N°12 | Le corps guerrier

Wafa Harrar-Masmoudi

État-Unis : mythes fondateurs et politique étrangère

Communément, le mythe est un récit qui se fonde sur des éléments tenant du sacré. Au sens strict, les « mythes sont des contes populaires à portée religieuse qui ont pour vocation d’expliquer l’univers et le sens de la vie. Ces histoires sont tenues pour vraies par le narrateur et par son public, elles traitent de la création et de l’organisation de l’univers par des êtres d’essence divine, qui peuvent cependant revêtir une apparence humaine ou animale et dont les pouvoirs sont extraordinaires »1. Nous avons délibérément choisi d’utiliser ce vocable, car il traduit au mieux l’ensemble d’images comportant une illusion, ou le risque d’une illusion, faisant appel aux émotions collectives, à la mémoire collective. En connaissant les mythes, nous parvenons à situer le terrain qui prédispose aux réflexes fondamentaux de la politique étrangère d’un État. Nous pouvons ainsi accéder au noyau dur de son comportement, son ontologie, de manière à reconnaître une tendance profonde, ou mieux encore une permanence, dans sa politique étrangère. Les lignes qui suivent questionnent les grands mythes de la politique américaine.

Ceux-ci se sont forgés au temps de l’indépendance, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Les « pères fondateurs » de la Nation ont gravé les principes fondamentaux qui ne manquent, jusqu’à ce jour, d’imprégner les politiques américaines. Plusieurs tendances se sont dégagées qui ont influencé la politique étrangère du pays, y compris les tendances à l’isolationnisme, le sens de la mission morale et la conviction d’avoir des obligations spéciales à l’égard du monde. L’une des premières certitudes de la jeune nation américaine a été celle du recours à la force, considéré comme indispensable à la conduite de toute guerre juste, qui a nourri le sentiment de « la destinée manifeste ».

  • Le recours à la force

Le recours à la force est recherché lorsqu’il est au service de l’intérêt de la Nation. À ses débuts, la jeune nation américaine a survécu malgré l’absence d’une force militaire armée. Ce qui ne l’a pas empêché, une fois armée, de mener de nombreuses guerres considérées comme « justes ».

  • La rançon de la victoire

Au xviie siècle, les colonies britanniques se sont implantées dans la violence et l’insécurité, et ont immédiatement connu les horreurs de la guerre de pacification contre les Indiens. L’absence de force militaire spécialisée imposait aux citoyens, en cas de conflit, un service militaire obligatoire sous forme de milices, ce qui désorganisait la société – aux yeux des premiers pionniers, les militaires professionnels étaient inutiles puisque la victoire ne pouvait être remportée que grâce à la mobilisation de la Nation entière. Après la défaite des Indiens, arriva le temps des guerres entre la France et l’Angleterre, commencées en 1790. À chaque fois, l’existence de la société américaine était en jeu. Un revirement s’est opéré avec la création de la première académie militaire en mars 1802. Le président Jefferson (1801-1809), pourtant fervent adepte du système des milices dans le cadre d’une société agraire isolationniste et uniquement soucieuse de sa défense, a achevé le programme de ses adversaires fédéralistes partisans d’une société urbaine cosmopolite liée à l’Europe atlantique, prête à des guerres offensives et à protéger son commerce, en signant le décret créant l’académie militaire de West Point2. Les Américains en ont gardé un optimisme extraordinaire et l’intime conviction que leur capacité à recourir à la force ne peut qu’être couronnée par la victoire. Michael Hunt3 affirme ainsi que la croyance en la grandeur nationale est, aux yeux des Américains, indubitablement assortie de l’usage de la force armée. Elle constitue à ce titre l’une des premières « esquisses » de doctrine de la politique étrangère américaine et trouve son aboutissement dans la doctrine de la guerre juste.

  • L’hypothèse de la guerre juste

Celle-ci est à l’origine une réflexion morale sur la guerre. Déjà, dans la Grèce antique, comme à Rome, prévalait l’idée que les peuples barbares, considérés comme inférieurs, devaient être soumis par tous les moyens aux civilisations supérieures. Cette conception conduisait à penser que l’« ennemi ne disposant d’aucun droit, la guerre était sans merci, et que les vaincus pouvaient être légitimement dépouillés et asservis »4. Cette doctrine a connu diverses évolutions avant d’être intériorisée puis appliquée au contexte américain, pour enfin épouser l’idée que la guerre n’est que la juste rétribution de la vertu. Au xixe siècle, les États-Unis avaient fait successivement la guerre aux Indiens, aux Mexicains et aux Espagnols. « Les atrocités commises étaient considérées comme le fait de l’ennemi, car provoquées par le comportement dégénéré de ce dernier »5. Ce sentiment n’a pas été modifié par la guerre de Sécession, conflit sanglant durant lequel nordistes et sudistes se sont entretués sous la conduite d’officiers pourtant issus de la même école. Pour les Américains, le recours à la guerre était gouverné par des principes légaux et moraux universellement valides.

