Alors que le sujet fait l’objet d’une littérature abondante chez nos homologues anglo-saxons, les études françaises portant sur la relation entre les femmes et la chose militaire brillent malheureusement par leur rareté. Néanmoins, de plus en plus d’éminents sociologues et historiens se penchent sur la question afin d’apporter quelques clés de compréhension à ce phénomène.
À l’inverse, s’interroger sur l’évolution des spécificités du métier des armes à l’épreuve de la mixité, comme le propose ce numéro d’Inflexions, est une démarche originale qui revêt un caractère nouveau et inexploré. Originale, car cette approche rompt avec les questions généralement posées sur le lien entre femmes et armées, et se démarque des études traditionnelles centrées sur l’analyse de l’intégration des femmes au sein de celles-ci et les effets de leur carrière militaire sur leur situation personnelle. Mais originale surtout en ce sens que le choix sémantique adopté pour la formuler sous-tend d’emblée une partie de la réponse à la question qui, ainsi énoncée, semble suggérer que la mixité peut être, ou avoir été, une épreuve pour le métier des armes en ce qu’il a de plus spécifique.
Ce point pourrait de prime abord paraître extrêmement curieux quand on note que la majorité des études existantes sur les femmes dans l’armée démontrent souvent le contraire. Elles soulignent une intégration, harmonieuse certes, mais obtenue au prix de difficultés à la fois personnelles, familiales et professionnelles. Le constat courant sur la mixité des armées insiste donc plutôt sur les épreuves à surmonter pour s’intégrer au métier des armes. Il y a donc loin vers la thématique dont l’étude est proposée ici. La femme, la mixité, ou la féminisation comme on veut bien la nommer, serait-elle de nature à infliger des meurtrissures aux spécificités et aux fondements mêmes du métier des armes ? La question mérite effectivement d’être également posée dans ce sens pour évaluer la portée de ce phénomène.
Comme tout changement, la mixité a obligé la Défense à se poser des questions sur ses fondements et ses valeurs, a placé l’institution – par la remise en cause qu’elle impliquait – devant ses forces, ses faiblesses et ses contradictions. Mais loin de l’ébranler, elle a été un atout essentiel pour permettre au monde militaire de traverser avec succès ses récents bouleversements structurels et opérationnels.
Cette annonce pourrait paraître ambitieuse alors que l’on considère couramment que c’est la féminisation qui a été l’un des bouleversements majeurs de notre époque. Or, en replaçant le phénomène de mixité dans son contexte historique et sociologique, et en l’étudiant également à l’aune des évolutions structurelles subies par les armées dans leur ensemble durant la même période, on pourra relativiser l’aspect révolutionnaire que l’on veut bien lui octroyer. Ceci posé, un aperçu, certes non exhaustif, des spécificités du métier des armes appliquées à la gent féminine, permettra, enfin, d’attester de façon objective, et sans féminisme exacerbé, de sa réelle contribution bénéfique à l’action de nos forces aujourd’hui.
Contrairement aux idées reçues, la féminisation des armées n’est pas un phénomène récent mais un fait ancien et éprouvé dont les succès sont à l’origine de son expansion. Le lecteur rompu à l’histoire de France voudra bien se souvenir que, déjà, en 1429, une certaine Jeanne conduisit à la suite de son étendard les armées de France à la victoire aux portes d’Orléans, à Patay et sur la route de Reims. Son statut de sainte ne fait pas moins d’elle une femme, acceptée alors si ce n’est au rang de chef de guerre tout du moins de conseiller militaire par les plus hautes autorités de l’État. Sans exhumer aussi loin nos cours d’histoire militaire, on se souviendra aussi que les récits de la Grande Armée sont émaillés de témoignages sur le courage et l’engagement de plus de huit cents femmes enrôlées comme simples dragons ou officiers de hussards, connues et reconnues, dont certaines décorées pour leurs faits d’armes par l’Empereur lui-même. Elles servaient au sein des armées de Napoléon à visage découvert ou de façon anonyme suite au décret n° 804 du 3 mai 1793 pris par la Convention, dont l’article 11 avait prescrit que « les femmes servant actuellement dans les armées ser[aient] exclues du service militaire ».
