À partir du xive siècle, le caractère régulier et relativement abondant de la législation royale ayant pour objet les affaires militaires permet de considérer que se met alors en place un corpus réglementaire dont l’évolution suit la structuration de l’État royal et la constitution d’une armée professionnalisée et permanente. Les xive-xvie siècles représentent à ce titre une période charnière dans l’histoire militaire et institutionnelle du royaume, marquée par la guerre de Cent Ans puis les guerres d’Italie.
Il est remarquable de constater l’importance des motifs disciplinaires dans cette réglementation. La grande majorité des dizaines d’actes royaux promulgués sur le fait militaire entre le début du xive siècle et le milieu du xvie siècle aborde la question des conditions licites et légitimes d’exercice de la force armée. Au travers de ces prescriptions se dégage un dispositif normatif qui accompagne et souvent précède l’élaboration institutionnelle, en vertu de motivations politiques et morales. Les principes d’usage de la force armée, et plus précisément les relations entre les sphères des combattants et des non-combattants, représentent donc une problématique centrale de la réglementation militaire royale à la veille de la modernité. Il convient de s’interroger sur la spécificité de ces principes dans le Moyen Âge français finissant et sur le lien qu’ils entretiennent avec ce que l’on a convenu d’appeler la « genèse de l’État moderne » dans l’une de ses branches les plus essentielles : la revendication par la royauté d’un droit privilégié à décider des normes d’usage de la force armée. Après avoir présenté les conditions d’expression et de justification du discours législatif sur la guerre du roi, on dégagera une chronologie de la publication de ces principes et ou évaluera l’importance des concurrences politiques, notamment entre le roi et les princes, dans leur formulation.
En une période où le pouvoir se justifie par sa légitime capacité à garantir le « bien commun » et l’ordre d’un royaume conçu comme une communauté politique interdépendante et hiérarchisée, l’affirmation de l’autorité du monarque, sacré, se fonde dans son droit nécessaire à régir les normes. L’étude de la réglementation de la guerre seigneuriale et du port d’armes a mis en évidence la volonté d’enserrer ces pratiques, plutôt que de les interdire véritablement, dans un canevas judiciaire et politique permettant à la royauté de décider exclusivement de leur caractère licite et légitime. À la fin du xve siècle, le port d’armes devient ainsi un privilège concédé par le roi à des catégories socioprofessionnelles bien individualisées : officiers royaux et gens d’armes pour des impératifs institutionnels, noblesse en vertu des valeurs socioculturelles qu’elle partage avec le souverain.
Parallèlement, aux xiiie et xive siècles, la guerre « privée » entre seigneurs se voit condamnée – surtout pendant les périodes de guerre royale, plus rarement durant les trêves. L’interdiction théorique laisse néanmoins place à des processus de négociation1. On observe ainsi la constitution progressive par les institutions et le discours législatif royal d’un ensemble de références juridiques dédiées au contrôle des normes d’usage de la force armée. Il n’est donc pas étonnant d’en percevoir les échos directs dans la législation militaire relative à l’armée royale.
À ce titre, le corpus réglementaire se trouve marqué par une véritable continuité théorique, en dépit de variations formelles et d’un empirisme certain. Les actes royaux recensés entre 1317 et 1562 se présentent comme lettres patentes en forme d’ordonnances, édits, déclarations, mandements. Rien de très exceptionnel dans cette diversité d’appellation des documents législatifs, reflet d’un droit public en gestation dont la terminologie ne se fixe véritablement qu’au xviie siècle2, mais aussi d’une adaptation pragmatique de la réglementation royale aux exigences du moment. Cependant, divers dans leur typologie diplomatique, les actes royaux restent cohérents dans leur justification, la désignation des délits et leur portée générale pour l’ensemble du royaume. Le rappel aux xve et xvie siècles des ordonnances antérieures démontre la permanence d’une relative « mémoire législative ». La promulgation des actes royaux suit d’ailleurs un rythme assez régulier, avec un pic dans la première moitié du xve siècle en raison de la conjonction des problématiques militaires et politiques.
