Le livre de Martin van Creveld intitulé Les Femmes et la Guerre1 n’est pas de ceux qui laissent indifférent. D’abord parce que son œuvre antérieure a valu à son auteur, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, une réputation bien établie. Ses écrits portent sur la culture de la guerre et s’appuient sur l’histoire militaire pour en évaluer les ressorts profonds, l’importance et la pérennité. Il s’est ainsi penché sur l’usage de la technologie2, sur la question du commandement3 ou sur les modalités de la logistique4. Son ouvrage sur la transformation de la guerre5 a rapidement pris valeur de référence. Une de ses idées dominantes est que la guerre, au lieu d’être seulement, dans une perspective clausewitzienne, un moyen au service d’une politique, est en fait aussi, voire surtout, un objectif en elle-même, le sport le plus dangereux mais aussi le plus exaltant qui soit. Ensuite, Les Femmes et la Guerre ne peut laisser indifférent parce que, sur le sujet délicat de la féminisation des armées, les prises de position de son auteur sont sans ambiguïté à contre-courant du vent dominant, quitte à passer pour provocatrices.
Sa thèse est d’ailleurs présentée de manière assez explicite et peut s’exprimer ainsi : les hommes ont toujours été à la recherche de ce qui leur permettait de compenser leur infériorité biologique première, c’est-à-dire leur incapacité à porter des enfants. Ils ont donc recherché l’activité la plus à même de leur permettre de se faire valoir et de conquérir le respect d’eux-mêmes, et aucune activité n’était plus indiquée que la guerre. Par conséquent, la féminisation des forces, loin de représenter une étape historique dans l’irrésistible marche des femmes vers leur émancipation, est le symptôme du déclin de la guerre et, par ricochet, la cause du déclin des armées, qui ne se préparent plus à la faire. On pourra trouver certaines des considérations de Martin van Creveld trop lapidaires, on devra néanmoins porter un regard objectif sur les principaux points de son argumentation. Ce qui la caractérise, c’est que loin d’en exclure l’élément féminin, il le met au principe de la guerre, qui « doit aux femmes d’exister », et pas seulement parce qu’elles ont été les causes, les objets et les victimes des conflits depuis les origines de l’humanité.
C’est autour de ces idées que van Creveld explore plusieurs pistes de réflexion, en se réclamant notamment des travaux de l’anthropologue Margaret Mead, selon laquelle toute activité professionnelle féminisée voit nécessairement son prestige baisser dans la société. Cette analyse s’appuie sur une vaste fresque historique. À n’en pas douter, elle est au service de la thèse défendue par l’auteur et, de ce point de vue, le livre tient davantage de l’essai que de l’étude universitaire, en dépit des nombreuses références. Il s’emploie à relativiser, voire à réfuter les principaux exemples historiques généralement évoqués comme des antécédents significatifs de la féminisation des armées. Il dément ainsi l’existence des antiques amazones et conteste l’interprétation de l’existence des nombreuses déesses de la guerre. Il relativise aussi la portée réelle de l’exemple des guerrières du Dahomey, qui impressionnèrent les voyageurs européens du xviiie siècle.
En réalité, la place des femmes dans la mémoire collective des faits de guerre tient selon lui à deux phénomènes majeurs : d’abord à une sorte de fantasme, souvent propre à décupler l’ardeur des combattants, et ensuite à la volonté de dévaloriser l’adversaire masculin, chez qui le recours aux femmes pour faire la guerre est présenté comme un signe de couardise. Tout au plus, admet Martin van Creveld, a-t-on des exemples de femmes qui, sans avoir, le plus souvent, pris part au combat, ont commandé avec succès des armées, mais elles sont restées minoritaires et, surtout, elles n’ont jamais réellement accédé à la gloire militaire.
Son étude de la période moderne le conduit à des conclusions similaires. Seule exception à une règle qu’il tient pour générale, l’insurrection est souvent marquée par une participation accrue des femmes. Dans le droit fil de sa théorie, il explique ce fait par l’état d’asymétrie marquée qui caractérise le rapport de force : dans une situation si défavorable, les hommes peuvent, sans se déshonorer, faire appel aux femmes, qui, par ailleurs, ne participent que de manière marginale aux combats et n’accèdent que rarement aux fonctions de responsabilité dans les organisations clandestines.
Martin van Creveld s’emploie principalement à combattre les idées reçues sur la place des femmes au combat dans les armées soviétiques et israéliennes. Durant la Seconde Guerre mondiale, c’est en fait au sein des armées finlandaises que la féminisation fut la plus importante, allant jusqu’à atteindre plus d’un quart des effectifs, même si beaucoup de ces femmes ne combattirent pas. Ce chiffre est très supérieur à la proportion des femmes entraînées au maniement des armes, qui représentaient 0,7 % des effectifs en uniforme de l’Armée Rouge, et parmi lesquelles un nombre infime combattit, souvent dans les unités de partisans. Au total, la plupart des femmes combattantes de ce conflit servirent au sein de la dca ou, exception notable du côté soviétique, pilotèrent des avions de chasse. Quant à l’armée israélienne, elle n’incorpora plus de femmes dans ses unités combattantes qu'après le 29 novembre 1947, jour du vote aux Nations Unies en faveur de l’établissement d’un État juif, qui fut aussi celui où les membres d’une patrouille mixte de la Hagana prise en embuscade furent tués et mutilés. Il en fut ainsi jusqu’au 3 janvier 2000, date à laquelle le Parlement décida d’ouvrir tous les emplois militaires aux femmes. L’image des femmes au front en Union soviétique ou en Israël tient donc davantage aux effets de la propagande qu’à la réalité.
