Plusieurs événements récents ont mis en exergue ce qui, dans les années à venir, pourrait constituer une tendance lourde au sein des armées et plus particulièrement de l’armée de terre : la place croissante prise par le droit, qu’il soit national ou international, dans le déroulement des opérations militaires menées par les forces armées françaises sur les théâtres d’opérations extérieures (opex). Lors de la journée des présidents des officiers du 23 octobre 2009, le chef d’état-major de l’armée de terre (cemat) a rappelé que « notre action doit respecter le droit et les règlements, même face à des adversaires qui ne le respectent pas ». Et les 12 et 13 novembre 2009, le centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan a organisé un colloque sur la responsabilité des militaires dans leurs différentes dimensions, en fonction des territoires d’intervention. Puis plusieurs familles de soldats décédés le 18 août 2008 lors d’une embuscade dans la vallée d’Uzbeen, en Afghanistan, ont déposé plainte avec constitution de partie civile.
À l’instar de n’importe quel autre citoyen, le soldat français est en effet soumis aux droits français et international, et ce où qu’il se trouve, y compris sur les théâtres d’opérations extérieures. Cette judiciarisation des opex est un fait qui, à l’identique d’une contrainte en méthodologie militaire, ne se discute pas mais s’impose désormais à tous, car elle est irréversible.
Pour autant, la judiciarisation du champ de bataille ne doit en aucun cas devenir un frein à l’action de la force et aboutir indirectement à une sorte de « ligotage » juridique, psychologique et émotionnel de nos soldats engagés en opération. Elle doit donc être mise en œuvre, encadrée et accompagnée. S’inscrivant pleinement dans cette évolution, le commandement de la force prévôtale créé en novembre 20061 et placé sous la double hiérarchie du directeur général de la gendarmerie nationale (dggn) et du chef d’état-major des armées (cema), offre au commandement un véritable appui à son action, aux échelons tactique et opératif.
- Un monde en constante évolution
Ces dernières décennies, au cours desquelles le contexte stratégique qui avait scandé l’évolution de notre monde jusqu’à la fin des années 1990 s’est profondément modifié, ont été marquées par la conjugaison d’un double phénomène. Tout d’abord l’émergence d’un monde multipolaire qui, en se substituant à un contexte de guerre froide dans lequel chacun avait finalement trouvé sa place, a vu se multiplier les conflits locaux et régionaux. Dans ce cadre, les puissances occidentales ont été amenées à s’engager plus fréquemment en opérations extérieures, sans que ne soit toujours clairement défini le cadre juridique de leur action, oscillant entre guerre et lutte contre le terrorisme. Elles ont parfois été contraintes à chercher a posteriori la justification d’une opération menée a priori, en Irak par exemple.
En second lieu, l’exigence toujours plus forte en matière de judiciarisation des théâtres d’opérations a été conduite sous la double contrainte de l’émergence, sinon du renforcement, d’instances judiciaires internationales et de l’évolution des mentalités au sein des sociétés occidentales qui ont vu l’apparition de la sphère privée dans un domaine jusqu’ici préservé. La création des tribunaux pénaux internationaux (tpi) institués pour juger respectivement les auteurs des crimes commis lors des conflits du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, ainsi que celles de la Cour pénale internationale et de la Cour européenne de justice montrent cette volonté d’asseoir une justice internationale. Ces juridictions ont compétence sur les personnels civils et militaires, et leur existence même est un facteur de régulation de l’usage de la force par les armées lors des opérations. Elles viennent en complément des juridictions nationales plus spécifiquement destinées aux militaires, tel le tribunal aux armées de Paris (tap) qui instruit toutes les procédures concernant les militaires français en opex. Et c’est bien parce qu’ils sont envoyés sur les lieux des crises que les militaires français peuvent être témoins de situations qui relèvent de la compétence des tribunaux internationaux, et qu’ils seront alors amenés à collaborer avec eux2.