Bien naturellement, ce sont les contextes politiques et militaires qui motivent la législation royale sur l’usage de la force armée. Les phases de campagne militaire, de reconquête et, a contrario, de trêves en ce qu’elles exigent une meilleure organisation disciplinaire ou s’accompagnent d’une réaffirmation de l’autorité royale, représentent un moment important de production normative3. À côté de cela, les moments d’émulation politique que constituent les débuts de règne4, la présentation de requêtes des assemblées d’états provinciaux, généraux ou des bonnes villes du royaume5, les périodes de guerre civile et de contestations nobiliaires6 forment l’autre grande source contextuelle de la législation militaire.
Empirisme législatif donc, mais qui est loin d’être revendiqué par la réglementation. La parole royale édulcore les éléments du contexte en les limitant à des formulations globales et récurrentes. Seule s’enracine, au fil des actes royaux, la litanie d’un discours royal centré sur la répression des pillages et des désordres des gens de guerre affectant le peuple et le royaume. Une litanie s’appuyant sur des stéréotypes comportementaux et un vocabulaire juridique propre aux déviances criminelles des gens de guerre déjà amplement fixé parmi les représentations du corps social dans la seconde moitié du xive siècle, et qui ne variera pas jusqu’à l’époque moderne7.
Face à cela, les actes se présentent uniformément, du xive au xvie siècle, comme une nécessaire réponse du roi aux désordres affectant le royaume à cause des « oppressions » des gens de guerre. Le roi prétend répondre aux « clameurs » des sujets, qu’il « a entendues » ou dont il a « esté adverti ». Cette interaction rhétorique se transforme en un idéal de dialogue effectif et de régulation concertée dans le cadre des assemblées d’états du royaume aux xive et xvie siècles. Logiquement, les actes royaux sont motivés en retour par une apologie des fonctions judiciaire et pacificatrice du roi, teintée d’exigences réformatrices dont l’on trouve une ample diffusion dans les thèmes de l’action politique au bas Moyen Âge.
Ces motivations frappent par leur constante répétition. Le monarque se dit gardien de son « povre peuple », garant de la « paix », « concorde », « droit et justice », et de ses « subgetcz » contre les « forces » et « exactions » des gens de guerre, parfois qualifiés d’« inhumains », le tout pour le « bien » de la « chose publique » du royaume. On sait les analogies que peuvent représenter ces affirmations politiques avec les autres matières de la législation royale, en particulier celles relatives à l’usage général de la force armée dans le royaume. De fait, elles représentent à partir du xiiie siècle l’un des topoi de la légitimation politique et législative du pouvoir monarchique, né de la conjonction de l’influence du droit romain, de la philosophie aristotélicienne et d’éléments propres à la traditionnelle définition ministérielle de la royauté chrétienne.
Ces formules stéréotypées n’en restent pas moins signifiantes en tant que telles. Leur interaction immédiate, dans les procédés de justification, avec les demandes voire les exigences sociales illustre l’idée que les principes de l’usage de la force armée se construisent à la veille de la modernité non simplement en tant que norme imposée institutionnellement par l’État royal, mais comme conséquence plus empirique des tensions sociales et des jeux de pouvoir entre les différentes sphères formant la communauté civile. Les « complaintes » populaires, théorisées à partir du xive siècle par les assemblées d’états, la littérature et les chroniques8, amplifiées plus encore au xve siècle par les ambitions politiques des grandes principautés, eurent ici une fonction prépondérante. La royauté a répondu à ces exigences et aux déstabilisations politiques et militaires de la fin du Moyen Âge par la constitution d’un discours normatif relativement homogène, cohérent dans ses thèmes, fondé sur un idéal de régulation de l’usage de la force par ses gens de guerre.
L’examen de l’évolution de la réglementation royale et de la définition des délits sur l’ensemble de la période envisagée fait apparaître que la répression régulière de l’indiscipline des gens de guerre, et avant tout du pillage, a rapidement constitué un moyen de revendication pour le roi de ses prérogatives militaires et politiques face à l’ensemble de la communauté politique. Cette revendication a progressé par une législation désignant de plus en plus précisément les conditions d’usage de la force dans l’armée royale : les biens et personnes protégées des attaques des gens de guerre, les modalités de subordination envers l’autorité royale. La structuration de ce lien hiérarchique, entouré de prescriptions normatives, s’est fondée sur un argumentaire moral et politique conduisant à assimiler le mauvais comportement des hommes d’armes au crime de lèse-majesté.
