Geneviève Asse est une des plus grandes artistes de notre temps. Son œuvre est présente dans la plupart des musées du monde et a fait l’objet d’importantes expositions au musée national d’Art moderne du Centre Georges Pompidou, au Museum of Modern Art de New York ou au musée des Beaux-Arts de Rouen par exemple. Or ce peintre de la lumière, du silence et de la plénitude a été un valeureux officier à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a d’ailleurs été récemment élevée à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur.
Inflexions : Ce n’est pas l’artiste que je viens rencontrer aujourd’hui, c’est la femme militaire.
Geneviève Asse : Quand le général de Lattre de Tassigny nous a accueillies, il nous a dit : « Je ne veux pas savoir s’il y a des femmes dans la division, pour moi, il n’y a que des soldats. » Madame le capitaine Terré m’avait demandé de faire partie des Rochambelles, c’est-à-dire de l’armée Leclerc, mais j’ai trouvé que c’était trop bien. C’étaient certes des femmes merveilleuses, mais j’ai préféré m’engager dans l’armée d’Afrique avec toutes ces jeunes femmes qui venaient d’outre-mer. Ce mélange des cultures m’attirait ; je voulais connaître autre chose. Nous avons été incorporées dans des régiments d’attaque, dans les chars au 5e chasseur, puis chez les zouaves avec le commandant Géliot, et même, pendant quelques jours, dans l’armée américaine. Cela a été une aventure extraordinaire. J’étais alors étudiante à l’École nationale des arts décoratifs. J’avais accompagné ma mère durant l’exode et, à la fin du printemps 1944, j’avais rejoint les Forces françaises de l’intérieur (ffi) où je servais d’agent de liaison sur les barricades de Paris.
Inflexions : Quand avez-vous rejoint la 1re db ?
Geneviève Asse : À l’été 1944, à Belfort. Toutes les jeunes femmes qui venaient d’Afrique et de Madagascar étaient placées sous les ordres du commandant Jeanne de l’Espée, fille du général de l’Espée, qui avait constitué ce groupe durant les campagnes de Tunisie et d’Italie, et qui avait participé au débarquement en Provence. C’était très étrange de se retrouver dans ce climat guerrier avec des jeunes femmes qui venaient d’Afrique du Nord pour la plupart. Elles m’ont beaucoup appris. C’étaient des femmes aux qualités merveilleuses, courageuses, intrépides, je leur dois beaucoup ; cela m’a forgé un caractère beaucoup plus solide.
Inflexions : Comment vous êtes-vous engagée ?
Geneviève Asse : J’ai été recrutée à Paris, place des États-Unis (classe de recrutement 1943), et nommée au grade d’officier en qualité de conductrice ambulancière. J’ai d’ailleurs précieusement conservé ma carte d’officier ! J’ai été affectée au 15e bataillon médical, au sein de la 1re db, commandée par le général Touzet du Vigier, intégrée dans la première armée française commandée par le général de Lattre.
Inflexions : S’agissait-il d’un engagement patriotique ou de la volonté d’éprouver votre propre caractère ? Vous êtes-vous mobilisée en fonction de valeurs ou en fonction d’une énergie intérieure qui voulait découvrir là un terrain propice ?
Geneviève Asse : J’ai été élevée avec mon frère en Bretagne, chez ma grand-mère, qui était une grande républicaine. Elle avait des idées avancées sur le plan social ; nous avons été élevés dans l’amour de notre pays, sans être nationalistes, contre le racisme, contre l’antisémitisme. Pendant la Grande Guerre, un oncle, frère de ma mère, étudiant en droit, avait été mobilisé à dix-neuf ans dans l’infanterie. Il est revenu trépané ; cela m’a bouleversée. Nous avons été bercés par le souvenir de cette guerre. Nous avons souffert de la défaite de 1940 et je me souviens que j’ai pleuré. Mon engagement était une sorte de volonté de revanche. J’ai rejoint l’armée par patriotisme. Avant, j’avais fait un stage de conductrice ambulancière, j’avais mon permis poids lourd et j’avais travaillé pour la Croix-Rouge française sous les ordres de mademoiselle Blériot, la fille du célèbre aviateur. C’est pour cela que, tout naturellement, on m’a proposé d’entrer à la 1re db. Et j’ai été heureuse de rejoindre ces femmes venues de tous pays et de tous milieux sociaux.
