N°16 | Que sont les héros devenus ?

Bruno Dary

De la théorie à la réalité

Depuis le début de l’année, vingt soldats français sont morts en opérations extérieures, la plupart sous les coups de l’ennemi en Afghanistan, d’autres au Liban ou même en Guyane. Contrairement à ce que l’on pourrait penser au vu des statistiques des dernières guerres, les cadres tombés au combat sont plus nombreux que les militaires du rang et la mort frappe tout autant les grenadiers-voltigeurs de pointe, les soldats en charge du soutien que les infirmiers !

Comme l’avion qui ramène la dépouille mortelle se pose à Roissy ou à Villacoublay, il revient au gouverneur militaire de Paris, à son état-major et à la 2e base de soutien au commandement (2e bsc) de Vincennes d’organiser à la fois l’accueil du défunt et celui de la famille. Depuis le drame de Bouaké, le commandement a d’ailleurs mis en place une organisation spécifique, baptisée « plan Hommages », destinée à la fois à rendre les honneurs qui sont dus à un soldat mort pour la France, à gérer les formalités administratives et, surtout, à soutenir les familles qui viennent accueillir le fils, l’époux, le père ou le frère disparu. Mais quel que soit le lieu du drame, qu’il s’agisse d’un gradé ou d’un soldat, qu’il ait été tué sous les coups directs de l’ennemi ou dans un accident lié au contexte difficile d’une opération, le cérémonial reste le même, l’émotion demeure aussi forte, la douleur des familles toujours aussi grande, les questions aussi nombreuses et les réponses aussi difficiles, les silences aussi pesants, le chemin aussi rude et la croix aussi lourde, mais la présence toujours nécessaire.

Or, s’il est parfois délicat de réfléchir, de discourir ou d’écrire sur un sujet de fond ou un thème sensible comme peut l’être la mort, fût-elle au combat, c’est autre chose d’avoir à le mettre en pratique, surtout lorsque la mort est là, présente, réelle, irréfutable, incontournable, irrémédiable. C’est autre chose d’avoir à conjuguer un monde affectif et passionnel, parfois même irrationnel, celui de la famille, et le monde réel, dur, cruel et sans pitié, celui de la guerre et de ses conséquences les plus lourdes ! Pourtant, chaque fois que le plan Hommages est déclenché, c’est bien ce qui est demandé aux cadres chargés de sa mise en œuvre. Aussi, l’expérience simple et concrète de ce qu’ils font et de ce qu’ils vivent chaque fois peut être un témoignage utile dans le débat, car, pour eux, il ne fait aucun doute que tout soldat mort en opérations est un héros ! Ce sont même nos premiers héros du xxie siècle !

  • Le cauchemar devient réalité

En général, en raison des décalages horaires, l’avion arrive à l’aéroport soit tard le soir, soit tôt le matin, à une heure où tout est calme dans le salon d’honneur. Seul signe perceptible, les quelques militaires qui arpentent le hall, certains en tenue de parade, d’autres en tenue de sortie ! Et puis les événements s’accélèrent ! Un convoi escorté par les gendarmes de la garde républicaine arrive ; en sort toute une famille, vêtue de noir ; il est facile de repérer la maman et l’épouse, toujours les plus atteintes. L’accompagnent des cadres du régiment, ceux de la 2e bsc en charge du plan Hommages, l’aumônier, l’assistante sociale. La famille est installée dans le salon d’honneur, à l’abri d’éventuels regards indiscrets et des médias. Commence alors le moment douloureux, difficile et sensible où le commandement doit expliquer à la famille endeuillée que l’enfant, le mari ou le frère qu’elle pleure n’est pas la victime d’un accident quelconque, d’un fait divers ou de la malchance, mais qu’il est mort pour son pays, conscient des risques pris et ardent dans l’action, et qu’à ce titre il est un héros pour ses pairs !

Ce moment de calme relatif est sensible, car pour la famille il s’agit de la disparition d’un être cher ; en général, elle souhaite savoir deux choses : les circonstances de la mort et s’il a souffert ! Mais ce moment est propice – on dispose d’un peu de temps et de répit avant l’arrivée du cercueil – pour expliquer notre rôle d’accompagnement, pour dire ce qu’il s’est passé et donner les informations sur les circonstances du drame ; il est nécessaire aussi de faire part de notre compassion, nous la « deuxième famille », celle des frères d’armes. Même si tout raisonnement semble vain face à la douleur qui étreint les proches, il est important de parler, de donner quelques explications et, surtout, d’expliquer le sens de notre métier, le sens de notre engagement à tous, et plus particulièrement celui que vivent nos camarades actuellement en première ligne sur les théâtres d’opérations.