Alors qu’émergeaient ces instances internationales, se développait sur le territoire national un phénomène nouveau, lié à une exigence de plus grande transparence dans le traitement des affaires concernant les militaires eux-mêmes, qu’ils soient victimes ou, le cas échéant, auteurs, comme dans l’affaire Mahé. Au sein même des armées se font jour de nouveaux comportements et de nouvelles demandes. Faisant abstraction de la chaîne hiérarchique, ils se traduisent par une saisine directe de l’autorité judiciaire par le biais des prévôtés. Ces saisines, beaucoup plus nombreuses que l’on ne saurait l’imaginer, rendent illusoire le souhait de contrôler une information ou de cacher un fait délictueux, voire criminel. Si elles répondent le plus souvent à des préoccupations de morale et d’éthique, il arrive parfois qu’elles trouvent leurs fondements dans des considérations plus personnelles comme, par exemple, le sentiment d’injustice à son endroit ou la volonté de vengeance.
Parallèlement, et la plainte déposée par les familles de soldats tombés à Uzbeen en atteste, il est important que le militaire, et particulièrement le chef militaire, prenne conscience du cadre juridique dans lequel il évolue. Qu’il assimile les pièges de ce cadre, mais également les moyens dont il dispose pour remplir au mieux sa mission opérationnelle dans ce contexte contraignant. La prévôté, qui accompagne la force terrestre dès le début de son action, est l’un des meilleurs moyens mis à la disposition du soldat français, du commandant militaire, mais également de la justice française, et donc in fine de la France. Dans ce cadre opérationnel, sociétal et juridique fluctuant, elle a évolué afin de répondre aux attentes de ses différentes chaînes hiérarchiques.
- La professionnalisation de la fonction de prévôt
La prévôté a été réorganisée en 2006 afin de donner naissance au commandement de la force prévôtale, placé sous les ordres du général commandant la gendarmerie de l’outre-mer. Cela a permis de donner une nouvelle impulsion à une fonction décriée et crainte, faute d’être connue, par ses unités de rattachement. Inscrivant son action dans trois chaînes fonctionnelles distinctes (judiciaire/tap, organique/dggn, emploi/cema), elle est désormais engerbée et structurée en commandement de la force prévôtale. Elle a développé une véritable politique de qualité fondée sur le triptyque sélection/formation/information.
La prévôté est donc soumise à une triple autorité. Celle du procureur s’exprime dans le domaine exclusif de la police judiciaire sur les officiers de police judiciaire des forces armées (opjfa), directement et sans aucun intermédiaire. Il convient de préciser qu’outre le procureur, les prévôts répondent aux mandats de justice délivrés par tous les magistrats de France et qu’ils reçoivent des commissions rogatoires du juge d’instruction du tap.
La tutelle du dggn s’exprime normalement au quotidien dans tous les actes du service spécifique du gendarme, qu’il soit en France ou à l’étranger. Sur le théâtre d’opérations, elle est relayée par l’officier prévôtal qui est un commandant d’unité de gendarmerie à part entière. Il dispose librement des effectifs de ses brigades pour les besoins de la police judiciaire en particulier ; il est le garant de l’emploi des prévôts dans le cadre prévu par les textes. Il note les prévôts et se prononce sur leur aptitude à servir en opex. Directement subordonné au dggn, le commandant de la force prévôtale (cfp), également commandant du commandement de la gendarmerie d’outre-mer, est un général de corps d’armée qui entretient des relations suivies avec le cema.
En opérations, l’autorité de ce dernier est représentée par le chef militaire commandant la force auprès duquel est affecté un officier supérieur de gendarmerie « commandant de la prévôté ». À ce titre, celui-ci est placé pour emploi aux ordres du commandant de la force, il lui rend compte et le conseille. Au niveau du groupement tactique interarmées (gtia) se situe la brigade prévôtale commandée par un sous-officier supérieur de la gendarmerie, aux ordres du commandant du gtia, qui est par conséquent totalement incluse dans la chaîne militaire. Cette imbrication des prévôts à chaque échelon de la Force donne toute sa cohérence à l’édifice.
