Encore un livre sur la bataille de la Marne ! Ou plutôt, enfin « le » livre sur la bataille de la Marne ! La résurgence des occasions d’engagements multiformes incite essayistes et praticiens à se pencher sur les leçons du passé. La vieille discipline de l’« histoire bataille » retrouve son lustre. Non que l’éternel recommencement apparaisse comme le deus ex machina de l’action militaire, mais la diversité des situations et des milieux, la variété des postures d’action, la complexité des organisations, incitent à méditer les circonstances des heurs et malheurs de l’armée française. À cet égard, la collection « Les Grandes Batailles » offre un morceau de choix avec l’ouvrage que le général (2S) Garreau de La Barre consacre à la grande victoire française de 1914. L’anniversaire était un motif. La circonstance est l’occasion de multiples enseignements.
Un premier chapitre campe le décor. D’abord, l’auteur prend soin de brosser un tableau de l’Europe du début du xxe siècle, si proche dans le temps et pourtant si lointaine de notre monde par sa configuration politique, par la vision des enjeux stratégiques qu’avait alors chaque partie, par les courants intellectuels qui la traversaient. Ce chapitre « Situation et enjeux en Europe occidentale » rend tangibles l’incongruité du conflit comme les conséquences qu’aurait engendrées une défaite de la France, et suggère l’Europe qui en eût résulté. Lesté de cette conscience, c’est avec gravité que l’on découvre, ou redécouvre, l’état des armées, les personnalités des grands acteurs, l’histoire militaire de la décennie qui a précédé le conflit.
La seconde partie structure le récit des deux premiers mois de la guerre en chapitres denses et brefs : les opérations sont relatées synthétiquement, sans simplification, mais en donnant toujours le pas aux facteurs explicatifs, dont les procédures de commandement ; nous reviendrons sur ce point.
Soulignons des points clefs éclairants pour comprendre le déroulement de la bataille et son dénouement.
Joffre connaissait personnellement tous les généraux et la plupart des colonels. Conscient des ravages provoqués par un mode de sélection qui laissait le champ libre aux considérations politiques, il s’était attaché pendant trois ans à visiter les unités et à découvrir les personnalités et les aptitudes de chacun lors des grandes manœuvres. Ce facteur personnel s’avéra décisif, tant par la confiance qui liait la hiérarchie au chef suprême que par la possibilité pour celui-ci de procéder en connaissance de cause à d’importants et rapides changements dans le commandement.
Le pouvoir politique français se singularisa en revanche pendant ces mois difficiles par un total respect de l’autonomie de décision du généralissime, alors que l’intrusion de l’empereur d’Allemagne dans la conduite des opérations fut malencontreuse. Cette réserve ne contribua pas peu à la sérénité d’un chef confronté à des décisions difficiles, qu’il pouvait prendre sous l’unique éclairage des nécessités militaires.
Le plus nouveau réside sans doute dans la constante analyse de l’organisation du commandement des armées allemande et française et des processus de décision, de contrôle d’exécution des ordres et de remontée de l’information. À rebours de bien des idées reçues, c’est le commandement français qui de bout en bout surclassa le haut commandement allemand. La valeur des troupes n’est certes pas en cause, ni l’effort surhumain qu’elles consentirent, mais la symétrie vaut dans ce domaine et la posture stratégique allemande était bien supérieure. Non, ainsi que le démontre l’auteur, c’est dans l’exercice de la conduite des opérations que les Français prirent l’ascendant. Dès l’abord, les conceptions des deux camps étaient différentes. Pour Molkte, l’essentiel était d’acheminer les armées et leur logistique au bon endroit et au bon moment, en laissant ultérieurement leurs chefs conduire les opérations dans l’esprit de la manœuvre générale. Dès lors, il n’avait prévu aucun moyen pour être informé en temps réel de la marche de ses armées et quelque pertinentes que fussent ses décisions sur le plan stratégique (par exemple celle de reconstituer très tôt des réserves vers la Belgique pour parer une menace d’enveloppement par l’ouest), il fut trahi dans l’exécution : jamais les armées allemandes ne purent être coordonnées.
Ces difficultés pour apprécier la situation et assurer les liaisons n’étaient certes pas absentes du côté français, mais Joffre avait un état-major plus étoffé, qui résista mieux à la fatigue que les officiers allemands. Il avait aussi prévu un groupe d’officiers de liaison, attachés chacun à une armée, qui eurent une importance capitale pour apporter et échanger à chaque niveau une information très précise et détailler les intentions du généralissime, dans l’esprit de la manœuvre d’ensemble.
Cette approche nous paraît, sans conteste, particulièrement précieuse à notre époque d’intrication constante des différents plans de responsabilité, tels que la conduite des opérations sur le terrain et la maîtrise permanente des développements politiques, avec leurs aspects de guerre de l’information et de l’image. Disposer de structures adaptées et d’hommes sûrs et bien formés au bon endroit n’est-il pas une des principales clefs des succès ou des insuccès contemporains ?
L’éclairage donné à ces aspects ne saurait épuiser les apports de ce petit ouvrage. Chacun pourra tirer encore une substantifique moelle de l’exposé des opérations. L’agrément de la lecture tient à la concision et la précision d’un livre écrit d’une plume sûre et alerte. La maîtrise de la matière nous vaut un exposé frappé au coin d’une simplicité supérieure, qui informe et enseigne à partir d’une présentation lumineuse des faits. Et maîtriser la complexité d’une bataille gigantesque, l’aisance n’était pas si naturelle qu’il ne nous faille saluer l’auteur de cet ouvrage, et l’assurer de la gratitude d’un lecteur comblé.