Depuis une trentaine d’années, les engagements militaires sont majoritairement des opérations de rétablissement ou de maintien de la paix. Les mandats sont confiés par des organisations internationales à des forces armées désormais presque toujours multinationales. Agissant avec la légitimité que le droit international leur confère, ces contingents ne sont donc pas des forces d’occupation. Mais, intervenant dans des pays le plus souvent privés d’un État de droit et dont les institutions étatiques ont disparu ou presque, ils s’imposent de fait à une opinion publique pas toujours favorable à leur intervention. Parfois même, le soutien de l’opinion publique internationale n’est pas unanime.
L’exécution et le succès de la mission imposent donc d’obtenir, au mieux l’adhésion de ces opinions publiques, au moins leur neutralité. Cet objectif passe par la mise en œuvre d’une communication ambitieuse, et cela par tous les moyens disponibles. Cette communication est une des armes du commandant de la force, au même titre que ses bataillons. Par deux fois, j’ai pu le vérifier au Kosovo au sein de la kfor : en 1999-2000 comme officier communication d’un bataillon, mais surtout en 2006, en qualité de conseiller communication du général commandant la Task Force multinationale nord (tfm-n), brigade multinationale sous commandement français, dont la zone d’action incluait Mitrovica, la vallée historique de la Drenica, et les zones les plus importantes de population à majorité serbe.
- L’opinion publique, clé du succès de la mission
La force multinationale est généralement mandatée pour endiguer au plus vite la violence et, dans un second temps, créer les conditions du retour à l’État de droit. Pour cela, elle évolue sans cesse entre deux extrêmes : redonner confiance et instaurer la sécurité afin de rétablir une situation permettant de trouver une issue politique au conflit, tout en restant capable d’intervenir avec puissance et détermination si nécessaire. Ces deux attitudes s’inscrivent, qui plus est, entre un temps d’action long (rétablir) et un temps d’action parfois très court (intervenir). Un équilibre fragile et soumis aux aléas des provocations ou des attentats. Et des objectifs souvent mal perçus par les habitants du Kosovo qui pouvaient, dès lors, devenir une entrave, voire un obstacle, à l’exécution du volet militaire du mandat. Il était donc indispensable de leur expliquer la nature de notre mission et de les convaincre de notre détermination à la remplir en leur démontrant au quotidien que nous n’étions pas une force d’occupation.
La kfor est entré au Kosovo en juillet 1999 pour protéger les populations victimes de violences et d’actes terroristes, conformément à la résolution 1 244 de l’onu votée le 10 juin. Sa mission principale a toujours consisté à maintenir le niveau de sécurité optimal afin que les habitants puissent reprendre leur destin en main et se construire un avenir démocratique pérenne. Les unités de la brigade multinationale nord, première appellation de la Task Force nord, ont toutefois été diversement accueillies par les différentes populations, la réaction allant de la cordialité à la franche hostilité.
Pour la Task Force nord, le centre des préoccupations a sans cesse été Mitrovica. Les leaders serbes ont toujours considéré la kfor comme une force d’occupation violant la souveraineté de la Serbie alors que la population serbe de la ville avait le sentiment qu’elle la protégeait d’un exode définitif vers le nord. Les Albanais du Kosovo, engagés dans la conquête de l’indépendance, ont, eux, accueilli les unités étrangères à bras grands ouverts puis, le temps passant et les perspectives politiques restant incertaines, ils ont peu à peu trouvé cette présence contraignante. Le reste des Albanais du Kosovo s’est accommodé de la présence de la force internationale, avec, de temps à autre, des accès d’humeur.
Au premier semestre 2006, le calme qui caractérisait la situation locale ainsi que l’image plutôt positive de la force restaient fragiles en raison du début des entrevues pour l’avenir du Kosovo organisées à Vienne sous l’égide de l’onu. En effet, opinion publique comme leaders locaux avaient tendance à faire l’amalgame entre kfor et responsables des négociations, à adresser à la première des requêtes d’ordre politique et à rejeter sa frustration sur elle.