Après la guerre civile et l’acquisition de l’Alaska en 1867, les États-Unis sont entrés dans une période d’isolation qui a duré jusqu’à la fin du siècle. Le premier objectif de leur politique étrangère était alors la sécurité6. Et cette dernière s’appuyait exclusivement sur l’usage de la force. Pour atteindre une sécurité maximum, le « moyen efficace était d’établir un nouveau rapport de force ou de modifier l’ancien ». Cette vision des choses est également reproduite dans la doctrine de la guerre juste. Dans la pensée américaine, la violence, la diabolisation de l’ennemi et la perpétration de crimes sont aisément « justifiables » par la défense d’une noble cause, celle de la grandeur nationale. Le souci de détruire l’ennemi a exclu chez les politiques toutes considérations morales, et toutes les valeurs sont par conséquent subordonnées à la victoire de la Nation qui a su défendre son honneur. Au fondement du sentiment de « grandeur nationale » subsiste celui de « la destinée manifeste » du peuple américain.

  • La destinée manifeste

Selon John Adams, deuxième président des États-Unis (1797-1801) et membre du comité de rédaction de la Déclaration d’indépendance, son pays est le lieu prédestiné où se réalise le bonheur de la race humaine. Cette affirmation fonde une véritable doctrine, celle de la « destinée manifeste », selon laquelle les États-Unis auraient une mission civilisatrice. Par leur puissance économique et sociale fondée sur la démocratie, ils ont tenu pour évident que la « manière de vivre américaine » était le but à atteindre pour tous les peuples. Ce sentiment d’élection a justifié l’expansionnisme de la fin du xixe siècle dans le Pacifique et les Caraïbes. L’expression de cette « destinée manifeste » transparaît aisément à travers la notion, si chère aux Américains, de « frontière », à l’origine d’une véritable politique expansionniste, qui, conjuguée au pragmatisme des politiques, a constitué la substance même de la politique américaine.

  • Notion de « frontière » et tendance expansionniste

En droit international public, la frontière est la « ligne déterminant où commencent et où finissent les territoires relevant respectivement de deux États voisins »7, c’est-à-dire où finit la souveraineté d’un État et où commence la souveraineté d’un autre. La conception américaine est tout à fait différente. Là, la frontière répond à une dynamique de conquête qui propose un modèle de société différent. C’est donc la ligne de démarcation entre le monde stable et le monde sauvage, et en même temps une négation du particularisme, du rythme de l’autre. Avec l’achèvement de la conquête intérieure connue sous le nom de la « frontière », la politique étrangère des États-Unis, en vertu de la doctrine de Monroe8, se fit expansionniste en Amérique centrale, aux Antilles et dans le Pacifique, où furent créées des zones d’influence. Vers 1890, les « frontières » disparaissent avec la défaite des « sauvages », terme utilisé à outrance dans la littérature américaine pour désigner les redskins ou Indiens. Mais la conviction de la « destinée manifeste », elle, ne s’érode pas. Josiah Strong, un leader évangéliste, réformateur social, a été son défenseur acharné. Il affirmait que les Anglo-Saxons entretenaient des relations « spécifiques » avec le reste du monde et l’avenir de ce monde, car divinement appelés à être, dans un sens « singulier », le grand frère du monde : « Il me semble que le Bon Dieu, grâce à son infinie sagesse, est en train de former la race anglo-saxonne pour son heure de gloire dans l’avenir du monde9. » Désormais, la « destinée manifeste » s’exporte. C’est le temps de la recherche d’espaces occupés ou libres, de « nouvelles frontières », d’autres terrains d’action, maritimes cette fois-ci puisque l’expansion terrestre est achevée.

Dans son ouvrage intitulé L’Influence de la puissance maritime dans l’histoire, 1660-1763 (1918), l’amiral Mahan avait soutenu que la « destinée manifeste » était désormais outre-mer. Les États-Unis devaient garantir leur domination sur le monde par l’emprise et la mainmise sur les océans et les mers, constituer des bases navales et plus seulement des colonies. Outre l’alliance avec l’Angleterre et la contention de l’Allemagne sur les mers, « Mahan prônait une défense coordonnée des Européens et des Américains afin d’endiguer les ambitions asiatiques ; il prédit notamment la victoire de l’Amérique »10.