Plus proche de nous, la loi du 11 juillet 1938 relative à l’organisation de la nation en temps de guerre prévoyait l’appel aux femmes tant par engagement, mobilisation que réquisition1. Deux ans plus tard, en novembre 1940, le premier statut militaire pour les femmes était créé avec le corps des volontaires françaises libres. Ces dernières, aux côtés des auxiliaires féminines de l’armée de terre (afat), comme leurs consœurs britanniques des Women Auxiliary Air Force (waaf), Auxiliary Territorial Service (ats) et Women’s Royal Navy Service (wrns), seront directement impliquées dans le conflit et, pour certaines d’entre elles, parachutées en France occupée afin de remplir des missions opérationnelles de premier plan dans l’organisation de la Résistance. Fort du succès de ces expériences, le décret du 15 octobre 1951 portant statut du personnel des cadres militaires féminins permet, enfin, pour la première fois, aux femmes de s’enrôler en temps de paix.
L’histoire de la féminisation des armées et les conditions d’intégration des femmes s’accélèrent dans les années 1970, comme le relève une étude du Conseil économique et social2. La loi du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, pionnière dans le reflet des avancées sociales de son époque, supprime les distinctions statutaires entre les deux sexes et permet, dans le principe, aux femmes d’accéder à tous les grades de la hiérarchie. Elle leur interdit cependant toujours les grandes écoles militaires3 et conserve également un système de quotas pour le recrutement au sein de nombreux domaines de spécialité. Il ne sera levé que par le décret du 16 février 1998 ouvrant ainsi théoriquement la voie à une pleine féminisation du métier des armes4 et permettant au taux de celle-ci de progresser d’un niveau initialement limité à 5 % aux 14,72 % des effectifs5 que nous connaissons aujourd’hui.
En 2011, il convient de prendre du recul sur une évolution parfois présentée comme exponentielle, voire révolutionnaire. Certes, en cinquante ans, le taux de féminisation des armées est passé d’un niveau presque infime à un taux jugulé à 5 %, puis à un quasi-triplement en l’espace de dix ans ; mais « moins de 15 % » reste encore un chiffre trop marginal pour avoir pu faire chanceler sur ses bases une institution aussi ancienne, solide et éprouvée que la Défense. Même si ce taux est en constante « douce augmentation » et demeure exemplaire au regard des avancées en la matière de nos partenaires occidentaux, il peut difficilement, par la faible proportion qu’il représente, être raisonnablement qualifié de bouleversement, surtout lorsque l’on constate que le lien entre femme et carrière militaire est un fait institutionnellement acquis depuis près d’un siècle.
La mixité doit être remise en perspective de façon dépassionnée et objective. Loin d’avoir touché les armées comme un raz de marée affluant à tous les niveaux de la hiérarchie et dans tous les domaines de spécialité, elle suit de façon naturelle, parfois en décalage mais aussi parfois de façon novatrice, l’évolution de la place de la femme dans la société civile. Elle correspond donc à une progression logique du métier des armes en cohérence avec l’évolution de la société au sein de laquelle il évolue.
Cette cohérence est visible à la fois en termes d’évolution chronologique et structurelle. Dans une société où le plafond de verre demeure une réalité pour 69 % des femmes cadres et dans laquelle 55 % des femmes ont le sentiment que leur(s) congé(s) maternité a (ont) eu un effet négatif sur leur progression de carrière, les problématiques évoquées par leur place au sein des armées ne sont ni surprenantes ni isolées. Ainsi, comme leurs consœurs du secteur civil qui ne sont que 8 % à siéger au sein des conseils d’administration des cinq cents plus grandes entreprises françaises, les femmes représentent moins de 3 % du corps des officiers supérieurs. Plafond de verre, conventions sociales ou accès décalé par rapport aux hommes à l’enseignement supérieur : les causes de cette mince proportion sont nombreuses.
Cependant, en ce qui concerne la Défense, la représentation des femmes aux postes à responsabilité, notamment aux emplois supérieurs d’encadrement, est indéniablement appelée à progresser sensiblement dans les années à venir. Les quotas et restrictions d’emploi qui existaient jusqu’en 1998 contribuent en effet à expliquer la faible proportion de femmes dans des postes à responsabilité élevée. Il est donc nécessaire d’attendre que celles recrutées depuis 1998 atteignent l’âge et les qualifications permettant d’accéder à ces derniers pour juger de l’évolution réelle de la féminisation de la pyramide des grades6.
