Les symboles en disent parfois plus sur les valeurs de nos sociétés que de longs discours. Ainsi le glaive que tient toujours la justice et qui sert souvent de fléau à sa balance. Pourquoi l’épée, symbole de la force, voire de l’arbitraire, est-elle devenue le symbole de la justice ? Pour le comprendre, il faut remonter à la matrice de notre mythologie politique qui n’est pas, contrairement à une idée reçue, la République romaine ou la période révolutionnaire, mais le Moyen Âge et plus particulièrement la période qui s’étend entre le ixe et le xiiie siècle. C’est probablement en ces temps, entre les dynasties carolingienne et capétienne, que s’est achevée la synthèse entre l’héritage romain, républicain mais surtout impérial, l’héritage germanique, et les apports de la Bible et du christianisme.
Au départ : l’épée du roi. Tant dans les sociétés germaniques qu’à Rome, le roi des ive et ve siècles est un chef de guerre. Si l’affirmation n’a pas besoin d’être étayée pour les mondes germaniques, il faut rappeler qu’après la crise du iiie siècle, nombre d’empereurs romains proviennent des rangs de l’armée, à qui ils doivent le plus souvent leur carrière, mais aussi leur chute. Les souverains médiévaux s’inscrivent dans cette tradition tant dans les documents iconographiques que dans les textes ; il suffit de se rappeler de l’assertion d’Éginhard, biographe de Charlemagne, qui écrit que Charles était « toujours ceint du glaive ».
Aux temps carolingiens, le roi se doit de conduire tous les ans ses troupes vers les théâtres d’opérations. La victoire renouvelle l’alliance que Dieu a conclue avec le peuple franc, nouveau peuple élu. Les Annales royales, journal officiel de la dynastie, soulignent comme un fait marquant qu’en 790 les armées n’ont pas été mises en marche.
Mais l’épée rappelle également que le monarque remplit une fonction publique, un ministère comme on dit alors. En effet, depuis la Rome de la fin de l’empire, celui qui entre dans la carrière publique porte le cingulum, que pour faire simple on peut assimiler au baudrier. C’est lui que le fonctionnaire dépose quand il quitte le service. L’empereur se plie lui-même à cette discipline et l’on voit ainsi Louis le Pieux déposer baudrier et armes lors de la pénitence qui lui est imposée en 833 à Saint-Médard de Soissons et qui est censée marquer la fin de sa carrière politique. De même, plus tard, aux temps capétiens, la remise de l’épée et des éperons au roi est un temps fort de la cérémonie du sacre. Car à cette date, l’idéologie chevaleresque tend à s’emparer d’un certain nombre de thèmes qui ont fait les beaux jours de l’idéologie royale de l’époque carolingienne.
Mais l’épée du roi est également un symbole du lien qui unit le monarque à ses vassaux. Un texte de la fin du xe siècle est éclairant à ce sujet : « Après une longue conversation, dont leur amitié fit les frais, le roi, en sortant, se retourna pour demander son épée, et le duc, s’écartant un peu de lui, se baissa pour la prendre puis la porter derrière le roi. Elle avait été laissée sur le siège à dessein, pour que le duc, en portant l’épée au vu de tous, donnât à entendre qu’il était disposé à la porter dans l’avenir. » Le roi, ici, c’est Otton II, empereur germanique ; le duc, c’est Hugues, futur Hugues Capet. En s’engageant à porter l’épée, celui-ci se reconnaît vassal. D’autres témoignages, du ixe siècle cette fois, semblent montrer qu’autour de l’épée se noue cette relation, au moins sur le plan symbolique. Mais comment établir un lien entre cette arme et l’exercice de la justice ?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut faire un détour par l’histoire administrative. La structure de base du royaume franc est le pagus, à la tête duquel est installé un comte. Ce dernier a pour charge de représenter le roi, qui l’investit. Dès lors, il détient certaines prérogatives, à l’échelon local, qui sont celles du souverain. Parmi celles-ci, il y a les fonctions économiques et les fonctions judiciaires. Le comte est lié au monarque par un engagement précis, qui prend, à partir de l’époque carolingienne, la forme du serment vassalique. Sans forcer certains documents qui font écho au texte cité plus haut, il est évident que porter l’épée du roi, c’est se reconnaître son vassal. C’est aussi disposer du versant brutal du pouvoir, celui que donne la force guerrière. Mais cette force est-elle arbitraire ou se voit-elle fixer certaines limites ?
L’époque carolingienne, et c’est en cela qu’elle est fondatrice, a beaucoup médité, beaucoup écrit aussi, sur la fonction royale. Les clercs, qui sont les seuls alors à maîtriser les techniques d’écriture, encadrent la violence guerrière dont le roi peut faire montre. Ce sont les limitations imposées à cet usage de la force qui absolvent les monarques des « péchés du guerrier », pour reprendre une belle formule de Georges Dumézil. La fonction guerrière du roi se comprend en effet en tension entre deux pôles, celui du tabou du sang et celui de la guerre juste. L’usage modéré de la violence prôné par les hommes d’Église débouche, dans les siècles qui suivent l’An Mil, sur ce que l’on a appelé l’éthique chevaleresque.