Les capitaines, officiers intermédiaires en charge des troupes en garnison et en campagne, et dont l’une des premières mentions apparaît par les lettres royaux de 1317, se présentent dès le milieu du xive siècle comme un maillon essentiel de cette chaîne de responsabilités. Dès 1351, ils participent au contrôle des déserteurs et doivent jurer de servir le roi « bien et loyaument » : exigence de serment sur les Évangiles régulièrement renouvelée jusqu’au xvie siècle. À partir des ordonnances de 1357 et 1361 – qui illustrent l’influence des exigences réformatrices et des tentatives de régulation des guerres privées –, puis surtout de l’ordonnance de 1374, la contrainte se précise en s’appliquant aussi à l’interdiction pour tous les gens de guerre de piller les sujets du royaume.
L’ordonnance de 1374, promulguée par Charles V en une période d’affirmation militaire, juridique et politique des droits et prérogatives de la royauté9, fait figure de jalon essentiel. Elle rend les capitaines responsables des délits commis par leurs hommes, dans le cadre d’une obligation de police les contraignant à la correction des malfaiteurs. Pour limiter les pillages, les gens d’armes, nommés et sélectionnés par le roi, devront être expédiés directement sur les frontières et s’y tenir sous commandement royal. Enfin, cette ordonnance prescrit que le statut de capitaines de gens d’armes, donc la capacité à mobiliser des troupes armées, ne peut être donné que sur accord écrit du roi, de ses officiers, ou des princes et seigneurs du royaume.
Ainsi, dans la seconde moitié du xive siècle, les principes fondamentaux de la réglementation militaire royale sont en place. Ils déterminent un espace exclusif pour l’usage de la force armée, dirigée uniquement sur la frontière contre les ennemis. Les « bons et loyaux sujets » – ceux qui ne sont pas sous l’influence de l’ennemi dans une guerre se déroulant quasiment totalement dans le royaume de France – doivent être préservés des attaques : une distinction s’établit dans la législation entre les civils et les combattants.
Ces prescriptions sont précisées au xve siècle. Dans la première moitié du siècle, les velléités des princes pour la maîtrise de l’action politique, jointes à la guerre contre l’Angleterre, y contribuèrent grandement. Avec la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons qui déchire le royaume autour d’une royauté influencée voire dominée par les partis princiers, l’édiction de la norme et, face aux troubles et à l’exigence de « réformation », d’un idéal de morale politique et militaire devient l’objet d’une concurrence sévère entre les différents pôles du pouvoir. Dans la première phase de la guerre civile, entre 1407 et 1413, ceux-ci, reprenant les références législatives, politiques et morales constituées aux règnes précédents, s’accusent mutuellement de favoriser les assemblées armées illicites et le pillage du peuple et du royaume. La période voit ainsi la promulgation réitérée par le roi et son Conseil, tour à tour influencés par les Armagnacs puis les Bourguignons, d’une série de lettres patentes portant sur ces matières10.
La parole royale restant, malgré la maladie de Charles VI, le principe essentiel de la légitimation politique et militaire, mais aussi d’obtention de pensions, charges et seigneuries, celle-ci apparaît réappropriée par les princes en fonction des oppositions de la guerre civile – entraînant une remise à l’honneur du thème prospère des « mauvais conseillers ». Cela conduit à une restriction significative, au profit du roi et de ses proches réunis au Conseil, principal organe de décision législative, du droit à régir les comportements militaires et de décider de l’usage de la force.
Le mouvement culmine avec l’ordonnance dite cabochienne de 1413, issue d’une commission de réforme demandée par les états. Allant plus loin que l’ordonnance de 1374, elle limite le droit de mobiliser des hommes de guerre à l’autorisation du roi ou de son Conseil, sous peine d’être déclaré criminel de lèse-majesté. Cette accusation, la plus grave dans la hiérarchie pénale, trouve alors un écho favorable dans la législation militaire royale et restera effective jusqu’à la fin du règne de Charles VII au milieu du xve siècle. Elle permet en effet de qualifier les délits relatifs à l’usage illicite des armes comme cas royal, donc ne relevant que de la compétence des justices du roi, en premier lieu le Parlement de Paris, cour souveraine.