Ce reflet de la société civile dans la répartition hiérarchique se retrouve également dans les domaines de spécialité où les femmes exercent leur activité. Celles-ci composent 47 % de la population active française, avec une double polarisation vers les métiers les moins qualifiés et le secteur tertiaire (filières sanitaire, sociale ou administrative)7. En parallèle, même si cette répartition a longtemps été « forcée » par des quotas, on trouve également aujourd’hui 31,93 % de femmes dans les métiers d’exécution. Le bilan 2008 de la charte de l’égalité entre les hommes et les femmes réalisé par le ministère de la Défense relève également une féminisation hétérogène des spécialités, davantage marquée dans les métiers de soutien administratif, de gestion des ressources humaines et de santé8. Ainsi, 56,2 % des femmes militaires occupent des emplois liés à l’administration et à la gestion des ressources humaines, et elles représentent 65,37 % des effectifs du service de santé9.
En revanche, la Défense est plus novatrice et plus juste que bien des secteurs professionnels civils en ce qui concerne les statuts. Là où la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires garantit l’égalité entre les sexes, y compris en matière de cursus et de rémunération, on compte des différences de salaires allant jusqu’à 32 % entre les hommes et les femmes titulaires d’un diplôme du deuxième ou du troisième cycle employés dans le secteur civil. En 2006, à d’autres niveaux de qualification, la rémunération brute totale moyenne des femmes était inférieure de 27 % à celle des hommes dans les entreprises de dix salariés et plus, alors que, quel que soit son grade, une femme militaire est rémunérée de la même façon que ses collègues masculins. De même, si dans certaines entreprises on hésite malheureusement à promouvoir à des postes de responsabilité une femme qui « risque » d’être indisponible pour cause de congé maternité, les promotions au sein de la Défense sont liées au niveau de grade et de compétence de chacun.
Ce rappel historique et sociologique permet de relativiser l’évolution de la mixité dans les armées. Cette dernière, effectuée de façon progressive, amortie par des paliers successifs de vingt ans (années 1950, 1970 et 1990) tient plus de l’évolution graduelle que de la véritable révolution. En outre, les taux marginaux, voire symboliques, selon les propres termes du tableau de bord de la féminisation des armées (1,1 % dans la spécialité combat de l’infanterie, 2 % chez les fusiliers marins, 1,5 % dans les unités de protection de l’armée de l’air ou encore 3 % dans les unités de surveillance de la gendarmerie10), atteints dans de nombreuses spécialités, viennent corroborer l’idée que la mixité ne peut pas être réellement considérée comme un bouleversement pour les fondements mêmes du métier des armes.
Le raisonnement serait cependant incomplet si l’on ne s’interrogeait pas sur la nature même de ces fondements. Il ne s’agit pas ici d’étudier en détail, une par une, les spécificités du métier des armes, mais de voir en quoi celles-ci sont compatibles ou non avec la présence de femmes au sein des armées.
Dans une préface rédigée pour Les Cahiers de Mars de décembre 2009 consacrés aux spécificités militaires, le général d’armée Jean-Louis Georgelin, alors chef d’état-major des armées, rappelait que ces spécificités étaient inscrites dans le statut général des militaires, et les différenciait entre exigences, compétences et valeurs. La loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires précise dans son article premier que « l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité », exigences morales qui, s’il était encore nécessaire de le prouver, ne souffrent pas de différenciation entre les sexes. Les compétences, quant à elles, grâce à un creuset d’instruction initiale et de formation de spécialité commun aux hommes et aux femmes, sont acquises par chaque soldat de façon indifférenciée. Les valeurs, enfin, déterminent « une conception particulière des rapports sociaux et humains » faite d’altruisme, de dévouement, de fraternité, de rigueur et de force morale. En quoi ces valeurs que l’on attribuerait volontiers à une infirmière, une éducatrice, une juge ou une policière ne pourraient-elles pas l’être également à une femme militaire, baignée de surcroît depuis le début de sa formation dans une culture fondée sur un code d’honneur forgé sur ces principes ?
Le charisme, l’exercice de l’autorité, indispensables au personnel d’encadrement, sont aussi des capacités que l’on a tardé à reconnaître aux femmes. Ainsi a-t-on pu noter que c’est l’accès aux grandes écoles militaires, et par voie de conséquence aux plus hauts postes hiérarchiques, qui leur a été octroyé en dernier. Avec force patience, elles ont cependant montré que leur style de commandement différent, souvent plus empreint d’écoute et de psychologie, pouvait être tout aussi efficace et respecté que celui plus « viril » des hommes.
