Tout militaire connaît la formule d’investiture qui figure sur les titres de commandement et qui est prononcée au nom du président de la République avant de fermer le ban lors de la cérémonie de prise de commandement d’un nouveau chef ; elle « ordonne à tout le personnel ainsi placé sous ses ordres de lui obéir en tout ce qu’il commandera pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France ».
Deux des quatre commandements qui fondent la légitimité du chef militaire font donc référence au respect des lois et règlements. Au travers des ordres de sa hiérarchie, l’armée se trouve ainsi entièrement soumise aux règles générales et particulières édictées pour le bien commun ou, plus spécifiquement, pour répondre aux besoins des armées et aux exigences de discipline en leur sein.
Il faut donner toute sa dimension à ce principe cardinal, qui recèle tout l’équilibre de nos institutions. C’est l’histoire même de la démocratie qui impose cette stricte subordination des armées aux institutions politiques républicaines. Il ne saurait exister au sein de la nation une telle puissance soumise à ses propres règles.
De même, cette autorégulation ne saurait se concevoir lorsqu’il s’agit de sanctionner le non-respect des lois et règlements qui auraient été bafoués ; laisser des militaires juger d’autres militaires pour punir les crimes ou délits qu’ils peuvent commettre, en sus du pouvoir disciplinaire qui s’exerce au sein du corps, n’est plus concevable. C’est ce qu’exprimait Napoléon Ier, qui fut un grand chef militaire autant qu’un grand codificateur, lorsqu’il affirmait : « La justice est une en France ; on est citoyen français avant d’être soldat. »
Un système de justice purement militaire a certes existé en France et ce jusqu’à une époque relativement récente, puisqu’il y a été mis fin il y a moins d’un siècle. Ce n’est en effet qu’en 1928, que s’est amorcé un mouvement de rapprochement, puis d’alignement progressif de la justice militaire sur la justice ordinaire. À cette date, ce sont les soubresauts de l’affaire du capitaine Dreyfus, puis les excès des conseils de guerre spéciaux instaurés au cours de la Première Guerre mondiale, qui ont conduit à faire intervenir des juges professionnels pour présider les tribunaux militaires.
Cette évolution s’est achevée en 1982 pour les affaires nées sur le territoire national et en 1999 pour celles nées hors de nos frontières. Désormais, les militaires qui commettent des infractions pénales ou qui en sont victimes relèvent de juridictions composées exclusivement de magistrats professionnels, qui leur appliquent les mêmes règles qu’à tous les autres justiciables et suivent la procédure ordinaire, à quelques aménagements près.
Les deux institutions sont depuis lors à la recherche d’un équilibre afin de permettre à chacune d’accomplir sa mission sans entraver l’action de l’autre. D’un côté, l’institution militaire attend de la justice qu’elle intervienne, en complément de son action disciplinaire, pour faire respecter ses règles essentielles, sanctionner les dérives qui nuisent à l’image de l’armée dans son ensemble ou les atteintes à ses intérêts, tout en redoutant dans le même temps une judiciarisation qui pourrait entraver l’action opérationnelle. De l’autre, la justice veille à la fois à ce que les droits et les devoirs des militaires soient respectés et cherche à établir la vérité, dans l’intérêt notamment des victimes, et par-delà la tradition réelle ou supposée de la grande muette ou les réflexes corporatistes.
Ces craintes respectives ne sont pas spécifiques au champ militaire. La justice y a été confrontée en bien d’autres domaines, où son action a dû s’imposer avant d’être intégrée par les professionnels comme une exigence à prendre en considération afin d’améliorer leur pratique plutôt que de déplorer cette intrusion et de chercher à la disqualifier ou à la combattre. L’action judiciaire dans le domaine médical en est une illustration parlante.
La relation armée-justice connaît aujourd’hui un tournant important pour plusieurs raisons. Les deux principales tiennent, d’une part, à la question émergente de la juste place que doit prendre la justice dans l’encadrement de l’action des forces en zones de conflit armé et, d’autre part, au projet de disparition du tribunal aux armées de Paris (tap), dernière juridiction exclusivement consacrée à la justice militaire.
