N°20 | L’armée dans l’espace public

Sous la direction de David Lescot et Laurent Veray
Les Mises en scène de la guerre au xxe siècle
Théâtre et cinéma
Sous la direction de David Lescot et Laurent Veray, Les Mises en scène de la guerre au xxe siècle, Nouveau Monde éditions

« Sans la guerre, je n’aurais peut-être pas fait de cinéma », dit Ghassan Salhab, cinéaste libanais. La guerre qui change le cinéma : un jugement qui trouve son évidence dans cet ouvrage ambitieux, fruit d’un colloque organisé au musée de l’Armée en 2009 par l’université Paris-Ouest-Nanterre. Ce livre, d’une richesse inouïe, intéresse non seulement les cinéphiles, mais aussi ceux qui sont passionnés par le regard du cinéma et du théâtre sur la guerre. Celle-ci est en effet pensée par le cinéma comme jamais elle ne l’a été. Celui-ci révèle qu’elle est un phénomène culturel changeant, tout au moins dans sa représentation.

Que veut dire représenter la guerre au cinéma ? Un spectacle fascinant ? Une émotion sans risque ? Ou une réflexion sans fin ? Est-ce un récit ou une mise en scène ?

Il n’y a en effet rien de commun entre les images de la Grande Guerre, celles, soviétiques, du conflit opposant l’Allemagne et l’urss, ou celles de la Seconde Guerre mondiale sur tous ses fronts, celles des guerres coloniales, de Bosnie, du Moyen-Orient, d’Israël, du Liban, d’Irak et d’Afghanistan.

Après la Seconde Guerre mondiale, à l’image du héros emblématique d’une épopée, se substitue la centralité de la victime, des civils « innocents », des oubliés de l’Histoire. Les morts militaires eux-mêmes deviennent des victimes qui n’auraient pas dû être sacrifiées. Avec ce retournement de la victime qui s’héroïse en devenant kamikaze.

On comprend donc le passage progressif de l’admiration à la compassion souvent critique. À ceci près que la dénonciation de l’horreur n’a jamais servi à grand-chose. Jusque dans les années 1960, avec la mise en scène de héros, c’est l’admiration qui domine, atteignant son sommet dans le cinéma soviétique. Cependant, il a fallu attendre 1943 pour que cette héroïsation du soldat soviétique, s’élevant au-dessus des corps morts des Allemands, succède à la censure absolue des images de la retraite devant les armées allemandes. De même, le spectateur américain ne peut pas voir de morts américains jusqu’en mars 1944. Leur représentation est interdite. En revanche, le burlesque ne l’est pas. Charlie Chaplin, Mack Sennett se moquaient déjà durant la Grande Guerre des représentations du conflit à la cohérence construite. Le plus grand film de guerre américain, Apocalypse Now, reste encore fidèle à cette hagiographie qui se nuance peu à peu d’une critique acerbe.

Censures diverses, en raison d’enjeux politiques majeurs, tabous sur l’homosexualité ou l’hétérosexualité font que la représentation de la guerre continue d’offrir une vision du monde qui se substitue à la réalité. La guerre est en fait irreprésentable. Mais des films comme Apocalypse Now, Full Metal Jacket, Saving Private Ryan, Underground, Valse avec Bachir, par leur capacité à susciter un fort imaginaire collectif, finissent par créer une mémoire cinématographique de la guerre plus forte que la réalité.

Depuis trente ans, les conflits en ex-Yougoslavie, en Israël-Palestine, au Liban ou en Égypte ont suscité des films qui tentent d’approcher la réalité de la façon la plus critique et la plus objective. Non plus comme des allégories, mais comme des mises en question souvent mal acceptées par les belligérants si les images ne vont pas dans le sens qu’ils souhaitent.

Les auteurs de ce colloque ont également interrogé le théâtre, en particulier Les Derniers Jours de l’humanité de Karl Kraus, qui fait l’objet, dans ce livre, d’un dvd dit par Denis Podalydès. Un art qui porte un regard critique volontiers acerbe (Tombeau de Guyotat monté par Vitez, Wielopole-Wielopole de Tadeus Kantor, La Folie de Janus de Sylvie Dyclos-Pomos).

Cet ouvrage de six cent cinquante pages est absolument indispensable dans toute bibliothèque de cinéphile. Il devrait en outre être analysé dans les écoles d’officiers. Sa richesse informative dépasse largement ce compte rendu. Trois regrets cependant. D’abord l’absence d’une filmographie en fin de volume pour se repérer. Ensuite la discrétion de la présence française (en dehors de Resnais, de Schœndoerffer, de Besson, de Godard dont les auteurs rappellent une phrase prophétique à propos d’une photo en 1948 : « Les Israéliens entraient dans la fiction, les Palestiniens tombaient dans le commentaire. » Les cinéastes français ne sauraient-ils pas filmer la guerre ? Enfin, le fait que lier théâtre et cinéma méconnaît que ces deux genres artistiques sont complètement différents et que cela justifierait deux ouvrages plutôt qu’un.


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