Au-delà de ces spécificités morales, et afin d’être exhaustif, il convient de ne pas ignorer la question essentielle du monopole de la violence dévolu à nos armées et du corollaire de la force physique qui lui est souvent associé. Les derniers engagements ont montré de façon dramatique que la force physique pouvait encore de nos jours être le dernier recours du soldat face à la barbarie. L’exemple de l’Afghanistan montre un retour à des types d’engagement où le contact direct, la force physique et parfois même le corps à corps ont toute leur place.
Il est ainsi légitime de s’interroger sur la place des femmes dans ce type de combat. La question de la force physique justifie tout à fait les réticences que certains pourraient exprimer face à des cas de violence extrême. Sans dénier aux femmes leurs qualités réelles en matière de résistance physique, peu d’entre elles peuvent honnêtement affirmer pouvoir surmonter un combat à mains nues d’égale à égal avec un homme aguerri par l’entraînement. Afin de pallier cette différence, qu’il est illusoire de nier, c’est certainement le recours à de nouveaux types de formation, ainsi qu’une confiance dans les orientations proposées par l’encadrement de contact au cas par cas, qui devront guider les choix futurs en la matière.
Enfin, accepter de porter les armes de la nation est au centre de la vocation militaire, avec la double conséquence que cela implique en termes de sacrifice de soi et de résolution à prendre le cas échéant la vie d’autrui. C’est ici que la maxime souvent entendue revient à l’esprit de chacun : « Une femme est faite pour donner la vie, pas pour tuer. » Ceux qui considèrent que la mixité porte atteinte aux spécificités du métier des armes pour ces « raisons-là » ne semblent pas être réellement objectifs. Leur vision est faussée non seulement par une certaine symbolique de la féminité qui cacherait la capacité des femmes et les compétences qu’elles seraient susceptibles d’acquérir grâce à une formation militaire d’excellent niveau, mais également par une vision partielle et partiale du rôle du soldat au xxie siècle.
En effet, si on peut considérer comme machiste et suranné de réduire les femmes à leurs simples capacités reproductrices, il est aussi anachronique et potentiellement dangereux d’assimiler leurs camarades masculins au rôle de simples machines à tuer. Dans le contexte large de l’ensemble des missions qui leur sont dévolues, la spécificité des forces armées n’est plus principalement l’emploi de la force virile individuelle en vue de terrasser l’ennemi, mais également la capacité à déployer avec endurance les compétences nécessaires à une action collective appuyée par l’usage d’une technologie de plus en plus avancée au profit de missions touchant également au maintien de la paix, à l’appui à l’action humanitaire ou au secours des populations. C’est dans ce contexte bien spécifique que la mixité des armées, loin d’ébranler les spécificités du métier des armes, prend toute sa valeur.
Plus que la féminisation, ce sont les bouleversements historiques, structurels et sociétaux ainsi que leurs effets induits qui ont bouleversé nos armées. La chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc de l’Est, les conflits issus de la décolonisation, les mutations vers une armée de projection, les opérations de maintien de la paix, les missions intérieures et la professionnalisation ont modifié à la fois les structures et entraîné les changements de mentalité que certains voudraient par facilité imputer à une minorité.
La discrimination sexiste est en effet l’arme du faible, révélatrice d’un manque de clairvoyance vis-à-vis de la réalité. Les parlementaires eux-mêmes reconnaissent que la professionnalisation n’aurait pu se faire avec le même succès sans l’apport quantitatif et surtout qualitatif du recrutement féminin11 (pour une même génération, 70 % de filles ont le bac contre 59 % des garçons12, le niveau moyen d’études des femmes recrutées et le taux de sélection est supérieur à celui des hommes dans la catégorie militaires du rang). Révélatrice aussi d’un manque de confiance vis-à-vis des orientations retenues par les plus hautes autorités de l’État au travers de la loi du 28 octobre 1997 sur la professionnalisation des armées ou encore du décret du 16 février 1998 supprimant les quotas. Certains pourraient bien sûr rétorquer que le choix de recruter des femmes relevait alors plus de la nécessité de trouver rapidement une main-d’œuvre abondante que d’une véritable conviction mue par des considérations égalitaires.
Femmes et métier des armes, mariage d’amour ou de raison ? La polémique serait sans fin et il ne s’agit pas ici de décortiquer la pertinence des choix de nos autorités politiques. Toujours est-il que la professionnalisation n’aurait pu se faire dans les conditions et avec le succès qu’on lui connaît sans l’apport des recrutements féminins.