Comme toute évolution, celle-ci génère des inquiétudes ou, à tout le moins, des interrogations qui touchent à l’essence même des missions respectives de la justice et des armées : quelle est la légitimité de l’action judiciaire dans le domaine de l’action armée de manière générale ? Doit-on, en raison de la spécificité du métier des armes, fixer une limite à cette action ? Comment concilier un travail de vérité avec la protection des intérêts de la défense nationale ?
Sans prétendre toutes les aborder, et moins encore y apporter une réponse définitive, au moins peut-on s’essayer à dresser un état des lieux qui soit le plus objectif possible afin de remettre en perspective le sujet et de tracer ensuite quelques lignes d’équilibre qui apparaissent incontournables. Avant tout, une question centrale doit être examinée…
- Qu’en est-il réellement de la judiciarisation de l’action armée ?
Le champ de la responsabilité pénale ne suffit évidemment pas à lui seul à refléter le phénomène de judiciarisation, qui englobe les actions en justice de toute nature. Ce n’est toutefois que du seul aspect pénal qu’il sera ici question. L’action civile, en réparation du préjudice causé par les armées ou leur personnel, relève en effet d’une tout autre démarche. L’action pénale revêt quant à elle une dimension symptomatique, tant il est vrai que, par son aspect infamant et par sa charge symbolique, elle apparaît traditionnellement comme l’hyperbole de la judiciarisation, sa forme la plus redoutée.
La judiciarisation ne se résume pas à une évaluation chiffrée. Toutefois, pour évaluer la réalité du phénomène et mesurer son ampleur effective, il est important de partir d’un constat objectif. Nous disposons pour cela d’indicateurs fiables et convergents. En effet, aucune poursuite pénale ne peut être intentée à l’encontre d’un militaire impliqué dans une affaire commise dans l’exercice de ses missions ou à l’occasion de son service sans que l’avis préalable du ministre de la Défense soit sollicité par les procureurs, faute de quoi un juge d’instruction ne peut être valablement saisi et l’affaire ne peut être valablement jugée.
Le nombre d’avis rendus chaque année par le ministre est donc significatif de la tendance des affaires susceptibles d’être jugées1. Or, entre les années 2003 et 2008, il s’élève à cent treize en moyenne par an. Autrement dit, à flux constant, c’est une petite centaine d’affaires au plus qui peuvent être poursuivies chaque année, à supposer que toutes celles pour lesquelles un avis est sollicité soient effectivement renvoyées devant une juridiction de jugement. Il convient de préciser immédiatement que cette moyenne donne une image parfaitement fidèle du nombre de ces affaires, dont l’écart type est limité et, surtout, dont les valeurs absolues ne présentent absolument pas d’évolution continue à la hausse2.
Cette statistique, issue du rapport annuel de la direction des affaires juridiques du ministère de la Défense, est confirmée par les statistiques du tribunal aux armées de Paris – la très large majorité des avis rendus par le ministre3 sont sollicités par le tap, qui traite sans doute du contentieux le plus important en matière militaire, tant en volume que par la nature de ses affaires. Ces statistiques apportent par ailleurs des informations complémentaires qui éclairent utilement le sujet.
On pourrait en effet objecter que la judiciarisation ne s’appréhende pas exclusivement au travers du nombre de poursuites, mais plus largement par le nombre d’enquêtes menées. Et il est parfaitement exact que l’implication judiciaire se ressent tout autant, sinon davantage, lors des investigations que par les procès auxquels ces dernières peuvent conduire. Or, à cet égard encore, tous les chiffres disponibles montrent que le volume des enquêtes est stable et ne présente pas d’orientation à la hausse. La tendance serait même plutôt au tassement du nombre de dossiers ouverts annuellement, qui se situe en 2009 sous la moyenne des 1 600 dossiers des six années précédentes. Par ailleurs, dans les suites données à ces affaires, on constate une diversification de la réponse pénale. La poursuite devant un tribunal n’est pas la voie a priori privilégiée. Elle est clairement réservée aux affaires qui le justifient par leur gravité, par leur nature4 ou en raison de la personnalité du militaire en cause, et en particulier ses antécédents disciplinaires ou judiciaires.