Inflexions : Saviez-vous que vous vous engagiez dans un régiment de combat ?
Geneviève Asse : C’était cela qui m’intéressait. Je savais que je pouvais être blessée ou tuée. Plusieurs de mes compagnes l’ont d’ailleurs été. On a oublié le sacrifice des conductrices ambulancières, simplement rappelé par un monument à Réchésy, à côté de Belfort.
Inflexions : Au combat, étiez-vous en première ligne ?
Geneviève Asse : Oui. Nous allions chercher les blessés dans les chars qui brûlaient. Parfois, malheureusement, ils étaient carbonisés dans leur tourelle. J’ai été marraine du char Murat 2 (Murat 1 avait été détruit), puis du Lasalle. Les officiers et les soldats de ce régiment étaient formidables. Nous étions équipées de voitures américaines, des Dodge (la mienne s’appelait « passe-partout »), gmc, command car, Jeep… Mon véhicule a été mitraillé et portait l’impact d’une quinzaine de balles. Le matériel était extraordinaire et la mécanique américaine m’impressionnait.
Inflexions : C’était à la fin de l’automne 1944 ?
Geneviève Asse : Oui. Il faisait un froid terrible ; le passage de la Forêt-Noire a été une dure épreuve. Des engelures nous meurtrissaient les pieds malgré trois paires de chaussettes. Les chaussures étaient horribles, nos jupes taillées dans des pantalons d’homme de petite taille.
Inflexions : Racontez-nous votre départ.
Geneviève Asse : On nous a fait partir dans un wagon à bestiaux rempli de paille. Arrivée à Belfort, j’ai été incorporée dans la 1re db, sous les ordres de Jeanne de l’Espée. Puis ce furent les Vosges, l’Alsace, Colmar. Nous avons franchi le Rhin sur des bateaux reliés les uns aux autres, disposés par les pontonniers du génie. Nous sommes arrivées aux environs de Karlsruhe. Plus tard, nous défilerons à Stuttgart devant le maréchal Joukov, le général Montgomery et le général de Lattre. Nous étions très fières ! Ma voiture précédait les chars… C’est là que nous avons rencontré les femmes de l’armée soviétique, couvertes de décorations, héroïques. Certaines d’entre elles étaient pilotes de bombardier et nous impressionnaient beaucoup. Puis nous avons gagné Baden-Baden et Heidelberg, où nous avons été cantonnées dans un hôtel particulier dont les murs étaient couverts de grandes photos de G…ring. Les armoires étaient pleines de chemises de nuit extraordinaires et de boas.
Inflexions : Avez-vous participé à des combats difficiles en Allemagne ?
Geneviève Asse : Oui, à Karlsruhe justement, parce que nous nous trouvions avec ma voiture au milieu de dépôts d’essence et qu’on nous tirait dessus de toutes parts. Notre croix rouge ne nous protégeait pas. On a failli sauter, mais j’ai évacué tous mes blessés sains et saufs. C’est là que j’ai été décorée de la croix de guerre avec citation à l’ordre du régiment.
Inflexions : Vous vous êtes à nouveau portée volontaire pour transporter les déportés ?
Geneviève Asse : Ma coéquipière et moi avons été sollicitées. La Croix-Rouge internationale était en effet hors jeu, car elle s’était laissée berner (voir le film de Claude Lanzmann, Un vivant qui passe), voire ridiculiser. Elle s’était compromise dans la propagande nazie, c’était honteux. Nous sommes arrivées à Terezín à la fin du printemps 1945. Il faisait extrêmement chaud ; il y avait des orages terribles. Nous avons rencontré l’armée russe qui se comportait parfois très mal avec les civils (viols…). Nous observions des casernes magnifiques, des maisons très confortables avec des modèles de douches qui n’existaient pas encore en France et qui nous éblouissaient, nous étonnaient. Il y avait des uniformes en grand nombre dans les armoires : nous étions cantonnées chez des Allemands. C’est la seule fois où on nous a donné un revolver : le commandement n’était pas très tranquille.