Ce type de situation épuise les populations écartelées entre la peur des représailles et leur désir de paix et de stabilité. Les événements dictent alors leur attitude envers les forces d’interposition. Cette réalité de terrain, l’opinion publique locale en somme, était mesurée et analysée avec attention par la tfm-n, car elle influait directement sur nos modes d’action et nos règles d’engagement, en résonance avec les opinions publiques des nations contributrices.
L’opinion publique internationale, elle non plus, n’est pas forcément acquise à la cause de la force déployée. Et son opposition est de nature à influencer l’opinion publique interne au théâtre d’opérations. Ainsi, les forces françaises engagées au sein de la kfor ont été longtemps accusées d’être favorables aux Serbes, non seulement par certains Albanais du Kosovo, mais aussi par des opinions publiques étrangères, y compris en France. Un journaliste d’une chaîne publique française de télévision vint un jour interviewer le général. Celui-ci lui expliqua longuement sa mission et la politique intangible d’impartialité des unités sous son commandement, faits et déplacements sur le terrain à l’appui. Le reportage diffusé au final sur la chaîne taxa néanmoins les unités françaises engagées sur le théâtre de partialité au profit des Serbes du Kosovo ! Remplir la mission avec succès suppose donc d’obtenir que l’opinion internationale, dont celle des pays dont les armées sont engagées dans l’opération, adhère à l’action entreprise.
- Communiquer : une obligation
Obtenir l’adhésion des opinions publiques impose de communiquer, action qui n’a pas toujours été naturelle ni simple pour les forces armées. De ce point de vue, les opérations de rétablissement de la paix ont contribué à libérer la parole des forces en opération. Toucher l’opinion publique du pays en crise suppose un accès aisé aux médias existants, mieux, la garantie de leur coopération en toutes circonstances. Au Kosovo, en 2006, nous avions face à nous un grand nombre de médias de tous types, aux moyens le plus souvent très limités mais à l’influence locale certaine. Si les Albanais du Kosovo lisaient peu la presse, trop coûteuse au regard de leurs très faibles ressources, les Serbes de Mitrovica nord constituaient un lectorat fidèle. Mais ce sont surtout les télévisions et les radios locales que la kfor privilégiait. Il s’agissait d’un rapport gagnant-gagnant. Le général pouvait mettre en œuvre sa politique de communication tandis que les médias qui l’accueillaient gagnaient en notoriété et en influence.
Dans ce pays désorganisé, et tout particulièrement en zone rurale, ces deux médias étaient les seuls moyens dont la population disposait pour s’informer, hormis la rumeur de la rue. Internet touchait essentiellement les élites politique, économique et médiatique du pays, et permettait de maintenir un lien avec le reste du monde. Aussi l’influence de ces médias contribua-t-elle à forger l’opinion de la population vis-à-vis de la kfor, dont elle était rarement capable de juger par elle-même de l’efficacité au quotidien, au-delà de la sécurité qu’elle apportait.
L’exploitation des relais d’opinion, autre cible, se faisait aussi dans un rapport d’équilibre. Les leaders politiques et religieux locaux avaient besoin de notoriété comme de faire passer leurs messages ou de tenter de s’allier la force pour l’atteinte de certains objectifs politiques ; leur travail d’explication de notre mission à la population était fort utile. Dans un conflit de ce type, les parties qui s’opposent savent que leur population est un enjeu de terrain, et elles cherchent systématiquement à se l’approprier de gré ou de force. Aussi, le général s’attachait-il à entretenir des contacts réguliers avec les leaders politiques de toutes tendances et les chefs religieux de toutes confessions – au Kosovo, l’influence des religieux était forte, tout particulièrement du côté serbe, la religion orthodoxe étant étroitement liée à l’identité nationale. Outre la volonté d’en faire des relais d’opinion, cette relation avait aussi pour objectif de les convaincre de notre détermination à remplir notre mission.
Néanmoins, c’est l’action quotidienne des soldats sur le terrain qui était essentielle. La tradition française, qui se caractérise par des relations étroites entretenues par les militaires en opération avec les populations locales – déploiement au milieu d’elles si la situation tactique le permet, respect, solidarité, cordialité, discussion, commerce et même emploi dès que possible –, est indéniablement un atout dans l’adhésion de celle-ci à la mission. Très vite, la tfm-n a employé des Albanais et des Serbes du Kosovo comme interprètes d’abord, mais aussi pour assurer d’autres emplois. Nous avons également toujours eu à cœur d’assurer une partie de nos approvisionnements de façon locale et avons conduit de nombreux projets d’aide à la reconstruction.