En vertu des acquis idéologiques antérieurs et du contexte troublé, le discours normatif sur l’usage de la force s’impose désormais comme enjeu de gouvernement et outil de dénonciation politique pour les différents partis en présence – alors que, parallèlement, la violence contre les biens et les personnes peut être utilisée comme stratégie militaire. L’accentuation des troubles internes causés par la reprise de la guerre contre l’Angleterre à partir de 1415, la contestation après 1420 du droit à la royauté du dauphin Charles, l’influence enfin de la volonté de réforme partagée par l’opinion conduisent la monarchie à renforcer son emprise sur ce discours normatif et la définition d’un idéal moral de comportement militaire.
En 1431, Charles VII, sacré depuis 1429 seulement, promulgue sur requête des états de langue d’oïl à Poitiers une ordonnance réprimant les pillages des gens de guerre. Le texte répète l’obligation de maintenir les troupes sur les frontières, sans divaguer. Il différencie nettement les gens d’armes des populations des trois ordres composant le royaume et susceptibles d’être légitimement préservées de leurs attaques, le tout selon des critères moraux, politiques et économiques : les clercs, les nobles, les marchands, bourgeois, laboureurs et gens de métiers, puis les « femmes et filles ». La Pragmatique Sanction de 1439 parachève ces prescriptions en offrant une synthèse, grandement précisée au profit des droits du roi, de la réglementation mise en place par la royauté pour son armée depuis le xive siècle.
Le texte définit les catégories de personnes et de biens protégés des combattants, qui doivent être établis dans les garnisons sur les frontières. Il réaffirme que le roi seul peut nommer les capitaines et que nul ne peut lever les troupes sans lettres patentes et autorisation du souverain. Il enjoint les seigneurs qui ont des troupes de leur interdire tout pillage. Distingué comme « édit et loi générale, perpétuelle et non révocable », il assimile à nouveau les déviances du comportement militaire à un désordre politique, l’accusation de crime de lèse-majesté étant répétée. Le Parlement, qui jouit d’une compétence privilégiée pour connaître des crimes politiques et de ces délits militaires, paraît également pourvu ici d’une fonction de légitimation institutionnelle du discours royal lorsqu’il lui est demandé par Charles VII d’enregistrer formellement et solennellement l’ordonnance – procédure d’enregistrement qui n’avait rien d’obligatoire ni de contraignant pour la royauté, en particulier en matière militaire11.
La réglementation de 1439 constitue cependant encore un écho direct des concurrences du roi face aux princes dans la maîtrise du discours normatif après la paix d’Arras de 1435. Le duc de Bourbon, déjà contestataire en 1437, d’ailleurs nommé dans le préambule comme membre des délibérations menant à la promulgation de la Pragmatique Sanction, reprit parallèlement à son compte avec d’autres princes de sang le même impératif moral de lutte contre le pillage, de réorganisation de l’armée, de paix, bon ordre et justice dans le royaume lors du programme politique de la révolte de 1440 puis des pourparlers avec le roi en 144212. Concurrences qui néanmoins tournèrent à l’avantage du roi. On sait que Charles VII, profitant des trêves avec l’Angleterre et tirant parti de l’échec d’un mouvement princier ne trouvant pas de soutien suffisant chez l’ensemble des communautés du royaume, sut mettre en place la réorganisation institutionnelle de l’armée par les ordonnances de 1445-1448 sur la création des compagnies ordonnances et des francs-archers13. Toutefois, un précédent idéologique s’est créé, et lors des révoltes princières dites du « Bien public » en 1465 et de la « Guerre folle » en 1485, la stigmatisation des désordres militaires persiste comme moyen de disqualifier l’action de l’autre parti14. Plus généralement, usage de la force armée et légitimité de la souveraineté participent bien désormais des mêmes fondements politiques. Ils contribueront à justifier le « devoir de révolte » nobiliaire pour le « bien public », « pour le roi » et le royaume lors des guerres de Religion15.