Afin de répondre au mieux aux attentes différentes de trois autorités hiérarchiques, le commandement de la force prévôtale a mis en place une démarche qualité dans sa gestion des ressources humaines. Ainsi un effort constant est effectué dans la sélection et la formation des prévôts, mais aussi en matière d’information délivrée au profit des armées. Désormais, seuls des officiers de police judiciaire (opj)3 sont désignés pour exercer les fonctions prévôtales. Sélectionnés sur dossier parmi les volontaires en fonction de leur parcours, de leur expérience professionnelle ainsi que de leur capacité à s’intégrer dans un environnement interarmées, ils sont ensuite évalués lors d’un stage initial de formation à Rochefort, puis in situ, lors de leur mission, par leur commandant de prévôté. Ce dernier est dorénavant choisi parmi les officiers de gendarmerie départementale parfaitement rompus à la pratique judiciaire. Ils intègrent ensuite un vivier d’« experts » dont la candidature pour un autre départ en opex (prévôté ou autre) est entièrement conditionnée par leur évaluation et leur réussite antérieures sur le terrain.
La formation s’organise autour de deux stages annuels à l’école de gendarmerie de Rochefort. Ils regroupent les officiers et les sous-officiers de la gendarmerie ainsi que des gendarmeries spécialisées de l’air et maritime. Interactive et complète, cette formation vise à donner aux futurs prévôts toutes les données permettant de s’adapter à leur futur emploi. Une formation pratique et pragmatique mettant l’accent sur des cas concrets, s’appuyant sur des retours d’expérience (retex) et des échanges avec des prévôts revenant des différents théâtres d’opérations. Les intervenants sont multiples : le procureur du tap, la direction des affaires juridiques du ministère de la Défense (daj) pour le droit des conflits armés, l’état-major des armées (un colonel ayant commandé un gtia), la dpsd ; les douanes, enfin, présentent les risques liés aux trafics et aux contrefaçons. En outre, et pour compléter ce cursus, chaque année cinq officiers de gendarmerie, futurs commandants de détachement, suivent le stage de formation des conseillers juridiques du commandant de la force (legad), renforçant d’autant leur capacité à conseiller le chef militaire.
Il eût été vain de vouloir faire évoluer la prévôté sans que ceux qui auraient à l’utiliser n’en connaissent toutes les capacités, les compétences, mais aussi les contraintes et les limites. Dès lors, le dernier volet de cette « démarche qualité » s’organise autour d’un effort d’information mené au profit des armées et plus particulièrement de l’armée de terre. Cette information vise à renforcer la connaissance mutuelle et à informer les futurs chefs opérationnels, appelés aux responsabilités tactiques aujourd’hui, opératives demain et peut-être stratégiques après-demain. Elle se concrétise par des relations suivies avec l’ema.
Dans ce cadre, le général commandant le cgom-fp est reçu par le cema et le cemat. Il délivre personnellement une information directe et collégiale aux officiers généraux futurs comanfor, aux futurs chefs des corps, ainsi qu’aux stagiaires du Centre des hautes études militaires (chem) et du Collège interarmées de défense (cid). Le général cgom-fp, voit son action complétée par celle de son adjoint, qui s’adresse aux futurs legad et intervient à la demande des états-majors, des écoles et des régiments. Ces actions d’information sont menées conjointement avec un officier des troupes de marine affecté comme officier de liaison, en sortie de cid, au cgom-fp. Elles suivent une courbe exponentielle depuis un an et concourent à une meilleure connaissance réciproque tout en participant à la prévention et la protection des militaires déployés en opex. La nouvelle prévôté offre ainsi à la France la première ligne d’action juridique lors de ses engagements en opex.
- Un appui opérationnel dans un cadre juridique complexe
La force prévôtale se positionne comme un outil de conseil au commandement dans la conduite de la mission et parfois dans la gestion des conséquences judiciaires qui en résultent. Elle permet de donner au procureur des éléments utiles pour l’appréhension des affaires judiciaires ayant trait généralement aux forces terrestres françaises. Elle se pose ainsi comme un des garde-fous de l’action des forces et comme l’un des gages de cohérence de l’action extérieure de la France.