De même, notamment dans les villages et les zones peu habitées, la communication locale fut un support important. Nous l’assurions grâce à de petites équipes de militaires qui sillonnaient les campagnes et distribuaient des affichettes d’information sur la force et ses missions, rédigées dans la langue de la population. Non seulement ces détachements diffusaient des messages, mais ils faisaient aussi remonter au commandement une évaluation de l’état d’esprit de la population vis-à-vis de nous.
Enfin, nous ne devions pas négliger les médias internationaux présents sur le théâtre d’opérations. Car des opinions publiques étrangères qui constituent leurs téléspectateurs, auditeurs et lecteurs, ils faisaient des témoins voire des acteurs de nos opérations sur le terrain. En 1999, un jour de fortes violences entre Serbes et Albanais du Kosovo à hauteur du pont franchissant la rivière Ibar qui sépare les deux communautés dans Mitrovica, tandis que les unités de la kfor s’interposaient sur le pont même entre les deux foules depuis des heures, un soldat français, qui avait reçu en pleine figure une grosse pierre, perdit son sang-froid et, le visage en sang, renvoya aussitôt celle-ci à son expéditeur, qui se trouvait être un enfant d’une dizaine d’années. Le cameraman d’une agence de presse européenne présent à proximité filma la scène. Moins d’une heure plus tard, les images titrées « Les soldats français de la kfor caillassent les enfants à Mitrovica » circulaient sur Internet, suscitant une vive protestation de la part de la communauté internationale, totalement ignorante des conditions qui avaient prévalu à ce geste inacceptable.
- La communication, donnée incontournable
et arme pour la force
En interposition, les aléas de l’« opinion publique » locale sont désormais systématiquement pris en compte à l’échelon tactique dans la préparation d’une opération. S’engager sous les acclamations d’une foule en liesse, sous les tirs de cailloux de jeunes enfants ou sous menace ied (improvised explosive device, « engin explosif improvisé ») doit être anticipé par le chef militaire. De fait, l’attitude de la population et, par contrecoup, des médias, affectera d’une manière ou d’une autre la conduite des opérations dans l’acquisition du renseignement, la liberté des axes et la vitesse de déploiement et de progression, sans compter la réaction et la tenue des troupes d’interposition, elles-mêmes « faiseuses d’opinions » en fonction des modes d’action choisis ou des réactions aux incidents et aux provocations. À Novo Selo, le général et son état-major géraient la communication à plusieurs niveaux.
Toute conception d’opération doit intégrer celle-ci avec la même importance que le choix du mode d’action tactique. De coercition, ce dernier se concevrait pour une force armée défendant son pays contre une agression extérieure, mais ne pouvait être retenu dans notre contexte. À titre d’exemple, prévenir des troubles en entravant la libre circulation des habitants dans certaines parties de la zone de responsabilité de la Task Force nord était indéfendable même si une telle action présentait une efficacité certaine au plan tactique. Le commandement touchait là toute la difficulté à trouver un compromis entre l’entretien d’une opinion publique favorable et l’accomplissement de la mission.
Plus largement, l’attitude de chaque militaire engagé sur le terrain est un acte de communication dont il faut prendre en compte toutes les conséquences possibles. Cela suppose une impartialité totale de nos unités, s’appuyant sur un respect très strict des règles d’engagement (Rules of Engagement, roe). Car toute entorse à celles-ci, naturellement bien connues de ceux qui s’opposent à notre présence, est aussitôt exploitée à outrance afin de nous décrédibiliser, quand il ne s’agit pas de provoquer, par contrecoup, de l’insécurité. C’est la raison pour laquelle les missions relevant de ces opérations sont usantes au plan psychologique pour les soldats et leurs cadres. Ils doivent être attentifs à chacun de leurs gestes et de leurs propos. Toute faute sera injustifiable aux yeux de l’opinion publique, toujours ignorante du contexte général.