L’influence d’Alfred Mahan, instigateur et défenseur de la Strong Navy, est à l’origine d’une nouvelle diplomatie américaine, celle de l’impérialisme. Celui-ci a commencé en 1898 avec l’« impérialisme traditionnel » signifiant la « souveraineté sur de nombreux territoires ». Bien que l’année 1898 coïncide avec l’annexion des îles Hawaï, la question déterminante a alors été, sans nul doute, la guerre américano-espagnole. Les États-Unis étaient intervenus à Cuba pour aider l’insurrection anti-espagnole et avaient déclaré, en avril 1898, la guerre à l’Espagne. Après la défaite de sa flotte à Manille, celle-ci se rendit, et le Traité de Paris mit fin au conflit. Les États-Unis recevaient Puerto Rico, Guam et les Philippines, inaugurant ainsi l’ère de l’impérialisme américain. Dans In Support of an American Empire, Beveridge11 explique qu’il faut développer une marine marchande et une marine de guerre pour maîtriser l’espace maritime – le « commerce mondial doit être, et sera, le nôtre ». Il réclame le droit des Américains aux routes commerciales, et celui d’aborder et de conquérir les rivages des terres non peuplées. L’argument économique rejoint et supplante petit à petit l’argument éthique, il donnera ainsi naissance à l’impérialisme américain contemporain.

Dans American Imperialism12, Ernest May étudie la question à travers l’analyse des opinions de l’« élite de la politique étrangère », un groupe composé de politiciens, d’hommes d’affaires, d’intellectuels, de reporters, de journalistes, d’écrivains et d’hommes d’Église. Utilisant cette « élite » en tant que reflet de l’opinion publique, il se demande « pourquoi l’opinion publique américaine s’est-elle engagée dans une grande polémique quant à la question de savoir si les États-Unis devraient ou non posséder un empire colonial ». May identifie les raisons qui ont alimenté le discours de l’élite de la politique étrangère américaine. La première se fonde sur les explications de Walter Lafeber13, qui s’appuie sur les motivations économiques. Sa thèse défend l’importance des marchés étrangers pour l’accomplissement de la prospérité américaine et s’inspire des anciennes théories, comme celle de John Atkinson Hobson, qui soutient que le capitalisme ne peut continuer indéfiniment son expansion sans l’impérialisme. Lafeber estime que l’impérialisme américain ne repose pas sur les exemples européens mais qu’il s’agit d’un new imperialism dont l’objectif n’est pas les « colonies en tant que marchés », mais les colonies qui « rendent les marchés accessibles »14. Une autre raison est fournie par Frederick Merk, qui affirme que l’impérialisme est une continuation naturelle de la « destinée manifeste ». Cette théorie ainsi reprise reflète le concept d’impérialisme comme étant un nationalisme extrême, voire exacerbé, se rapprochant de l’équation développée par William L. Langer de l’impérialisme égal au « jingoïsme » (patriotisme exacerbé). May ajoute à ces explications le poids de l’influence des modèles européens.

L’impérialisme est considéré comme une nécessité qui n’est en contradiction ni avec le principe du non-engagement15 ni avec celui de l’isolationnisme, parce qu’il ne s’applique qu’à l’Europe, un continent en décadence. Les États-Unis cherchaient alors à s’auto-affirmer en opposition au Vieux Monde tombé dans l’anarchie, la tyrannie, et l’oligarchie, un territoire de non-droit puisque la démocratie y était impossible à réaliser. Ils devaient s’abstenir de former des alliances à long terme avec les Européens. L’isolationnisme, apparu dès la guerre d’Indépendance, n’était donc pratiqué qu’à l’égard de l’Europe. Les premiers dirigeants américains étaient fermement opposés à toute alliance politique et militaire avec celle-ci. Dès 1796, le président George Washington conseillait ainsi aux Américains de se tenir à l’écart de toute alliance permanente. Au début du xixe siècle, le président Thomas Jefferson les mettait également en garde contre les « alliances qui enchaînent ». L’isolationnisme est alors érigé au rang de véritable doctrine de politique étrangère qui préconise ouvertement la non-intervention. Il a été appliqué jusqu’à la Seconde Guerre mondiale afin d’éviter que les États-Unis ne se retrouvent entraînés dans un conflit par le jeu des alliances. Parallèlement à la défense de l’isolationnisme, Jefferson véhiculera une autre notion déterminante dans la conduite de la politique étrangère américaine : le « pragmatisme moraliste ».

