N°14 | Guerre et opinion publique

Patrick de Saint-Exupéry

Dire

Sa mort, le 6 août 1945, jour de l’explosion atomique à Hiroshima, est passée presque inaperçue. Et pourtant ! Ancien reporter, ancien avocat, ancien gouverneur de Californie, Hiram Johnson était ce sénateur qui, en 1917, avait salué l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale par une formule appelée à faire florès : « La première victime d’une guerre, c’est la vérité. »

Portée par la force de son évidence, la phrase s’est imposée et reste aujourd’hui encore régulièrement citée. Elle est pourtant discutable : quand, en 1917, le sénateur Johnson fait référence à la « vérité », il évoque sa conviction isolationniste, de facto la « première victime » de l’entrée en guerre des États-Unis. Sur le fond, la phrase témoigne surtout de la sincérité et de la force de l’engagement isolationniste d’un responsable politique américain. Hiram Johnson défendra d’ailleurs cette position tout au long de sa vie, jusqu’à l’explosion nucléaire à Hiroshima.

Alors pourquoi un tel succès ? Parce que passé le malentendu initial, le propos acquit rapidement une pertinence que n’avait pas imaginée et ne pouvait pas imaginer son auteur. Quand il lance sa formule, l’Europe est plongée depuis trois ans dans la guerre. Un conflit lointain, qui n’est pas son problème, car il est isolationniste. Mais à des milliers de kilomètres, le commandant en chef des armées allemandes, le général Ludendorff, conçoit une guerre dite « totale », que décrira plus tard le général de Lattre : « Par guerre totale, on entend, depuis que Ludendorff a consacré l’expression, la guerre menée dans tous les domaines, politique, économique et militaire. »

Ce principe de la « guerre totale » s’impose durant la Seconde Guerre mondiale. C’est lui qui, en réalité, va donner sens et pertinence à la formule du sénateur Johnson. C’est parce que la guerre est conceptuellement envisagée dans « tous les domaines, politique, économique et militaire », que la « vérité » devient inéluctablement sa « première victime ».

Il ne s’agira plus, en effet, de donner de l’information tout en préservant le secret nécessaire aux théâtres d’opérations, mais de manier de l’information, d’en jouer afin de maintenir une cohérence totale du « politique », de l’« économique » et du « militaire ». Et justement, des outils apparaissent qui laissent entrevoir une possible faisabilité du projet. En sciences sociales : le behaviorisme ou l’étude des comportements. En sciences politiques, des ouvrages comme Le Viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine, écrit en 1939, publié en 1940, et censuré tant par les Français que par les Allemands.

Débutant le journalisme dans les années 1980, je ne connaissais rien à ces notions, à ces histoires rapidement évoquées. Si je m’y suis intéressé, c’est parce que j’y fus amené. Par la fréquentation de conflits, par de nombreuses discussions avec leurs acteurs, par d’innombrables détails et sous-entendus qui ne pouvaient que susciter curiosité. L’apprentissage ne se fit pas par le haut, mais par le bas. Il débuta sans doute en Israël, où j’avais été envoyé couvrir la « première guerre des pierres » dans les années 1980. Interpellés par dizaines, les insurgés palestiniens étaient conduits en bus au tribunal pour y être jugés. Tous, sans exception, étaient aveuglés par un bandeau qui leur avait été noué sur les yeux. C’est ainsi, dans un étrange non-face-à-face, qu’ils comparaissaient devant des juges. Leur sort était réglé en quelques minutes.

En ces années, la presse bénéficiait en Israël d’un accès assez ouvert. Les scènes, les propos entendus, tout cela justifiait un récit. Ne fallait-il pas dire et raconter ? Je le fis. Et fus rappelé à Paris, sans explication. De mois en mois, de nouvelles restrictions furent imposées par les autorités israéliennes. En apparence, il ne s’agissait souvent que de points administratifs : un formulaire à remplir et puis un autre et encore un autre… Au final, depuis ces premières années de « guerre des pierres », le champ n’a jamais cessé de se rétrécir, lentement, inexorablement.