Tous ces éléments invalident le postulat de judiciarisation, trop souvent tenu pour acquis au sein des armées, et qui laisse entendre que la justice se saisirait de plus en plus d’affaires militaires. Alors qu’au contraire, il résulte de tout ce qui vient d’être exposé qu’affirmer qu’il y aurait une judiciarisation croissante dans le domaine militaire apparaît résolument infondé.
D’où vient alors ce sentiment d’une judiciarisation accrue, dont les chiffres ne rendent nullement compte ? L’explication est indiscutablement à rechercher au plan psychologique. Elle peut s’envisager de deux façons.
Une première explication peut tenir à l’évolution de la sociologie militaire consécutive à la professionnalisation des armées, qui amène vers ce métier des individus qui peuvent avoir une idée de la fonction différente de celle des militaires de carrière à l’époque de la conscription. Des personnes qui seraient davantage, et sans aucune connotation péjorative, dans une disposition d’esprit « salariale », les portant à considérer les avantages procurés par la profession, plutôt que dans une vocation dont les ressorts dépassent ces considérations. La conséquence pouvant être qu’elles ou leurs familles soient plus promptes en cas de difficulté à demander des comptes à l’institution d’emploi qu’à considérer ce qui advient comme un aléa inhérent au métier et qui devrait être accepté comme tel. Cette perception pourrait en effet engendrer un sentiment d’insécurité pour l’encadrement militaire, quand bien même, encore une fois, les chiffres ne permettent d’observer aucune inflation contentieuse au plan pénal.
La seconde explication tiendrait davantage au sentiment que la justice intervient dans des domaines qui touchent au cœur du métier militaire et qu’elle pourrait y exercer une pression jusqu’alors jamais ressentie ou même jamais envisagée. Deux domaines de prédilection se prêtent à une telle projection : l’un tenant au risque d’accidents liés au métier militaire, l’autre aux opérations menées dans le cadre d’un conflit armé.
S’agissant des accidents, on constate que sur la centaine d’avis rendus par le ministre de la Défense, vingt à quarante d’entre eux, selon les années, portent sur des atteintes non-intentionnelles à l’intégrité physique des personnes (homicides ou blessures accidentelles). Avec les atteintes volontaires à l’intégrité physique des personnes (entre trente et quarante suivant les années), de gravité variable (du meurtre aux violences), il s’agit des deux grandes masses contentieuses, loin devant les infractions à la législation sur les stupéfiants, les affaires de mœurs, les délits militaires et les dossiers économiques et financiers.
Si on projette ce chiffre, on peut donc dire que le quart voire la moitié des affaires pourrait concerner des accidents mortels ou corporels graves survenus dans le cadre militaire. Par expérience, on sait que sur les théâtres d’opérations extérieures ces accidents se ventilent en trois catégories : accidents de la circulation routière (dont les victimes peuvent être des civils autant que des frères d’armes), accidents de tir ou crashs aériens.
Le débat sur la judiciarisation en ces matières n’est pas propre au domaine militaire et des réponses législatives ont été apportées de façon générale, en particulier par la loi Fauchon du 10 juillet 2000, mais aussi par une disposition spécifique s’agissant des opérations extérieures (loi portant statut général des militaires du 24 mars 2005). De sorte qu’en ce domaine, un vrai point d’équilibre semble atteint, quand bien même dans tous les champs de l’activité humaine la pénalisation de la simple faute d’imprudence pour l’auteur direct du dommage reste un sujet ouvert.