En effet, outre les effets bénéfiques sur le recrutement que nous venons d’évoquer, c’est tout un état d’esprit adapté au nouveau contexte de professionnalisation et à des missions différentes que les femmes ont contribué à forger aux côtés de leurs camarades masculins. Leur présence dans les armées a ainsi permis de renforcer le lien armée/nation dans une société que la fin de la conscription a éloignée du monde militaire et qui peine parfois à comprendre le rôle de l’armée et de ses engagements. Les contacts que les femmes militaires peuvent entretenir avec d’autres catégories de la population que leurs homologues masculins, mais aussi leur présence même au sein de l’institution, contribuent à permettre à chaque Français de se reconnaître plus facilement dans son armée lorsque celle-ci est le reflet des équilibres sociétaux qu’il côtoie au quotidien.
De même, sans présomption aucune et d’expérience13, la présence des femmes a également permis aux armées d’obtenir une meilleure reconnaissance et des échanges plus fluides avec le reste de la fonction publique. Leur présence dans les différentes administrations de l’État étant chose acquise depuis longtemps, il n’était pas rare d’y constater des a priori négatifs sur un milieu considéré comme « macho » et « renfermé ». Le pas vers la méfiance et la réticence était vite franchi. Cette présence a « rassuré » les ministères les plus effrayés par la « virilité » de la « grande muette »14 Grâce à des sensibilités et à des modes d’interaction différents, la Défense a pu se créer d’autres réseaux, contribuant à enrichir les contacts quotidiens.
En parallèle d’efforts notables en matière de communication, l’ouverture des postes à responsabilité aux femmes a permis à l’armée de se départir de l’image de cercle fermé à la mentalité désuète qui lui collait à la peau. La place, le statut et les perspectives qui leur sont offerts ont été pour la Défense l’occasion de se montrer sous un jour, réel, empreint de modernité et d’ouverture d’esprit, lui permettant de tenir son rang aux côtés d’autres organismes de la fonction publique traditionnellement plus démonstratifs.
Au sein des armées, la présence des femmes a également entraîné de nombreuses avancées. Avancées sociales tout d’abord, car les contraintes spécifiques des « mères » associées aux impératifs de disponibilité ont amené la Défense à repenser ses mesures de soutien vis-à-vis des « chargés de famille » dont leurs collègues masculins tirent également aujourd’hui les bénéfices. Avancées opérationnelles ensuite et surtout, grâce à des qualités reconnues qui ont enrichi les rapports humains et l’exercice du commandement. « Les femmes donnent une dimension nouvelle au métier militaire. Leur style de commandement, et plus largement d’interaction professionnelle, est souvent différent de celui des collègues masculins, mais plus en phase avec l’évolution de la société et des besoins opérationnels. Elles apportent notamment d’incontestables qualités en matière de relations humaines, précieuses dans les nouveaux types d’engagement en opérations15. »
Leurs capacités d’écoute et d’échange sont ainsi un atout considérable dans les missions qui impliquent de nombreux contacts avec les populations, en particulier sur des théâtres où les traditions ou les usages religieux interdisent aux femmes tout échange avec des hommes étrangers à la cellule familiale. Les liens qu’elles peuvent assurer avec les populations féminines locales apportent un appui d’une grande richesse à leurs collègues masculins qui, sans elles, n’auraient accès qu’à 50 % de la population. Leur présence et leur intégration au sein des forces sont aussi un atout de poids pour appuyer les valeurs d’égalité hommes femmes qui sont l’une des raisons d’être de notre engagement dans certaines régions du monde.
Ainsi, loin d’avoir mis à l’épreuve le métier des armes, la féminisation l’a au contraire aidé à surmonter les bouleversements les plus importants auxquels les armées ont été confrontées. Comme toute remise en question, la mixité a renforcé les fondements mêmes de ce métier en contribuant à lui permettre de s’adapter au contexte dans lequel évoluent les armées du xxie siècle.
Sans nier les difficultés, voire les combats menés par certaines de nos aînées pour « faire leur place » dans un milieu souvent hésitant, parfois réfractaire à leur arrivée, il est temps de reconnaître avec soulagement que la question de la mixité dans les armées n’est aujourd’hui plus une question et que, bien au contraire, la plus-value de l’engagement des femmes tend à être de plus en plus reconnue.