En Occident, c’est à partir de la guerre du Vietnam que la féminisation progressa, quand il devint difficile de recruter des hommes dans des armées au prestige déclinant. Mais, selon l’auteur, une nouvelle perspective de guerre éloignerait à nouveau les femmes des emplois de combattant, principalement en raison de la différence de force physique. Dans une forme de conclusion, il estime que bien loin de représenter un progrès pour la cause des femmes, leur intégration dans les armées les dessert car elles occupent les places dont les hommes ne veulent pas, et se trouvent confrontées au harcèlement et aux vexations. Quant aux armées, elles voient accélérer leur déclin et leur remplacement par d’autres types d’organisations, privées, plus violentes, qui échappent au contrôle des États, mais qui donnent aux hommes ce que leur orgueil recherche, leur propre mise en valeur dans des situations toujours plus atroces.
Une position aussi tranchée ne pouvait rester sans réponse et, à n’en pas douter, beaucoup de lecteurs comme de lectrices ont eu la réaction d’E. Kiesling, historienne américaine qui enseigne à l’us Army War College, qui estime que ce livre nous renseigne « davantage sur les attitudes masculines des Israéliens que sur les femmes de Tsahal »6. Sans doute, mais il est douteux que ce type d’argument puisse réellement faire avancer le débat. Le livre de Martin van Creveld a, au minimum, le mérite de faire justice à une approche de la question qui se limiterait à une simple réédition de la querelle des anciens et des modernes. En appréhendant le sujet dans de multiples dimensions, il stimule une nécessaire réflexion. Si l’on y réfléchit bien, il fournit d’ailleurs autant d’arguments à ceux qui regrettent les obstacles rencontrés par les femmes dans l’armée qu’à ceux qui portent un regard critique sur cette évolution.
Pourtant, une dimension manque incontestablement : celle des valeurs des sociétés au sein desquelles évoluent les institutions militaires. L’explication fournie par Martin van Creveld à la féminisation récente des armées occidentales satisfait peu. Beaucoup de ces armées se sont engagées dans la voie de la féminisation sans y avoir été contraintes par des difficultés de recrutement, même si elles ont ainsi pu tirer profit d’un vivier supplémentaire jusque-là inexploité.
L’explication est donc sans doute différente. Elle a aussi trait à la distance irréductible qui existe entre les valeurs d’une société donnée et les exigences si particulières des situations de combat. Seuls quelques régimes totalitaires ont essayé de faire coïncider ces valeurs et ces exigences, mais n’y ont jamais réussi de manière durable, car elles sont en partie inconciliables. D’un côté, la discipline dans l’action et la primauté du groupe, le courage et la résistance physique, la proximité de la mort, des données qui traversent l’histoire, et c’est l’un des thèmes chers à van Creveld ; de l’autre, le débat, la fraternité et l’épanouissement individuel, suivant des modalités sans cesse renouvelées. Une institution militaire, quelle qu’elle soit, est donc toujours écartelée entre les valeurs évolutives des sociétés qu’elle représente et les exigences draconiennes et assez stables dans le temps des situations de guerre. Que l’armée oublie ces dernières exigences et elle dépérira, peu à peu dépourvue d’efficacité militaire et condamnée par la société qui percevra vite son incapacité à la défendre ; c’est une autre des idées de Martin van Creveld. Mais que l’armée ignore les valeurs de la société au profit exclusif des exigences du combat, et coupée de cette société, elle va se perdre dans un spasme en général violent, comme un corps sans tête, une notion absente de l’essai du professeur israélien.
Il était inconcevable que les armées de pays pour lesquels une plus grande égalité entre hommes et femmes est un objectif cardinal ignorent ce mouvement. Là est la véritable signification de la féminisation des armées occidentales, qui se doivent d’être représentatives des sociétés dont elles portent les valeurs. Mais pour mesurer la difficulté de cette évolution, il faut lire Martin van Creveld.
1 Men Women in War, trad. Les Femmes et la Guerre, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, 306 p.
2 Technology and War, Free Press, 1991, 352 p.
3 Command in War, Harvard University Press, 1987, 352 p.
4 Supplying War, Cambridge University Press, 2004, 300 p.
5 La Transformation de la guerre, Monaco, Éditions du Rocher, 1998, 318 p.
6 Cité par Vincent Joly, « Note sur les femmes et la féminisation de l’armée dans quelques revues d’histoire militaire », Clio n° 20, 2004, p 4.