Le second domaine dans lequel une intervention de la justice pose question en ce qu’il touche à la substance même du métier, c’est celui de la mort au combat. C’est à partir de ce sujet d’actualité que le débat sur la judiciarisation a surgi avec vigueur au sein des armées. La question de la place de la justice dans le cadre du conflit armé se pose précisément devant le tap, qui connaît seul des faits qui se produisent hors de nos frontières.
En réalité, peu d’affaires sont directement liées à la planification et à la conduite des opérations. Mais il est vrai que la complexité de cette question et les enjeux de principe qu’elle soulève méritent des développements spécifiques, qui ne pourront être qu’effleurés dans ce qui suit.
- Le postulat de la légitimité de l’action judiciaire
Les armées sont soucieuses de préserver leur lien avec la nation. C’est un enjeu démocratique majeur sans aucun doute, surtout depuis la fin de la conscription. Mais il ne fait pas de doute non plus qu’en étant au cœur de la société, l’institution militaire en suit nécessairement les évolutions. Or notre société évolue vers plus de droit et fait plus largement appel à la justice pour en assurer le respect. Celle-ci tend à devenir dans le même temps le premier recours et le dernier rempart. L’appel à la justice devient, en lui-même, une réponse à tout dysfonctionnement réel ou supposé. Il est attendu d’elle qu’elle rétablisse le droit et l’ordre qui ont été lésés en rappelant les règles de vie en société, voire en les interprétant, en les complétant, en les articulant ou en les hiérarchisant les unes avec les autres, et en punissant celui qui y a porté atteinte. Il serait illusoire de penser que le monde militaire pourrait échapper à ce mouvement d’ensemble. Les armées concentrent au contraire un grand nombre des considérations d’ordre psychosocial qui y mènent.
Le mode de vie occidental conduit naturellement à refuser le risque, en particulier le risque vital. Notre développement technologique, le progrès de nos connaissances sur le siècle écoulé, acquis avec une rapidité sans équivalent dans l’histoire, conduisent à rêver d’un remède à tous les maux de l’homme, à une vie plus douce, plus facile et presque aussi longue que voulue. Cela rend d’autant plus inacceptable la mort violente, les accidents, la vie qui s’arrête ou qui est amputée à un jeune âge eu égard à notre longévité. La fatalité ne doit plus avoir sa place dans une société qui pense tout pouvoir contrôler. Dans le cadre professionnel, l’accident mortel ou corporel apparaît inacceptable, car le risque doit être maîtrisé, anticipé, les équipements et la formation offerts doivent les éviter. On travaille pour gagner sa vie et non pour la perdre.
À cet état d’esprit s’ajoute la volonté irréductible pour les victimes ou leurs proches que les drames qu’ils subissent servent de leçon et que tout soit fait pour qu’ils ne se reproduisent pas. Ils incarnent cette vieille sagesse populaire consistant à faire d’un mal un bien pour soulager sa souffrance. Cette inspiration conduit le plus souvent les victimes à rejeter la voie civile de l’indemnisation, afin que leur démarche ne semble pas inspirée par le lucre et ne donne pas l’impression que la douleur se monnaye. Elles se tournent donc vers la justice pénale pour souligner qu’au travers d’un drame individuel, c’est une valeur sociale essentielle qui a été bafouée. Les victimes peuvent aussi faire pression pour que la faute sanctionnée ne se reproduise pas. La professionnalisation de l’armée n’évitera pas cette évolution. Tout porte même à penser le contraire.
Outre l’aspect lié à la sociologie de la professionnalisation de l’armée déjà abordé, il est légitime d’attendre que des professionnels bien formés et bien entraînés soient, en principe, moins exposés aux risques que des recrues temporaires qui n’ont pas choisi ce métier. De même, on est en droit d’exiger que le respect des règles d’hygiène, de sécurité et de discipline soit observé avec d’autant plus de rigueur que ce sont des professionnels du métier des armes qui y sont soumis. En outre, l’encadrement militaire est responsable de la vie d’hommes ou de la préservation de leur intégrité physique et exerce une autorité sur eux, alors que ceux-ci sont soumis à un devoir d’obéissance statutaire, ce qui induit nécessairement une responsabilité juridique.