La France bénéficie de l’armée la plus féminisée d’Europe, et ce mouvement s’inscrit pleinement dans les engagements internationaux auxquels elle a souscrit et qu’elle promeut. Au cours de la présidence de l’Union européenne qu’elle a exercée au second semestre 2008, elle a fait de la lutte contre les violences à l’égard des femmes ainsi que de la promotion de leur rôle dans le règlement des conflits et la reconstruction post-conflit sa priorité en matière de droits de l’homme. À l’été 2010, elle a établi un plan national d’action pour la mise en œuvre des résolutions « femmes, paix et sécurité » du Conseil de sécurité des Nations Unies16, dont l’objectif général est d’œuvrer en faveur d’une participation directe et effective des femmes aux efforts de maintien de la paix et de la sécurité ainsi qu’aux processus décisionnels liés à la consolidation de la paix et à la reconstruction.
Si « le ministère de la Défense n’entend ni aujourd’hui ni demain mener de politique discriminatoire »17, et dans le respect total de cette démarche juste, saine et équilibrée qui affirme qu’« une discrimination positive n’est pas non plus souhaitable »18, la prise en compte de ces nouveaux engagements nécessite cependant de mener une réflexion sur la façon dont les armées peuvent désormais « transformer l’essai » de la féminisation. Cette réflexion passera indubitablement par la poursuite des mesures visant à faciliter les conditions d’exercice non pas des femmes mais des « chargés de famille », notamment le développement des actions sociales en faveur de la petite enfance, mais également et surtout par une analyse des domaines sous-féminisés dans lesquels les femmes seraient à même de donner la pleine mesure de leurs compétences. Cette analyse pourrait notamment évaluer la pertinence de faire évoluer l’information et la formation concernant ces filières pour permettre à celles qui le souhaitent d’y accéder avec des chances équitables.
Au même titre qu’il pourrait sembler pertinent d’employer plutôt des hommes pour certains types de missions, l’étape suivante, qui ferait du défi représenté par la mixité un double succès, sera indéniablement de déterminer comment la présence des femmes et les compétences spécifiques qui leur sont reconnues pourront être pleinement mises à profit et sciemment sollicitées pour le succès de nos armées dans le plein respect de nos spécificités militaires.
1 « La place des femmes dans la professionnalisation des armées », Avis et rapport du Conseil économique et social, 2004.
2 Ibid.
3 L’accès aux grandes écoles ne sera ouvert aux femmes qu’en 1978 pour l’École de l’air, en 1983 pour l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et l’École militaire interarmes, en 1987 pour l’École des officiers de la gendarmerie nationale et en 1993 pour l’École navale et l’École du commissariat.
4 Les postes dans les escadrons de gendarmerie mobile (à l’exception des postes d’officiers ouverts aux femmes) et à bord des sous-marins demeurent réservés aux militaires masculins en raison des conditions particulières d’exercice.
5 30 septembre 2009, direction des ressources humaines du ministère de la Défense (drhmd).
6 Les armées ne comptent à ce jour que 10,79 % d’officiers femmes alors que le taux de féminisation des candidats admis aux concours externes de recrutement d’officiers est aujourd’hui d’environ 31 %.
7 « Rapport préparatoire à la concertation avec les partenaires sociaux sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », établi par Brigitte Grésy, membre de l’Inspection générale des affaires sociales, juillet 2009.
8 Bilan 2007 de la charte de l’égalité entre les hommes et les femmes.
9 « Place des femmes dans la professionnalisation des armées », Avis et rapport du Conseil économique et social, 2004.
10 Tableau de bord de la féminisation des armées, 1er octobre 2008, drhmd.
11 « Place des femmes dans la professionnalisation des armées », Avis et rapport du Conseil économique et social, 2004.
12 « Rapport préparatoire à la concertation avec les partenaires sociaux sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », établi par Brigitte Grésy, membre de l’Inspection générale des affaires sociales, juillet 2009.
13 L’auteur a servi sept ans dans des affectations à caractère interministériel.
14 Il est à noter que cette expression est interprétée par de nombreux interlocuteurs comme une référence à un mutisme supposé de la Défense et non pas comprise dans son sens historique lié à l’octroi tardif du droit de vote (et donc d’expression citoyenne) aux militaires.
15 Audition de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, devant le Conseil économique et social le 17 mars 2004 suite à la journée de la femme et après la remise au Premier ministre de la charte de l’égalité entre les hommes et les femmes.
16 Résolutions 1325, 1820, 1898 et 1889. Voir l’article d’Irène Eulriet, « l’onu, les femmes, la paix et la sécurité », dans ce numéro d’Inflexions.
17 Audition de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, devant le Conseil économique et social le 17 mars 2004.
18 Ibid.