N°20 | L’armée dans l’espace public

Peter Englund
La Beauté et la Douleur des combats
Une nouvelle histoire de la Première Guerre mondiale
Paris, Denoël, 2011
Peter Englund, La Beauté et la Douleur des combats, Denoël

Peter Englund, écrivain et historien suédois, secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, a déjà publié plusieurs ouvrages historiques, souvent axés sur la période pendant laquelle la Suède a compté parmi les grandes puissances européennes, au xviie siècle et au début du xviiie siècle. Il s’éloigne cette fois de l’histoire suédoise pour s’intéresser à la Première Guerre mondiale (à laquelle la Suède n’a pas participé).

Il a pris le parti d’évoquer la grande conflagration initiale du xxe siècle « vue d’en bas » (pour faire écho au titre du livre posthume La Guerre vue d’en bas et d’en haut d’Abel Ferry, paru en 1920), à travers une sélection de vingt individus, d’âge, de sexe, de nationalité et de situation par rapport aux combats très différents (p. 10). Qu’on en juge : quatre femmes et seize hommes ; quinze personnes du côté des Alliés, cinq de celui des empires centraux ; quatorze combattants, six non-combattants (à des degrés divers) ; une enfant et un tout jeune homme de moins de vingt ans, quinze adultes entre vingt et vingt-neuf ans, un entre trente et trente-neuf ans, deux au-dessus de quarante ans… Peter Englund possède une documentation suffisante (correspondances, journaux intimes, carnets, souvent édités depuis longtemps) pour suivre ces vingt destinées de gens ordinaires, inconnus (loin des grands acteurs politiques et militaires, dont seulement quelques-uns sont fugitivement entrevus tels Briand en novembre 1914, p. 67, ou Poincaré lors des cérémonies du 14 juillet 1915, pp. 147-148 ; loin aussi des héros romanesques), dans les remous de la Grande Guerre. Son intervention porte sur la sélection initiale des personnages, leur distribution géographique et sociale, puis l’interprétation de leurs écrits.

Le résultat se lit avec plaisir. L’échelle individuelle donne au lecteur la sensation d’être en prise directe avec la réalité vécue par des gens qui, somme toute, semblent humainement assez proches de nous, alors que près d’un siècle nous sépare d’eux. Le découpage, très bien ajusté, permet de s’intéresser à tous les personnages sans perdre le fil et d’avoir un aperçu vivant des différents aspects de la guerre : sur le front occidental (le plus familier au lecteur français), mais aussi sur le front de l’Est, sur le front italien, au Moyen-Orient, dans les colonies... L’arrière, ou plutôt les arrières, ne sont pas non plus oubliés. Le tout forme une œuvre ambitieuse et habilement exécutée. La marqueterie des témoignages, que relie sans les aplatir le style délibérément retenu, dépouillé, neutre, un peu froid de Peter Englund, crée souvent un effet de vérité saisissant. Entre nombre de moments frappants, on retiendra la description des combats vécus par A. Lobanov-Rostovski en octobre 1914 sur le front russe, avec les ravages et les erreurs de l’artillerie (pp. 42-47) ; R. de Nogales découvrant effaré les massacres d’Arméniens par l’armée ottomane – à laquelle il appartient – en juin 1915 (pp. 145-147) ; la disparition de K. Andersen, qui sert dans l’armée allemande, sous les feux de l’artillerie britannique, en août 1916 (pp. 293-296) ; P. Monelli, qui assiste à l’exécution de deux déserteurs italiens en juillet 1917 (pp. 397-399) ; la conversation quasi surréaliste des joueurs de cartes parisiens au café, parlant des victimes causées par les tirs sur Paris du canon géant allemand, en avril 1918 (p. 477).

Le problème majeur que pose l’ouvrage est celui des rapports complexes entre la réalité historique et l’illusion littéraire. Le grand mérite de son titre (un peu étrange : la douleur est visible, guère la beauté) est de rappeler que, malgré les apparences et un sous-titre inadéquat (mais est-il de l’auteur ? La version anglaise propose An Intimate History, plus juste qu’« une nouvelle histoire… »), nous ne lisons pas un livre d’histoire. En effet, même si l’entreprise de Peter Englund n’est pas sans ressemblance avec certains documentaires et « docufictions » (les écrits du for privé, les correspondances et les mémoires tenant lieu de montages d’images d’archives audiovisuelles), elle s’apparente plus fortement encore à certaines œuvres littéraires, tel Un jour de colère d’Arturo Pérez-Reverte (mais celui-ci appelle ouvertement son livre un roman, bien qu’il ait systématiquement mis en scène des personnages ayant réellement existé et qu’il s’appuie sur une riche documentation historique). Son propos n’est pas de décrire ni d’expliquer, mais de retrouver la réalité perçue et ressentie à partir des traces qui en subsistent : il s’agit de restaurer, de reconstituer, de ressusciter. C’est le propre de l’art, non de l’histoire.


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