En général, ce qui leur est dit peut se résumer en trois points, qui expliquent le sens de cet engagement :

D’abord, le fils ou l’époux était triplement volontaire : volontaire lorsqu’il s’est engagé dans l’armée française ; volontaire pour rejoindre ce régiment, et, à l’instar de tous ses camarades, volontaire pour partir en opération extérieure ; on peut même ajouter qu’il l’était d’autant plus que s’il avait dû être débarqué et remplacé au dernier moment, il aurait été particulièrement déçu, meurtri et vexé !

Ensuite, il était heureux là-bas en Afghanistan, car il réalisait pleinement le métier pour lequel il s’était engagé ; il le faisait en « grandeur nature », à fond, entouré de ses camarades de régiment.

Enfin, il est mort, la plupart du temps sur le coup, sans se voir mourir, en pleine jeunesse, en pleine action et en pleine force ; mais cette mort ne doit pas nous faire oublier le paradoxe qui demeure entre lui et les siens, car s’il est parti en pleine fougue, il laisse ses proches dans la douleur et le désarroi !

Ces explications données, suit un moment particulièrement douloureux, l’arrivée du cercueil. Le cauchemar dans lequel vivait la famille depuis le jour où elle a été prévenue de cette mort va se concrétiser et devenir réalité. Le cercueil est débarqué de l’avion, couvert du drapeau tricolore ; porté par des camarades du régiment, escorté par le chef d’état-major de l’armée de terre (cemat) en personne et les autorités civiles de l’aéroport et au son d’une simple marche-tambour, il s’approche lentement ; la sobriété du cérémonial ajoute à sa grandeur, voulue pour rendre hommage à un compagnon d’armes parti trop tôt ! Si le moment est solennel, il est lourd à porter pour la famille, car c’est le premier « contact » avec le défunt, c’est la réalité simple, nue et cruelle ! Même les plus solides arrivent à peine à retenir leurs larmes ! Ensuite, le cercueil est déposé dans le salon d’honneur ; le cemat procède alors à une remise de décorations, suivie de la sonnerie aux morts. Puis la communauté militaire se retire afin de laisser la famille proche seule autour du cercueil pour un instant de recueillement ; c’est alors que l’aumônier propose un moment de prière à tous, à ceux « qui croient au Ciel, comme à ceux qui n’y croient pas ! », même si, dans ces moments de douleur, les mots de « Notre Père » ont du mal à être prononcés ou compris !

  • La réalité dure et incontournable de la mise en bière

À la fin de cette brève cérémonie, le cercueil est chargé dans le fourgon funéraire, lui-même accompagné par une escorte de motards de la garde Républicaine en grande tenue, pour rejoindre les Pompes funèbres générales. Dans le chemin de deuil que doit accomplir la famille, un autre moment sans doute plus douloureux l’attend : la mise en bière. Ce moment est douloureux car il constitue une rencontre, la dernière entre l’être disparu et ses proches. C’est même plus que cela puisqu’il s’agit d’une rencontre visuelle et charnelle avec le défunt, car, la plupart du temps, dès que le corps est présentable et donc visible, il est présenté à ses proches ! Une expérience lourde à porter mais conseillée dans ce long et lourd chemin de deuil. Plusieurs raisons fondent cette démarche : l’évacuation d’éventuels fantasmes sur la réalité de la mort, le fait de pouvoir dire au revoir et de passer un moment d’intimité avec le disparu, l’honneur rendu à un mort. L’expérience nous montre que la famille sort généralement apaisée de cette dure épreuve ! Enfin, le cercueil est fermé selon les règles de la loi française, en présence d’un officier de police judiciaire qui appose les scellés. Puis, toujours escorté par la garde républicaine en grande tenue, le véhicule mortuaire prend la route à destination du régiment d’appartenance où auront lieu les obsèques officielles, en présence du ministre.

Le rôle du commandement est essentiel, car il s’agit d’abord de rappeler à la famille que nous l’invitons à aller pleurer et se recueillir devant la dépouille mortelle. Nous lui disons simplement que cette mort, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas inutile, puisqu’elle constitue le prix à payer pour que notre pays défende ses intérêts et ses idéaux partout dans le monde. Parce que cette mort a du sens, notre camarade est un héros ; parce que la raison de son engagement était juste, il appartient désormais à la longue liste de tous les héros qui ont donné leur vie pour la défense du pays, et dont l’un d’eux, dont nul ne connaît le nom, est enterré sous l’Arc de Triomphe. Parce qu’il est mort en Afghanistan ou au Liban, il fait désormais partie des héros du xxie siècle et il est même le dernier d’entre eux ! Parce qu’il a été au bout de son engagement, au bout de ses forces et même au bout de sa vie pour assurer sa mission, il est un héros ! Et parce que nous l’avons connu, aimé, apprécié, il n’est pas un héros mythique de l’histoire, mais un héros vivant, qui nous montre l’exemple !

