Le livre récemment paru aux Presses de Sciences Po sous la direction de Gilles Andréani et Pierre Hassner, Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, a pour point de départ la crise survenue dans les relations transatlantiques à la suite de l’intervention américaine en Irak, dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Cette intervention a ébranlé le consensus officiel concernant l’usage de la force dans les relations internationales, selon lequel la force doit être soumise au droit international, seul habilité à légitimer son usage.
La question qui se pose alors est de savoir si la guerre en Irak représente une rupture par rapport à l’évolution du monde dans l’après guerre froide, ou si elle ne fait que confirmer et poursuivre une tendance profonde de celui-ci, tendance qui peut être caractérisée par trois aspects : la multiplication des interventions, leur transformation radicale face aux nouvelles menaces (terrorisme international) et aux nouvelles crises (par exemple le génocide au Rwanda, la crise au Kosovo, etc.), et enfin le retour de la morale en politique (l’exemple type étant l’intervention au Kosovo, considérée presque unanimement comme illégale mais légitime). En bref, cette tendance représente un « élargissement doctrinal de la faculté d’intervenir ». Dès lors, si, face à un nouveau danger, « l’inaction, le refus de s’adapter, sont davantage blâmables que les erreurs qui sont le lot de la réactivité et de l’apprentissage de réponses nouvelles », il n’en demeure pas moins que « la double question “Qui peut intervenir ? Au nom de qui ou de quoi ?” se pose […] avec une acuité toute particulière».
C’est cette double question qui donne son unité à l’ouvrage, lequel ne se propose pas d’offrir une réponse, mais d’élaborer la question dans toute son ampleur en fournissant des éléments pour des réponses possibles. Il s’agit donc de rendre compte d’un « entre-deux conceptuel», d’un dilemme, dans le cadre d’un débat international qui met en œuvre une approche pluridisciplinaire, aussi bien théorique que pratique.
Le livre est structuré en trois parties, qui traitent respectivement de « la moralité du recours à la force », du rapport entre « guerre et contre-terrorisme », et enfin du thème « légitimité et autorité ».
La première partie s’organise autour de l’usage contemporain de la théorie de la « guerre juste » et de ses composantes, le jus ad bellum (pourquoi faire la guerre ?), le jus in bello (comment faire la guerre ?) et le jus post bellum (comment faire la paix ?). D’origine chrétienne, cette théorie est (sous une forme sécularisée) à la base du droit international classique et des institutions qui en sont les héritières (l’ONU en particulier). En permettant une « analyse des conflits en termes de morale», et en fournissant des critères opérationnels pour leur gestion, la théorie de la guerre juste se veut une alternative viable, réaliste et légitime au pacifisme, synonyme le plus souvent d’indignation morale et de passivité.
Le problème concerne dès lors l’efficacité de cette théorie dans le monde contemporain. La théorie de la guerre juste n’est pas un dogme immuable, elle a connu des transformations historiques en s’adaptant à l’évolution des conflits et des mentalités. Ainsi Christian Mellon résume les changements de la doctrine au sein même de l’Église catholique ; aujourd’hui la position de celle-ci repose sur deux principes fondamentaux : 1. la condamnation universelle de la guerre (toute guerre est un mal et par conséquent il ne peut y avoir de « bonne guerre » et d’autant moins de « guerre sainte ») ; 2. le refus du pacifisme entendu comme l’opinion selon laquelle « aucun recours aux armes n’est jamais justifié moralement » (même si la guerre est un mal, elle est une réalité qui, si on ne peut l’éliminer, doit pour le moins être limitée).
À qui revient alors cette fonction limitative ? Il semble aller de soi que cette tâche incombe à l’ONU, laquelle, à travers la législation internationale, régit les rapports entre les États. Ariel Colonomos interroge cette évidence en posant la question de la cohérence du modèle de la guerre juste et par conséquent de la légitimité de l’ONU en tant que garant de ce modèle. Il montre qu’au niveau théorique, le principe de la doctrine de la guerre juste repose sur un postulat (« l’affirmation d’une autorité instituée dans la sacralité ») qui ne saurait résister au « doute démocratique » ; au niveau pratique, ce modèle, fondé sur un principe d’autorité transcendant, est mis à mal par les « guerres utilitaristes contemporaines ». Colonomos voit l’enceinte des Nations unies comme « le lieu de la messe des grands prêtres » qui, « sous couvert de liturgie et de transcendance, […] est bien souvent le site de l’échange des intérêts et des bons services », et il considère qu’une « révision de ses règles procédurales » serait « juste et bénéfique ».
La deuxième partie de l’ouvrage pose la question du rapport entre la guerre et le contre-terrorisme, le phénomène visé étant évidemment la guerre américaine contre le terrorisme. Invoquée à maintes reprises en tant que « guerre juste », celle-ci ne cesse de soulever des problèmes. Le premier est lié à la possibilité même d’appeler « guerre » une telle opération. Gilles Andréani souligne que, dans la perspective westphalienne qui régit le droit international, ce sont les États qui détiennent le monopole de la guerre, laquelle est à son tour réglementée par des normes concernant le déploiement des hostilités, le statut des prisonniers de guerre, etc. Les arguments invoqués en faveur d’une « guerre contre le terrorisme » ne font-ils pas dès lors le jeu des terroristes ? Ne leur donnent-ils pas une légitimité qu’ils n’avaient pas auparavant en leur ouvrant un public et en les sortant de la marginalité?
Si la « guerre contre le terrorisme » semble se déployer plus « en paroles » qu’« en actes » (pour utiliser une distinction appartenant à la philosophie politique classique), faut-il en conclure que l’appellation de « guerre » n’est qu’une métaphore, ou faut-il y voir le trait distinctif d’un conflit éminemment idéologique et symbolique ? Christoph Bertram, en se référant à la guerre froide, montre que l’on pourrait adapter les concepts de celle-ci (endiguement, dissuasion, détente, etc.) à la « guerre contre le terrorisme », tandis que Michael J. Glennon préfère y voir « un combat sui generis », dont les catégories restent à élaborer.
Quoi qu’il en soit, il est évident que la polémique autour de la réponse adéquate au terrorisme international fait ressortir l’éclatement des cadres conceptuels du monde de l’après guerre froide. Dans un monde où « abondent […] les pouvoirs sans autorité et les autorités sans pouvoir », le problème du rapport entre légitimité et autorité est central. Si ce problème semble de prime abord se poser sous la forme d’antagonismes – aussi stériles en théorie qu’inutilisables en pratique –, les participants à cet ouvrage ont le mérite d’essayer de les dépasser. C’est ainsi que plusieurs concepts sont proposés dans la troisième partie comme éléments pour repenser le dilemme du droit et de la force et par conséquent le statut de la norme et de la normativité dans les relations internationales. Mats Berdal fait dans ce sens un « éloge de l’incohérence », définie comme « le refus de choisir une fois pour toutes entre des valeurs contradictoires » ou encore comme une « conscience secrète des contradictions de ce monde ». Ward Thomas fait à son tour remarquer que « la légitimité est une notion moins subjective ou objective qu’intersubjective ». Enfin, Pierre Hassner inscrit le débat dans un horizon philosophique et propose de s’inspirer de la notion cartésienne de « morale provisoire » et de la notion pascalienne de « bon usage des maladies » pour s’orienter par la pensée et par l’action dans le domaine changeant des faits.
Cet ouvrage est consacré aux nouvelles questions posées par la guerre, à sa capacité de se transformer, de se réinventer, lançant toujours de nouveaux défis à la pensée et à l’action, défis qui, finalement, sont autant d’exhortations à réinventer la paix.