Frank Attar est enseignant aux États-Unis et à Sciences-Po Paris. Outre un autre ouvrage sur la Révolution française (1792 : La Révolution française déclare la guerre à l’Europe, Complexe, 1999), il est l’auteur d’un Dictionnaire des relations internationales de 1945 à nos jours, paru au Seuil en 2009. Il se propose ici de revenir sur « une vision fausse et paradoxale » : alors que la France aurait été entraînée dans la guerre par ses ennemis intérieurs et extérieurs, c’est néanmoins elle qui déclare la guerre à l’Autriche. Pour y parvenir, Frank Attar, ancien élève de François Furet, se livre à une étude, issue de sa thèse, tout aussi approfondie et précise qu’elle est claire et facile à suivre.
L’ouvrage est organisé autour de trois parties. Dans la première, intitulée « Un instrument de conquête du pouvoir », l’auteur montre comment une minorité à l’Assemblée législative, composée de Brissot et de ses amis – Isnard, Condorcet, Roland... –, qu’il appelle « les bellicistes », prend le pouvoir autour de la question de la guerre, en construisant patiemment l’idée que le conflit est inévitable. Brissot, qui a beaucoup voyagé, s’appuie sur une image de « spécialiste » de la diplomatie et lance, à partir d’octobre 1791, le signal de sa campagne belliciste. Il fustige d’abord les émigrés rassemblés aux frontières, puis déplace le débat vers les petits États qui soutiennent, selon lui, leur rassemblement, puis l’empereur qui tenterait de rompre le traité entre la France et l’Autriche. Selon lui, les ennemis ne veulent pas la guerre, mais la France doit montrer sa force et être prête en cas d’attaque. En fait, il dévoile ses véritables intentions en précisant : « La guerre est nécessaire à la France sous tous les points de vue » (p. 86).
Au début de 1792, l’argumentation des bellicistes s’élargit aux ennemis intérieurs : s’opposer à la guerre, c’est s’opposer à la Révolution. Les ministres, puis la gendarmerie nationale, deviennent les cibles des attaques de l’Assemblée législative, alors qu’ils ne dépendent que du roi. Les bellicistes gagnent peu à peu à leur cause les rangs de l’Assemblée, constituée d’hommes neufs et inexpérimentés car les constituants ne peuvent être réélus, et qui ont besoin de prouver leur légitimité dans la poursuite de la Révolution. Pour y parvenir, les bellicistes s’appuient sur le club des jacobins, « laboratoire rhétorique pour le parti de la guerre » (p. 136), qui dispose d’un réseau en province.
La presse modèle aussi l’opinion, notamment le journal le plus en vue, Le Patriote français, que son créateur, Brissot, transforme en instrument de propagande qui organise une grande campagne de presse en faveur de la guerre, qui voit le ralliement de l’essentiel des autres journaux. Il semble, avec toutes les précautions que Frank Attar détaille lorsqu’on veut travailler sur la notion d’opinion publique à cette époque, que l’opinion soutenait la guerre malgré quelques opposants, les royalistes, les feuillants, Marat. Pour renforcer ce sentiment pro-guerre, les bellicistes s’appuient sur la crise des subsistances et désignent comme boucs émissaires les prêtres et les aristocrates, qui, associés aux ennemis de l’extérieur, conduisent à penser la guerre comme nécessaire pour lutter contre la désagrégation de la société et le chaos.
Mais un deuxième ensemble d’arguments se superpose à ce premier cercle. La deuxième partie de ce livre étudie « une apologétique du mouvement », en fait le devenir de la Révolution. Au début de l’année 1791, beaucoup pensent en effet que celle-ci est terminée. La fuite à Varenne permet aux bellicistes de leur montrer leur erreur et la nécessité de se débarrasser du roi. L’objectif de Brissot consiste alors à montrer que Louis XVI est hostile à la Révolution alors même que son image et celle de la reine sont cassées par les caricatures. La guerre doit permettre de conquérir le pouvoir politique, de lutter contre l’Ancien Régime et de diffuser les idées révolutionnaires en Europe. Or, en décembre 1791, le roi s’aperçoit que la guerre peut sauver la monarchie.
Enfin, la troisième partie de cet ouvrage montre que les bellicistes ne sont pas les seuls à souhaiter la guerre par opportunisme, alors que l’armée n’est pas prête. Louis XVI pense en effet que la guerre va renforcer le pouvoir exécutif et maintenir le monde auquel il tient. Marie-Antoinette a le sentiment qu’une démonstration de force va suffire à déstabiliser les révolutionnaires. Les frères du roi, eux, veulent servir leurs ambitions politiques et n’obéissent plus à leur souverain. La Fayette croit pouvoir apparaître comme le sauveur de la monarchie, alors que sa popularité est en baisse après son soutien au roi juste avant Varenne et après le massacre du Champ-de-Mars. Dumouriez, qui remplace Delessart, accusé de trahison par Brissot, au ministère des Affaires étrangères, estime quant à lui que la guerre va permettre de restaurer l’autorité du roi et qu’elle est nécessaire vue la situation internationale. Les réfugiés étrangers en France souhaitent la diffusion des idées révolutionnaires hostiles aux tyrans dans toute l’Europe.
D’autres cependant ne soutiennent pas la guerre. Les souverains étrangers, Catherine de Russie, Joseph II, puis son successeur Léopold II, apportent une aide financière à Louis XVI mais rien de plus, car leurs priorités sont ailleurs, en direction de la Pologne par exemple pour Catherine de Russie. Les constitutionnels sont hostiles à un conflit et écrivent à Léopold II pour que celui-ci n’entre pas dans la spirale militaire. Robespierre, Danton, Desmoulins et Marat s’opposent également à la guerre car, pour eux, il convient de s’occuper en priorité des dangers intérieurs, parce que la guerre offre le pouvoir à Brissot et à La Fayette. Mais ces opposants ne comptent pas parmi eux de grand tribun à l’Assemblée législative et sont méprisés par la famille royale ; ils n’offrent pas une résistance suffisante face aux bellicistes qui utilisent la désorganisation, l’indiscipline et l’absence de débats de fond au sein de l’Assemblée. D’ailleurs Danton prendra le parti de Brissot dans l’unique but de participer au pouvoir.
Frank Attar montre dans cet ouvrage que la guerre, provoquée aussi par le hasard et l’irrationnel, précipite la fin de la Révolution : la disparition du roi, la guerre civile (la guerre n’a pas de résultats immédiats) et certains, plus virulents que Brissot, veulent achever la Révolution. La Montagne se débarrasse alors du parti belliciste. Frank Attar démontre que la guerre est un moyen utilisé par Brissot pour prendre le pouvoir. Replaçant son travail dans l’historiographie de la guerre révolutionnaire, il se range du côté de Jean Jaurès pour dire que celle-ci n’était pas inévitable, contrairement à ce que montre un autre courant d’historiens. Il s’appuie sur une bibliographie simplifiée par rapport à sa thèse mais déjà très dense, et complète ce livre par des notes très précises et intéressantes ainsi que par des notices biographiques qui font de cet ouvrage tout à la fois un instrument de travail très pratique et un apport important à l’étude de la guerre.