Inflexions : Comment s’est passé ce travail de libération et de sauvetage des déportés ?
Geneviève Asse : Cela m’a fait une peine terrible. Le camp était infecté par le typhus. Les déportés étaient en loques. Un officier tchèque m’a dit : « Un écrivain français vient de mourir, une semaine avant votre arrivée, il s’appelait Robert Desnos. » Cela m’a beaucoup affectée : c’était un ami ; je prenais un verre de temps en temps avec lui place Dauphine. J’ai vu avec émotion son baraquement. Les officiers tchèques, qui parlaient très bien français, nous ont beaucoup aidées. Je leur ai demandé si les gens de la ville voisine, Leitmeritz, étaient au courant de l’existence du camp de Terezín. Ils m’ont répondu qu’à leur avis ils savaient tous, mais qu’ils étaient restés indifférents. Les déportés français se sont jetés sur nous dès notre arrivée en nous demandant de la nourriture. Le médecin de l’ambulance nous a prévenues de ne pas répondre trop généreusement, car ces pauvres hommes risquaient d’en mourir. Avec nos voitures, nous avons effectué quatre évacuations vers Strasbourg. L’odeur était pestilentielle ; tous avaient la diarrhée. Ils nous racontaient leur calvaire. Je me souviens en particulier d’une femme qui nous a raconté d’horribles histoires d’expériences médicales, d’os infecté, extrait, remplacé… Et il faisait toujours très chaud. Un jour que nous avions très soif, nous sommes passées près d’un couvent tenu par des religieuses allemandes, aux environs de Strasbourg. Nous nous sommes arrêtées pour demander de l’eau, mais quand elles nous ont vues, elles nous ont claqué la porte au nez…
Inflexions : C’est alors que vous avez demandé à être démobilisée afin de vous consacrer à votre travail d’artiste ?
Geneviève Asse : C’est exact. Mais le commandant des zouaves Géliot m’a dit : « Vous êtes obligée de rester, car vous allez défiler le 14 juillet sur les Champs-Élysées ! » Comme j’avais déjà fait ma demande pour l’École du Louvre, j’ai refusé. Le commandant m’a par la suite envoyé une grande photo du défilé en indiquant que ma présence avait beaucoup manqué au régiment… J’ai donc regagné Paris en train depuis Belfort. À ma grande surprise, alors que j’étais en uniforme et que j’arborais la croix de guerre, j’ai été violemment insultée par quelques femmes françaises qui m’ont traitée de « paillasson à soldats » ! Un cas malheureusement pas isolé. Le général Sudre a d’ailleurs été obligé de faire placarder des affiches dans les gares et dans les trains demandant de « respecter les femmes de l’armée qui vous ont délivrés ». C’était terrible. À mon retour, j’ai rencontré Anne de La Brosse, conductrice ambulancière qui, sur les plages du débarquement, avait couru pour sauver un officier blessé et avait eu un bras arraché par un obus. Elle a épousé cet officier…
Inflexions : Comment, soixante-cinq ans plus tard, voyez-vous la présence croissante des femmes dans l’armée ?
Geneviève Asse : Je pense que c’est nécessaire. Elles ont une sensibilité particulière qui ne demande qu’à s’exprimer. Il y a beaucoup de femmes dans les armées à l’étranger, par exemple au Royaume-Uni, ne parlons pas de la Chine où la parité est presque atteinte !
Inflexions : Pensez-vous qu’un certain machisme existe toujours ? Que certains soldats voient de façon très critique la présence de femmes parmi eux ?
Geneviève Asse : Je crois que les hommes ont une grande capacité d’adaptation. Quand nous sommes arrivées dans l’armée, mes camarades et moi avons été envoyées au mess des officiers. Gloussements, chahuts, réflexions un peu crues nous ont accueillies. Mais quand ils nous ont vues au travail, nous avons été respectées, admirées et aimées. C’est dans la nature masculine sans doute…
Inflexions : L’argument selon lequel les femmes n’ont pas les qualités physiques nécessaires pour le combat au corps à corps, qu’elles doivent être plus protégées, est-il valable ?