L’évolution contemporaine des armées et de leurs missions renforce ces exigences. Intervenir au sein des populations civiles afin d’assurer leur sécurité, que ce soit en milieu pacifié ou en zones troublées, impose un comportement professionnel exemplaire. D’autant que les civils peuvent, en certaines parties du monde, être déjà lourdement éprouvés par les dérives de forces armées.
Enfin, la suspicion de la société à l’égard des corps constitués en général ruine fondamentalement tous les efforts de communication et de transparence de l’armée. Pire, ces bonnes intentions peuvent se retourner contre l’institution et facilement passer pour de la propagande dissimulatrice, un moyen de cacher des défaillances matérielles, des carences dans l’organisation des missions, des lacunes de la hiérarchie et de l’encadrement, voire des fautes de l’institution elle-même. Le discours des victimes est à cet égard très clair ; elles attendent de la justice un regard extérieur, objectif et impartial afin de connaître ou de simplement s’assurer de la vérité des événements.
Pour toutes ces raisons, et sans même parler des valeurs fondamentales reconnues par tout système démocratique, le principe même de l’intervention judiciaire dans le champ militaire est incontournable. Il répond à des aspirations sociales fortes qui ne peuvent pas être dénigrées par principe. Cette perspective doit conduire les armées à intégrer cette nouvelle donne dans leur mode de fonctionnement et à envisager différemment l’action judiciaire à l’égard des forces armées.
- Contribution à la recherche d’un équilibre
La justice garantit et protège. Elle doit indiscutablement le faire dans le respect des principes d’intérêt général qui s’attachent aux missions de la défense nationale. Elle doit aussi donner le gage de sa compétence par une réelle spécialisation dans le domaine militaire, pour en connaître l’organisation, les spécificités, en parler le langage, en mesurer pleinement les enjeux et avoir une action adaptée et pertinente. Car si une justice d’exception, rendue selon des procédures spéciales par des magistrats qui ne donnent pas toutes les garanties, n’est plus concevable, une justice spécialisée est en revanche indispensable.
La justice présente l’atout incomparable d’être un observateur impartial et indépendant. Lorsque l’armée n’est pas audible en raison des suspicions qu’elle peut susciter, la justice donne, elle, l’assurance que ses moyens sont mis au service de la vérité. C’est ce qui est recherché au travers d’un grand nombre d’actions pénales, dont l’objectif premier n’est pas de sanctionner, mais de comprendre sur la base d’informations vérifiées. L’expérience enseigne que lorsque l’armée facilite l’action judiciaire, montre qu’elle n’a rien à cacher ni à se reprocher ou explique d’éventuelles difficultés, elle apaise la tension et désamorce la spirale fantasmatique qui se noue très rapidement en cette matière.
Dans ce rôle, il apparaît clairement que la justice n’est pas nécessairement là pour sanctionner ; elle est aussi un intermédiaire, un vecteur. Ainsi, lorsqu’elle ouvre une enquête suite à un accident corporel ou mortel, ou après un suicide présumé, sa démarche n’est pas d’emblée tendue vers la recherche de fautes et de responsabilités pénales, elle est avant tout destinée à établir les faits et à apporter des réponses neutres. Les armées n’ont qu’avantage à tirer d’une franche collaboration à ce type de démarche, qui évite bien souvent une plainte ultérieure née de l’incompréhension ou du doute.
L’action judiciaire n’est évidemment pas sans limite dans un domaine aussi sensible que celui de la défense. Un point d’équilibre satisfaisant a été trouvé avec la loi qui détermine plus précisément les prérogatives de la justice lorsqu’elle touche au secret défense, sous le contrôle vigilant de la commission consultative du secret de la défense nationale5.