La mission de conseil se fait aux plus hauts échelons par la capacité de mise en relation des différents acteurs de l’ema, de l’emat et du procureur près le tribunal aux armées de Paris dès lors qu’un dossier judiciaire sensible risque de crisper le dialogue entre les autorités militaires et judiciaires. Le général cgom-fp met alors sa double qualité de militaire et de conseiller juridique au service de ses interlocuteurs afin de permettre un dialogue constructif. Cette double qualité se retrouve à tous les niveaux de la force prévôtale déployée sur le théâtre d’opérations. Elle fait du prévôt une véritable interface transcrivant dans les deux sens (vers le comanfor et le tap) les éléments des affaires mettant en cause des militaires, et ce tout en préservant le secret de l’instruction. En contact avec les autorités judiciaires et policières locales, qu’ils connaissent toutes personnellement, les prévôts sont à même de donner les meilleurs conseils à leurs autorités militaires d’emploi quant aux actions à mener ou à éviter. Leurs actions quotidiennes sont l’un des facteurs d’acceptation de la Force déployée dans le territoire étranger, que ce soit lors des opex comme dans les pays accueillant des forces prépositionnées.
opjfa, les prévôts en opex sont les instruments du ministère de la Justice, plus précisément du procureur près le tap, dont ils ont reçu des directives avant leur départ. Ils agissent à charge et à décharge lors de l’établissement des procédures judiciaires dont ils se saisissent ou dont ils sont saisis. L’établissement de toutes les pièces de procédure conformément aux formes requises par la loi est un gage de validité devant la justice française et, si nécessaire, devant un organe de la justice internationale. Leur action est déterminante pour permettre au procureur de se prononcer sur l’opportunité des suites à donner concernant les affaires de son ressort lorsqu’un militaire français est auteur d’un délit ou d’un crime. Elle est également déterminante lors du traitement de dossiers dont un ou plusieurs militaires français sont victimes. Ainsi l’action des prévôts doit permettre de préserver, ou d’infirmer suivant le cas, la présomption d’innocence. Elle doit surtout permettre de préserver les droits des victimes françaises, blessées ou décédées, et de leurs familles, dans les suites judiciaires mais également administratives.
La prévôté en opex se pose enfin comme une garantie pour l’État d’afficher une cohérence globale dans sa politique extérieure. Elle veille à ce que ses armées se conduisent conformément aux valeurs de la société française, de son droit national et du droit international reconnu par la France. En procédant à l’établissement de procès-verbaux lors de ses enquêtes et en permettant d’instruire les dossiers par la justice nationale, la prévôté participe directement à la protection de l’image des armées contre des menaces internes (établissement de réseaux de trafics et vols divers), mais aussi contre de possibles mises en cause par des intervenants extérieurs. En permettant le traitement judiciaire de crimes et de délits imputables à un soldat français, elle protège celui-ci d’une justice étrangère parfois bien moins clémente. Elle contribue dans le même temps à affirmer la place de la France parmi les États de droit.
Principalement connue par le monde militaire comme une force de répression, la prévôté est en fait pour l’essentiel une force de prévention et de protection. Et dans un contexte croissant de judiciarisation du champ de bataille, c’est au travers de ces deux aspects qu’elle procure au commandement militaire un appui opérationnel d’importance. Le cgom se positionne dès lors comme un acteur essentiel dans les relations entre les trois ministères.
L’évolution permanente du cadre juridique des opérations, le retour officiel de la France au sein de l’otan et les évolutions attendues du tap s’imposent comme autant de contraintes à la force prévôtale qui doit en permanence s’adapter afin d’être en mesure de mieux répondre aux attentes du commandement. À cet égard, la fonction de Provost Marshall, longtemps méconnue, mériterait d’être mieux prise en compte, voire revendiquée par l’ema, dès lors que le commandement d’une opération internationale serait placé sous l’autorité d’un officier général français.
1 im 13401 du 4 octobre 2006.
2 Cet état de fait a été souligné à l’occasion du colloque de la daj des 7-8 décembre 2006 lors de la table ronde portant sur « Le renouveau de la justice internationale ».
3 Art. 16 du cp. Il s’agit de l’article qui définit les conditions à remplir pour être titulaire du titre et de la capacité d’opj. En l’occurrence, ce sont des gendarmes qui ont satisfait à l’examen national d’officier de police judiciaire et qui occupent dans une unité territoriale en France un poste où ils exercent au quotidien la charge d’opj.