à la revue Inflexions pour la civile que je suis une expérience spécifique où il s’impose, en premier lieu, de « commencer par se nourrir de l’observation d’une expérience particulière, celle des soldats, celle de la guerre et de l’analyse de l’organisation qu’elle détermine. »

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