Au-delà de cette limite, la question s’est posée récemment de savoir si, dans le cadre des conflits armés, la justice avait encore sa place. Disons-le immédiatement, la réponse doit indiscutablement être positive, mais cette intervention ne peut s’envisager que de façon restrictive. Sa limite incontestable est celle de la mort au combat provoquée dans des conditions régulières au regard des lois de la guerre (qu’un militaire français en soit l’auteur ou la victime). L’usage de la force n’est légitime que s’il répond à une nécessité impérieuse, s’il reste proportionné au mal qu’il vise à combattre et s’il s’inscrit dans un cadre légal (quel qu’il soit et entendu au sens large), afin d’assurer l’ordre et la sécurité dans le respect de nos principes fondamentaux.
Ce principe universel peut sembler en décalage lorsqu’il s’agit de l’appliquer dans le cadre d’un conflit armé, là où précisément la vocation des forces armées est de devoir recourir aux armes pour assurer leurs missions et au besoin de donner la mort. Toutefois, aussi contradictoire que cela puisse paraître, même la guerre ne peut être pratiquée avec n’importe quelles méthodes. Dans cette situation extrême, où chacun cherche à abattre son ennemi avant qu’il ne l’abatte lui-même, des lois et des coutumes s’appliquent afin d’encadrer le combat et d’assurer sa régularité, sa loyauté autant que la proportionnalité de la force employée. Ces règles ont été consacrées dans des textes de droit international qui réglementent les conflits armés, en dehors de toute déclaration de guerre entre deux États et qui s’appliquent y compris aux conflits internes à un État.
Même dans les combats les plus atroces, dans le déchaînement des pires instincts d’anéantissement de son adversaire, il demeure cette parcelle de civilisation, si nécessaire et si chèrement acquise, qui doit être scrupuleusement préservée, sous peine d’y perdre notre humanité et d’y sacrifier nos valeurs les plus essentielles.
Et qui dit règles, dit nécessairement arbitre extérieur pour veiller à leur respect. C’est tout l’enjeu de la Cour pénale internationale chargée de sanctionner les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, c’est-à-dire pour l’essentiel de réprimer les actes contraires au droit humanitaire de la guerre (protection des civils pour qu’ils ne soient pas pris à partie ou utilisés comme boucliers humains par les belligérants, protection des militaires prisonniers, blessés ou tués…).
Si nos soldats faisaient subir un tel traitement à leurs adversaires, ils auraient à en répondre devant la juridiction répressive internationale si la France ne le faisait pas. Inversement, nos soldats doivent également être protégés contre les exactions éventuelles de leurs ennemis. On ne peut pas en effet accepter que des hommes, qui ont choisi le métier des armes en sachant qu’ils pourraient y laisser la vie, meurent dans n’importe quelles conditions par l’action d’adversaires qui ne respecteraient pas les lois et coutumes de la guerre. Tant que le combat se déroule dans la limite de ces règles, la justice n’a pas sa place. Au-delà, un soldat tué n’est plus mort au combat, mais victime d’un crime relevant de la justice. Il s’agit là de la seule ligne de partage équilibrée et respectueuse de nos engagements internationaux.
« Le succès des armes de la France », pour reprendre notre formule d’introduction, ne peut s’envisager sans respect des lois de la nation et des règles internationales, et donc sans justice pour y veiller.
1 Quand bien même ces chiffres ne sont pas exhaustifs, puisqu’ils n’intègrent pas, d’une part, les affaires que des autorités militaires sont habilitées à dénoncer à la justice ou sur lesquelles elles émettent un avis au nom du ministre de la Défense et, d’autre part, les plaintes dont les victimes saisissent directement les juges d’instruction, même si ces dernières sont en nombre très limité en matière militaire.
2 Le nombre le plus élevé était enregistré en 2006, avec cent cinquante-neuf avis, et le plus bas en 2004, avec quatre-vingt-quatre.
3 De la moitié aux trois quarts sur les six années de référence.
4 Les délits militaires notamment ne sont sanctionnés que par de l’emprisonnement, ce qui contraint à outrance le choix du parquet et, de fait, exclut tout traitement alternatif.
5 Chapitre VI de la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009.