Dans le même temps où la classe chevaleresque s’empare de certains principes qui régissaient la guerre du roi, elle se met au service des nouveaux puissants qui s’imposent sur le plan local. Sous les effets des multiples raids qui créent un climat d’insécurité, mais aussi des crises politiques nées des divisions successives de l’Empire carolingien, les pouvoirs s’atomisent en une multitude de points d’ancrage, châteaux, abbayes, évêchés, qui sont autant de lieux où s’exercent les pouvoirs de contraindre et de punir en échange d’une protection accordée aux populations les plus faibles, celles qui ne portent pas d’armes, les inermes des textes latins. Alors que l’Église tente de canaliser la violence, un gris manteau de châteaux recouvre l’Occident, permettant l’instauration d’un nouveau système de domination, d’exercice de la force et de la justice. C’est ce que l’on appelle le système seigneurial.
Si au niveau le plus modeste, celui des chefferies de village, pour emprunter une comparaison à l’Afrique, il n’est pas question de châtier les crimes de sang, en revanche, au niveau supérieur, celui des comtes, c’est là un droit acquis. Les droits de justice, perçus directement par ceux qui prononcent les verdicts, offrent de belles sources de revenus. Dans ces conditions, l’épée pourrait devenir symbole d’oppression, d’arbitraire. Saint Augustin, l’un des auteurs les plus lus par les clercs médiévaux, semble avoir prévu ce cas de figure, puisqu’il écrit dans son maître livre de philosophie politique, La Cité de Dieu : « Que sont les royaumes sans la justice, si ce n’est de grands brigandages ? » Dans la lignée de l’évêque d’Hippone, nombreux sont les religieux qui ont incité le roi à faire montre d’équité dans l’exercice de la fonction judiciaire, particulièrement envers les plus pauvres. Donc de ne pas abuser des pouvoirs que lui donne l’épée. L’invitation faite au roi vaut évidemment pour ceux qui rendent la justice en son nom, tels les comtes.
Pour tenter de résoudre la question que nous avons posée plus haut, il nous faut faire encore un détour, qui nous conduit à nouveau vers la délégation de l’épée du roi et des pouvoirs que cette délégation implique. Au début de cet article, nous avons rappelé que le Moyen Âge prend sa source dans la tradition chrétienne. Dans un monde qui se pense fondamentalement chrétien, il est évident que la Bible occupe une place particulière. Les clercs la lisent, la commentent. Logiquement, ils imaginent les rois de la Bible, Saul, David et autres Salomon, à l’image de ceux qu’ils ont sous les yeux. Dans cet exercice de transposition, ils vont ainsi utiliser des personnages très secondaires du monde biblique, qui prennent une tout autre ampleur dans l’Occident médiéval. On rencontre dans les manuscrits bibliques du ixe siècle deux individus qui tiennent les armes du roi David, ou d’autres, montrant par-là, comme on l’a vu plus haut, qu’ils sont ses vassaux. Ces hommes portent parfois le titre d’armiger regis, « celui qui porte l’arme du roi ». Dans l’Espagne wisigothique, il existe ainsi un comte armiger, qui est le chef de la garde royale.
Mais d’autres enluminures vont nous mettre sur la voie. Dans un manuscrit du ixe siècle, les deux hommes qui tiennent les armes royales sont appelés Kérétien et Pélétien. Il s’agit de personnages que nous connaissons par le Second Livre de Samuel, qui les définit comme la garde d’élite, les commandos de David. Ils avaient aussi un rôle politique, puisqu’ils interviennent lors du sacre du jeune Salomon. Mais surtout, deux commentaires médiévaux permettent de comprendre quel est le rôle que leurs successeurs médiévaux ont joué auprès des rois. Le premier assimile Kérétiens et Pélétiens aux soixante-dix juges d’Israël, l’autre, plus intéressant encore, souligne que nul ne peut être tué sans le jugement du Kérétien et du Pélétien. Clairement, donc, le vassal du roi, celui qui porte son épée comme signe de sa délégation de pouvoir, est investi du droit de juger et même du droit de condamner. Dans ces conditions, l’épée du monarque est devenue le symbole du pouvoir de justice.
L’épée apparaît aussi comme un symbole d’une grande puissance. Elle rappelle tout d’abord que le roi est un fonctionnaire au service de l’État, puisque son baudrier souligne cet attachement. Bien évidemment, elle met en exergue la fonction militaire du souverain. Comme ses prédécesseurs les empereurs romains, le monarque médiéval est un guerrier. Il mène une guerre juste aux yeux de l’Église, contribuant ainsi à étendre le territoire de l’Ecclesia, du monde christianisé. Car lorsque l’ensemble du monde aura reçu la « bonne nouvelle », le Christ pourra revenir triomphalement pour juger les vivants et les morts. C’est en effet l’un des enjeux du monde médiéval qui connaît encore bien des échos dans le monde contemporain. Les sociétés du Moyen Âge se sont vécues dans une attente eschatologique qui s’est incarnée dans différentes institutions ou événements. Pour rester dans le domaine militaire, on peut ainsi citer les croisades. Cette attente des derniers temps, porteurs de tous les espoirs, montre à quel point les enjeux idéologiques sont fondamentaux pour analyser les temps passés et permettent d’éclairer utilement le présent.