Il y eut alors l’Afghanistan, le Liban, le Liberia. Des conflits brutaux, sans guère de règles et, donc, sans autre contrôle que le seul scrupule à rapporter au plus près la réalité de situations complexes, supposées ne pas intéresser. Il y eut, surtout, la première guerre du Golfe. Ce fut, en ce début des années 1990, ma première expérience avec les armées occidentales. Elle fut formatrice. Ayant commencé à suivre le conflit en Arabie Saoudite avec la coalition, je me suis rapidement trouvé de l’autre côté du miroir, à Bagdad. Je pus ainsi comparer les deux systèmes, les deux logiques mises en œuvre. Côté coalition, la presse était officiellement libre et il appartenait à chacun de respecter des règles du jeu non écrites, autrement dit de s’autocensurer. Côté irakien, la presse était sous contrôle et la censure la règle. Je suis revenu à Paris avec la conviction affirmée qu’il y avait plus d’honnêteté dans la censure que dans l’autocensure. En Irak, il revenait à chaque partie – le journaliste et le censeur – d’endosser sa responsabilité. Côté coalition, il était implicitement exigé des journalistes qu’ils assument, sous leur seule casquette, deux rôles bien différents.

Après l’Irak, il y eut la Yougoslavie, une guerre surgie d’une autre époque, un conflit né de la chute du mur de Berlin. Ce fut le temps de l’incompréhension, celui aussi de la difficulté de raconter et de dire, tant le poids de l’histoire et du passé semblaient brouiller, de part et d’autre – en ex-Yougoslavie comme dans de nombreux pays étrangers –, tout regard sur la réalité du terrain. La nature du conflit ne me semblait pourtant guère souffrir de nuances. Elle tenait, à mes yeux, en deux graffitis apposés sur la poste centrale de Sarajevo. Le premier disait : « Ici, c’est la Serbie ! » Il avait été barré. Juste dessous, se trouvait le second : « Imbécile, ici, c’est la poste ! »

Après la Yougoslavie, il y eut le Rwanda, l’expérience la plus complexe, la plus rude aussi. Aux parlementaires réunis en mission d’information sur le rôle de la France dans ce pays, l’ancien chef d’état-major particulier de François Mitterrand, le général Quesnot, assura que ce conflit fut une « guerre totale ». Ce fut certes une guerre ; ce fut surtout un génocide. Et ce génocide, celui des Tutsis, pose toujours question seize ans plus tard. De passage récemment à Kigali, Nicolas Sarkozy parla de « graves erreurs », des « erreurs politiques » et d’« aveuglement ». Il n’entra pas dans les détails.

Du Rwanda, j’ai ramené une image que je n’ai jamais oubliée depuis l’été 1994 : celle d’un militaire français sur une colline du nom de Bisesero. Ce sous-officier du gign porte une vareuse de l’armée rwandaise. Il vient de découvrir la réalité du génocide. Il est catastrophé, explique qu’il a entraîné l’année précédente la garde présidentielle. Il se sent coupable. La scène est terrible. Sur le moment, je ne l’ai pas racontée, volontairement. Je ne l’ai mentionnée pour la première fois qu’un an plus tard, lors d’un colloque organisé, entre autres, sous l’égide du ministère de la Défense. Le thème était : « Les manipulations de l’image et du son. » Il me fut battu froid. Plus tard, je suis revenu dessus. Pour la raconter, encore et encore.

Aujourd’hui, seize ans plus tard, la scène mérite toujours explication. Parce que d’évidence, elle est l’aboutissement d’un long processus où se sont mêlés, comme le disait le chef de l’État, de « graves erreurs », des « erreurs politiques » et un certain « aveuglement ». Parce que, peut-être, le sénateur Johnson n’avait pas tout à fait tort ! 

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