Après la mise en bière et avant de nous séparer, nous répétons ces mots à la famille ; nous lui conseillons même de trouver une photo de notre camarade disparu, une photo qui rappelle son entrain, sa jeunesse, son dynamisme et sa gaieté, non seulement pour l’aider à garder une image positive et réelle du défunt, mais aussi pour magnifier le genre de mort qui l’a enlevé ! Ces actes simples et discrets aideront les proches à progresser dans le chemin qui les attend ! Ainsi s’achève la partie la plus intime et sans doute la plus douloureuse des obsèques ; elle s’est volontairement déroulée dans un cadre familial strict et limité aux deux familles les plus proches du défunt. Les obsèques du lendemain ou du surlendemain, avec les honneurs officiels rendus en présence des plus hautes autorités militaires, des autorités locales, de l’ensemble du régiment et de tout l’environnement social et médiatique, auront un caractère beaucoup plus solennel !

  • Pour aller un peu plus loin

L’accueil de toutes ces familles, leur désarroi, les mots que l’on doit trouver pour tenter de les réconforter et l’engagement personnel qui est demandé dans ces moments-là nous obligent forcément à réfléchir sur notre engagement, son sens profond, les risques inhérents qu’il suppose ; ils nous font surtout percevoir le décalage manifeste qui se fait jour entre ces permanences que sont la réalité de la guerre, les conséquences de la violence et une société qui évolue très vite et qui refuse la notion même de mort !

Il faut reconnaître que nous vivons dans une société très matérialiste et surtout hédoniste ; comme elle ne peut nier la réalité de la mort, qui constitue le seul événement marquant de notre avenir dont nous soyons sûrs, tout est entrepris pour la faire oublier. Les civilisations anciennes avaient l’habitude d’enterrer leurs défunts au cœur des cités ; en Europe, les cimetières se trouvaient à l’ombre du clocher et donc au centre du village ; ceux qui ont eu la curiosité d’aller au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois ont pu s’apercevoir que beaucoup de familles viennent tenir compagnie à leurs disparus en s’asseyant sur des bancs prévus à cet usage. Or, aujourd’hui, cette « proximité » avec la mort s’est largement estompée ! Mais lorsqu’elle survient, notamment de façon brutale, le chemin à parcourir pour trouver la force de l’accepter est plus long à découvrir et plus dur à parcourir !

Il est important aujourd’hui de donner un sens à toute action ; c’est aussi vrai pour des soldats à qui sont confiées les armes de la cité, et c’est encore plus vrai pour ceux qui risquent leur vie en opérations. Ce sens de l’engagement devient essentiel lorsque la mort a frappé. Par opposition, il est aisé de mesurer le désarroi d’une famille dont l’un des membres est parti de façon inutile, futile ou incompréhensible : un accident de voiture, un manque de vigilance ou un surcroît de confiance, une overdose, un suicide… Il est vrai qu’autrefois, lorsque l’ennemi était sur la « ligne bleue des Vosges » ou de l’autre côté du Rhin, il était sans doute plus facile d’expliquer que la défense du pays avait un sens ! Aujourd’hui, la sécurité de la France ne consiste plus à surveiller ses frontières ; elle doit se comprendre de façon plus large et plus globale, et nos différents engagements, qu’il s’agisse de l’Afghanistan ou du Liban, participent à notre sécurité, comme ils participent à l’équilibre du monde ! Mais c’est le sens de notre engagement qui donne un sens à cette mort ; elle n’est pas inutile, elle constitue simplement le risque à consentir et le prix à payer !

Cependant, il nous faut rester modestes, car nous n’avons pas le monopole de l’héroïsme ; d’autres que nous continuent de sacrifier leur vie jusqu’au don total pour une cause qui les dépasse et les grandit : le service des autres, la science, les grandes découvertes, certains exploits sportifs, le recul des limites humaines ; il est vrai que dans notre inconscient, l’héroïsme sous-entend généralement la mort dans l’exercice de sa vocation ! Mermoz reste un héros de l’aéronautique, Lachenal et Terray seront pour toujours ceux de l’alpinisme ! Les religions aussi ont leurs héros, ce sont les saints qui tous ont servi une cause qui les dépassait ! Maximilien Kolbe en donnant sa vie pour un ouvrier ; mère Teresa pour les plus démunis du continent indien… On peut donc conclure que deux conditions sont nécessaires pour recevoir ce qualificatif de « héros » : servir une cause qui transcende l’être humain et donner de façon consciente sa vie pour cette cause !

C’est bien ce qu’écrivait Charles Péguy, sans savoir qu’un jour de septembre 1914 il tomberait sous les balles de l’ennemi en cherchant à enrayer l’offensive allemande, dans ce poème que, jeunes élèves de « corniche », nous chantions au Prytanée avant la cérémonie du baptême et dans l’exaltation d’une vocation naissante : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle ! Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle ! » 

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