L’acceptation d’une application rigoureuse des règles d’engagement et la reconnaissance des conséquences de leur non-respect passent par une communication interne soutenue et permanente de la part du commandement de la force. En 1999 comme en 2006, la Task Force nord avait la chance de disposer de deux outils très efficaces pour atteindre cet objectif : un site Intranet et une radio, Azur FM, armée par des militaires spécialistes du domaine, réservistes pour la plupart. L’état-major des armées françaises consentait là un effort coûteux en effectifs et en moyens, mais efficace pour faciliter l’exécution de la mission. Outre une contribution au moral de la force par des contenus à caractère ludique et des informations d’ordre général, le site Intranet avait d’abord une vocation opérationnelle. Indépendamment de la multinationalité de la Task Force nord, nous y mettions en exergue les activités des unités et les conditions dans lesquelles s’exécutaient les missions. Les officiers communication des bataillons mettaient en ligne des informations, en temps réel le plus souvent. Tous les contenus contribuaient à informer nos soldats de leurs missions quotidiennes et des enjeux de leur réussite. Azur FM diffusait de la musique et retransmettait des rencontres sportives, mais elle avait également une vocation opérationnelle. La rédaction multipliait les brèves et les reportages sur des militaires et des unités de la Task Force nord en se rendant sur le terrain pour effectuer les enregistrements. Ces outils venaient en complément des éléments de langage diffusés dans le cadre des ordres d’opération.
Plus importante encore, en complément de la communication locale, nous avions conçu une communication externe, permanente et sous toutes ses formes, à tous les échelons du commandement, afin de faciliter notre action au quotidien et, surtout, en cas de crise. Elle répondait à trois objectifs pour lesquels le général m’avait demandé d’assurer un bruit de fond médiatique permanent : faire adhérer la population à la mission de la force multinationale, la prévenir de la détermination des unités à la remplir et la dissuader de s’y opposer.
Dans ce cadre, en 2006 au Kosovo, il accordait une interview par semaine, presque toujours en direct, soit dans ses studios, soit sur un plateau de télévision, soit dans une régie radio, en alternant un média kosovar albanais et un média kosovar serbe. Dans le même esprit, il donnait chaque fois que nécessaire une conférence de presse, indépendamment du point presse hebdomadaire de l’onu à Mitrovica auquel participait systématiquement le chef de notre centre de presse. Tous les journalistes, locaux comme étrangers, étaient accueillis dans ce centre afin de trouver des réponses à leurs questions. Nous diffusions chaque semaine en moyenne trois à quatre communiqués de presse sur les activités. Plus largement, les médias étaient associés à nos grandes activités chaque fois que possible.
Nous visions une grande transparence dans notre communication et la permanence de l’information témoignait de l’action continue de nos unités. Celle-ci a ainsi pu être perçue de façon positive par la population. Seuls quelques journalistes de presse écrite étaient parfois incisifs, mais c’était sans gravité car, échotiers plus qu’éditorialistes, ils ne délivraient que rarement des messages de fond. De plus, comme indiqué supra, la presse écrite était très peu lue.
Un autre objectif de cette communication était de nous garantir le libre accès aux principaux médias en cas de crise. En effet, le général devait pouvoir s’adresser sans délai à la population pour l’informer et l’inciter à conserver son calme et à coopérer en cas d’incidents graves. Le rapport gagnant-gagnant que nous, communicants de la tfm-n, avions développé au quotidien avait permis de s’assurer du libre accès à deux importantes chaînes de télévision locales, l’une kosovare albanaise, l’autre kosovare serbe, ainsi qu’à deux stations de radio. À plusieurs reprises, des incidents purent être contenus localement grâce à l’efficacité de la communication. Les populations d’autres parties de la région n’emboîtèrent pas le pas aux responsables des troubles.
Enfin, notre communication externe ne négligeait pas les médias internationaux, même si ces derniers étaient peu nombreux à maintenir une présence permanente sur le théâtre d’opérations dès lors que la situation était redevenue calme. Nous avions à cœur d’accueillir et de répondre favorablement aux demandes de reportages ou d’interviews dès lors qu’elles étaient motivées par une démarche non politique.