Après la fin de la guerre de Cent Ans, les grands principes du discours normatif sur l’usage de la force armée restent donc tout autant effectifs. Issue des acquis du xive siècle, amplifiés par les oppositions de la guerre civile, la synthèse royale élaborée au xve siècle forme un précédent mémorable, repris à l’époque moderne. Si les justifications idéologiques de la lutte contre l’usage illicite et illégitime de la force dans l’armée royale perdurent16, les lois royales n’éprouvent plus le besoin d’assimiler aussi explicitement ces délits au crime de lèse-majesté, dont la charge symbolique est extrêmement forte. Mais l’impératif de subordination politique reste présent, sous peine d’être déclaré « rebelle et désobéissant » au roi. La juridiction militaire du prévôt des maréchaux voit ses compétences affirmées de Louis XI à François Ier par rapport aux justices ordinaires, notamment le Parlement. Avec les guerres d’Italie, la codification militaire se fait plus précise, influencée par le modèle disciplinaire romain alors à l’honneur, sans innover véritablement par rapport aux périodes antérieures. Avec la mise en place d’une armée permanente, les gens d’armes soldés constituent définitivement une catégorie socioprofessionnelle individualisée, encadrée par des prescriptions morales et juridiques élaborées précédemment.
Il a été démontré en quoi l’évolution des idées et pratiques politiques transforma la notion de service militaire en un lien nouveau de subordination directe des gens de guerre envers le roi, pour le « bien commun » du royaume. Par-delà la structuration de ce lien institutionnel attaché à la fonction militaire, c’est aussi un droit essentiel à la formulation de la morale que revendique la réglementation royale, faisant de l’édiction des normes légitimes d’usage de la force un vecteur de régulation des rapports sociaux et politiques.
En ce domaine, il faut par exemple remarquer qu’en dehors de l’engagement personnel envers le souverain scellé par le traditionnel serment promissoire sur les Évangiles, l’argent et les biens matériels s’imposent comme des vecteurs courants de régulation de rapports politiques et sociaux régis par le roi dans le cadre de sa guerre. C’est le cas au sein de l’armée royale avec la solde devant régulièrement être payée, entre l’armée et la sphère civile dont la législation royale tend à spécifier les immunités, mais aussi entre le roi et les différentes communautés du royaume par le biais de l’exigence fiscale réitérée pour permettre la guerre royale.
De la seconde moitié du xive siècle jusqu’au xvie siècle, la « réparation » ou « restitution » financière et matérielle est systématiquement présentée dans les règlements comme un moyen nécessaire de compensation par les hommes d’armes, les capitaines et les trésoriers des guerres, des dommages affectant les populations17. Elle forme le pendant de la peine de confiscation des biens et équipements militaires envers le roi, et parfois au profit des parties lésées ou de ceux qui ont pu arrêter les pillards.
A contrario, les pratiques majoritairement issues de la culture de guerre féodale que sont les rançons et échanges d’otages assorties d’exactions financières sur les populations sont dénoncées comme théoriquement illégitimes18. Et le pillage, en dehors du critère de violence contre les biens et les personnes, s’assimile souvent à ce qui est pris « sans payer » par celui qui de plus en plus sera appelé « soldat ». La norme de la loi royale, en établissant ces types de compensation redistributive gérés par les officiers militaires, tend à une régulation matérielle des rapports avec les populations « civiles ». Elle vise également à substituer une rationalité et une équité juridique à des pratiques socioéconomiques de distinction, de guerre, voire de vengeance, qui laissaient une place importante aux attaques de biens ou aux transactions au profit du groupe nobiliaire19.
Certes, la mise en place de normes juridiques et militaires préservant la propriété et l’intégrité des biens et des personnes n’est pas nouvelle. Elle apparaît dans les prescriptions édictées par l’Église – et déjà appuyées par les princes – de la « Paix » et de la « Trêve de Dieu » du xe au xiie siècle, réitérées après le xiiie siècle dans la législation monarchique, puis systématisées par les traités de droit des armes qui se multiplient aux xive et xve siècles20. Mais elles sont dans cette veine, à côté des sanctions spirituelles (pénitence, anathème, excommunication), progressivement élargies et précisées au profit du roi et pour la pleine conservation de la Couronne, du royaume et la protection de tous ses sujets, constituant une tentative de mise en forme d’un droit de la guerre21.