Geneviève Asse : Non, naturellement. Certes, elles n’ont pas la même force physique, mais je ne pense pas que cela joue beaucoup. Elles ont d’autres qualités : elles sont notamment très courageuses, patientes et probablement plus disciplinées que les hommes.
Inflexions : Pensez-vous qu’il puisse y avoir des ambiguïtés, des tensions, dans une troupe commandée par une femme officier ? Est-ce l’officier ou la femme qui prend le pas ?
Geneviève Asse : Les deux à mon sens : on reste toujours femme. Certaines ont une armature intérieure très forte, d’autres restent très féminines, plus fragiles, ce qui ne les empêche pas d’avoir beaucoup de courage. Notre uniforme nous faisait respecter ; on était « les toubibas », personne ne nous aurait agressées. Les Africains du Nord avaient d’ailleurs leur bordel militaire de campagne (bmc) qui les suivait, avec des femmes de leur nationalité ; celles-ci étaient très braves et très dignes.
Inflexions : Avez-vous connu des couples d’officiers ou de soldats ?
Geneviève Asse : Bien sûr. Madame Barlemont, commandante, et son mari officier de renseignement, par exemple. Ils se voyaient souvent. Il y a également eu à l’époque des mariages entre soldats, officiers et conductrices. Je pense aussi au lieutenant-colonel de Bellefon, qui a épousé Suzanne, une conductrice. Cela faisait de très bons mariages !
Inflexions : Comment imaginer le statut marital d’une femme soldat ou officier, et le métier de son mari, comptable, pharmacien… On parle toujours des veuves de guerre, mais quel est le statut du veuf d’une héroïne ?
Geneviève Asse : Je n’ai jamais pensé précisément à ce problème ; je ne pense pas que ce soit une question pertinente. C’est la même question que celle des otages. La femme est otage, l’homme est chez lui. Certes, cela peut conduire au divorce, comme pour Ingrid Betancourt, mais cela n’a rien de spécifique à l’homme ou à la femme.
Inflexions : Dans le futur, la présence croissante des femmes dans l’armée, et donc au combat, est-elle à votre avis naturelle, inéluctable ou menacée par des tensions ?
Geneviève Asse : Elles peuvent bien entendu occuper peu à peu des postes jusqu’ici réservés aux hommes. Elles sont d’ailleurs aujourd’hui pilotes de chasse, ou parmi les premières reçues à Navale ! Une femme sur un navire demeurait il n’y a pas si longtemps une incongruité ! Mais la vie militaire demande des métiers très spécialisés et je peux comprendre une certaine rivalité ; je ne vois cependant aucune raison pour que les femmes envahissent tout.
Inflexions : Qui vous a remis la croix de chevalier de la Légion d’honneur ?
Geneviève Asse : Geneviève de Gaulle, que j’aimais et respectais tant, aujourd’hui malheureusement disparue.
Inflexions : Quelle personne vous a le plus marquée durant cette période de la guerre ?
Geneviève Asse : Vercors, l’écrivain du Silence de la mer. Je l’ai connu personnellement.
Inflexions : Avez-vous eu des liens avec le corps des Auxiliaires féminines de l’armée de terre (afat) ?
Geneviève Asse : Le corps des afat a été créé le 11 janvier 1944. Nous avions bien sûr des liens, mais, en appartenant à un régiment d’attaque, nous nous considérions un peu à part. C’est une époque qui m’a armée, m’a donné une forte armature. J’ai besoin de plénitude, de silence et de lumière. J’essaye d’être à la hauteur. J’ai deux amours : mon pays et la peinture.
Propos recueillis par Didier Sicard le 16 octobre 2010 dans l’atelier de Geneviève Asse rempli de toiles nouvelles et superbes. Une toile blanche et bleue ouvrant sur un espace infini de trois mètres sur deux attendait son pinceau…