Résultat d’une émulation politique et de concurrences toujours vives dans la première modernité, le discours sur la force s’enracine du xive au xvie siècle comme expression de la majesté et « marque de la souveraineté »22.
1 Raymond Cazelles, « La réglementation royale de la guerre privée de Saint Louis à Charles V et la précarité des ordonnances », Revue historique de droit français et étranger n° 38, 1960, pp. 530-548 ; Justine Firnhaber-Baker, « From God’s Peace to the King’s Order : Late Medieval Limitations on Non-Royal Warfare », Essays in Medieval Studies n° 23, 2006, pp. 19-30 ; Id., « Guerram publice et palam faciendo ». Local War and Royal Authority in Late Medieval Southern France, Ph. D., sous la direction de T. N. Bisson, Harvard University, 2007 (dactylographiée) ; Wenz, Romain, Le Port d’armes en France et la législation royale du milieu du xiiie au milieu du xive siècle, sous la direction de Claude Gauvard, thèse de l’École nationale des Chartes, 2007 (dactylographiée).
2 François Olivier-Martin, Les Lois du roi, Paris, Loysel, 1988 (1945-1946), pp. 123-158.
3 1374, 1405-1413, 1436-1439, 1451, 1494, 1515.
4 1317, 1351, 1464, 1485, 1498, 1515.
5 Requêtes des bonnes villes en 1317, grande ordonnance de réforme de 1357 procédant de l’assemblée des états réunie à Paris, ordonnance cabochienne liée aux états de langue d’oïl à Paris (1413), ordonnance contre les pillages en Poitou pour répondre aux états de Poitiers (1431), « Pragmatique Sanction » faisant suite aux états d’Orléans (1439).
6 Série de règlements royaux et princiers pendant la guerre civile Armagnacs-Bourguignons et suites lors de la Praguerie (1405-1413, 1431, 1436-1439, 1440, 1442, 1444-1446) ; suites de la guerre du Bien Public (1467-1475) ; débuts de la régence et de la Guerre folle (1485).
7 Claude Gauvard, De grace especial. Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, 2 vol., Publications de la Sorbonne, 1991, p. 111 sqq., 528 sqq. ; John R. Hale, War and Society in Renaissance Europe. 1450-1620, Guernesey, Sutton, 1998 (1985), p. 179 sqq. ; Joël Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot & Rivages, 2000 (1993), p. 82 sqq.
8 Christopher T. Allmand, « Changing Views of the Soldier in Late Medieval France », in Philippe Contamine, Charles Giry-Deloison, Maurice H. Keen (dir.), Guerre et Société en France, en Angleterre et en Bourgogne, xive-xve siècle, Villeneuve-d’Ascq, Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1991, pp. 171-188 ; Claude Gauvard, « Rumeur et gens de guerre dans le royaume de France au milieu du xve siècle », Hypothèses, 2000/1, pp. 281-292.
9 L’incertitude politique affectant jusqu’alors la royauté explique tout autant la recrudescence des pillages, se manifestant par le phénomène des « compagnies d’aventure », que les trêves après 1360. Voir Philippe Contamine, « Les compagnies d’aventure en France pendant la guerre de Cent Ans », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 1975, Rome-Paris, École française de Rome / De Boccard, pp. 365-396.
10 « Que nul, de quelque estat qu’il soit, soit de nostre sang ou lignaige, ou autre quelconque […], ne fasse faire assemblée de gens d’armes […] si ce n’est de nostre congié et licence, et par nostre mandement exprès, et par lettres passées en nostre grand conseil, scellées de nostre grant scel » (28/02/1410), orf, t. IX, p. 574.
11 Françoise Hildesheimer, « Les deux premiers registres des « ordonnances » ou la logique floue de l’enregistrement », Histoire et Archives n° 12, juillet-décembre 2002, pp. 79-114, notamment pp. 108-111. Sur la fonction du Parlement dans ces tentatives royales de régulation du comportement des gens de guerre entre 1420 et 1440, je me permets de renvoyer à Loïc Cazaux, Les Capitaines, le pouvoir et la justice dans le royaume de France au xve siècle, mémoire de master-II recherche d’histoire médiévale, sous la direction de Claude Gauvard, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2007 (dactylographié).
12 Les princes demandent par exemple au roi en 1440 « que ceste dolente pillerie puisse cesser au bien et allegement du povre peuple » et que soient choisis des capitaines « convenables et suffisans […] pour le fait de la guerre du roi », Mathieu d’Escouchy, Chronique de Mathieu d’Escouchy, Gaston du Fresne de Beaucourt éd., Paris, J. Renouard, 3 vol., 1863-1864, t. III (P.J.), pp. 20-21. Sur ce sujet, voir Loïc Cazaux, « Les lendemains de la Praguerie : révolte et comportement politique à la fin de la guerre de Cent Ans », in François Pernot et Valérie Toureille (éd.), Lendemains de guerre. Les hommes, l’espace, le récit : réflexions sur « l’après » de l’Antiquité au monde contemporain. Colloque à l’université de Cergy-Pontoise, 10/2008, Bruxelles-Berlin-New York-Oxford, Peter Lang A. G., 2009.
13 Philippe Contamine, Guerre, État et Société. Études sur les armées des rois de France, 1337-1494, 2 vol., Paris, Éditions de l’ehess, rééd. 2004.
14 En 1465, Louis XI répond aux réprimandes du duc révolté Jean de Bourbon, qui accuse le roi d’exactions et de « pilleries », que la « rébellion » des princes n’est qu’une « pillerie » et une « destruction du royaume », Avertissement de Louis XI aux villes d’Auvergne sur les promesses des princes ligués (16/04/1465), pp. 213-214, Jules Quicherat éd., Collection de documents inédits sur l’histoire de France tirés des manuscrits de la Bibliothèque royale, Mélanges historiques, t. II, Champolion-Figeac éd., Paris, F. Didot, 1843.
15 Arlette Jouanna, Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989 ; Id., La France du xvie siècle, 1483-1598, Paris, puf, 2006 (1996).
16 Voir par exemple l’ordonnance de François Ier contre les « pillards, blasphémateurs, mangeurs de peuple », principalement issus des gens de guerre, 25/09/1523, Ordonnances de François Ier, 9 vol., Paris, S. Lapina, 1932, t. III, n° 359, pp. 301-302.
17 Un processus similaire de normalisation de la piraterie, conçue comme illégitime face à la course, s’observe alors par le biais de l’accroissement des procès pour restitution, vecteur d’affirmation de la souveraineté publique en Méditerranée, voir Emily Sohmer-Tai, Honor among Thieves : Piracy, Restitution and Reprisal in Genoa, Venice and the Crown of Catalonia-Aragon, 1339-1417, Ph. D. sous la direction de A. E. Laiou, Harvard University, 1996 (dactyl.).
18 Notons parallèlement l’importance des amendes profitables dans les peines prononcées par le Parlement pour cause « d’excès » des gens de guerre sur les populations dans le royaume de France sous obédience directe de Charles VII en 1423-1443, Loïc Cazaux, Les Capitaines, le pouvoir et la justice…, op. cit., p. 89 sqq.
19 Ces pratiques de la guerre royale diffèrent justement des pratiques de la paix rétablie à la fin du Moyen Âge, qui insistent sur l’oubli matériel et le pardon, voir Nicolas Offenstadt, Faire la paix au Moyen Âge, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 50 sqq.
20 Dominique Barthélemy, L’An Mil et la paix de Dieu, Paris, Fayard, 1999, notamment p. 573 sqq. ; M. H. Keen, The Laws of War in the Late Middle Ages, London-Toronto, Routledge & K. Paul/University of Toronto Press, 1965.
21 Les sanctions religieuses restent utilisées par le roi à des fins politiques. Voir les lettres par lesquelles Charles VI prie l’évêque de Grenoble d’excommunier conformément à la bulle du pape Urbain V les seigneurs qui assemblent des gens de compagnie pour soutenir leur rébellion, 5/11/1411, orf, t. IX, p. 652.
22 Nicolas Sarkozy, Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, La Documentation française, 2008, p. 11.