  • Le pragmatisme moraliste

Nous choisissons d’associer ici deux expressions qui, à l’origine, traduisent deux conceptions diamétralement opposées, car nous estimons que, conjointement, celles-ci expriment au mieux les ambivalences de la politique étrangère américaine, les « contradictions » de plus en plus flagrantes entre un vif sens des intérêts et un profond respect des valeurs démocratiques. Le pragmatisme a été l’approche dominante de la politique des États-Unis dès le début du xixe siècle et continue de régner sur la pensée politique américaine. Il s’agit à l’origine d’une doctrine développée par les philosophes américains Charles Sanders Peirce16 et William James17, puis plus tard par John Dewey et George Mead18, qui affirment que le critère de vérité d’une proposition est son utilité pratique, que le but de la pensée est de guider l’action et que la conséquence d’une idée est plus importante que son origine. Le pragmatisme est la première philosophie américaine à avoir été développée de façon autonome. Il s’oppose à toute spéculation sur des questions qui n’ont pas d’application pratique, en particulier la métaphysique. Appliqué à la politique, il considère que la « vérité est relative à une époque historique, au lieu et au but de la recherche, et que la valeur est aussi inhérente aux moyens qu’aux fins »19. Jefferson en donne ainsi l’exemple. Dans un souci d’efficacité, il entretient le développement d’un sens du « pratique » pour défendre l’idée d’une société harmonieuse. C’est dans cet esprit qu’il a été le premier à introduire le principe de répartition des compétences entre le gouvernement central fédéral, chargé de la conduite des affaires étrangères et de la défense, et les États, confinés aux questions internes ou domestiques.

Le moralisme, quant à lui, est tout acte fondé sur un jugement éthique strict qui distingue le bien du mal. Aux États-Unis, il s’exprime à travers le sentiment du bien. Les Anglo-Saxons, peuple élu, doivent promouvoir le bien, et le « bien » est ce qui est « juste ». Ils sont investis d’une noble mission, celle d’intervenir pour punir les « méchants ». Nous retrouvons ici la notion fétiche des Américains, The good guy and the bad guy, véhiculée depuis toujours à travers la littérature mais surtout le cinéma hollywoodien. L’intervention au nom du moralisme n’est pas perçue comme une guerre, mais plutôt comme une croisade qui, pour être « correctement » accomplie, doit être menée jusqu’à l’avènement de l’État de droit.

Le discours de John Quincy Adams, sixième président des États-Unis, prononcé lors de l’Independance Day State de 1821, est le premier à s’inscrire ouvertement dans cette perspective moraliste. Les États-Unis se doivent d’aider les autres nations à gagner leur liberté. Ainsi donc, et « à chaque fois que la liberté et l’indépendance se trouveront foulées, le cœur, les bénédictions, et les prières de l’Amérique seront présents »20. Désormais, aux yeux des hommes politiques américains, toute intervention obéit inconditionnellement à un fondement moral ; elle ne doit susciter aucune interrogation, aucune remise en question. L’influence du moralisme se vérifie indubitablement dans la politique étrangère américaine d’hier et d’aujourd’hui.

En 1904, le président Theodore Roosevelt avait soutenu, dans le même sens, que les États-Unis pouvaient intervenir dans les pays d’Amérique latine quand ces derniers se rendaient coupables de mauvaise conduite interne ou externe. Dans un message adressé au Congrès en date du 6 décembre 1904, il affirmait que « dans un avenir que nous souhaitons rendre paisible, nous aspirons à un monde fondé sur les libertés fondamentales : la liberté d’expression, la liberté de religion partout dans le monde, la liberté de ne pas se trouver dans le besoin, et la liberté de ne pas vivre dans la peur ». En réalité, Roosevelt apporte un corollaire à la doctrine de Monroe21, justifiant ainsi les interventions ultérieures des États-Unis pendant les administrations des présidents William Taft et Thomas Woodrow Wilson. Et il nous semble qu’aujourd’hui, cette sphère d’intervention s’est considérablement élargie, qu’elle ne concerne plus seulement les pays d’Amérique latine mais l’ensemble du monde.

La politique étrangère du président Thomas Woodrow Wilson reposait sur des principes moraux bannissant l’impérialisme, le colonialisme et la guerre. Le moralisme et la « destinée manifeste » étaient profondément enracinés en lui : « Le droit est plus précieux que la paix ! » Il se considérait comme l’instrument de la providence. Le président ainsi que son secrétaire d’État W. J. Bryan étaient convaincus qu’ils étaient investis d’une mission sacrée, celle d’enseigner aux pays sous-développés l’État de droit et l’éthique. Ce ne sont plus les muscles ni la loi du plus fort qui vont désormais être mis en exergue : « La force de l’Amérique, c’est la force du principe moral. » Pour Wilson, l’Amérique devait œuvrer pour la paix par la diplomatie et par l’obéissance à la loi. Son moralisme s’illustre à travers un discours resté célèbre, prononcé le 8 janvier 1918 et connu sous l’appellation « Les quatorze points de Wilson », dans lequel il énonçait des propositions visant à l’établissement d’une paix durable après la victoire des Alliés lors de la Première Guerre mondiale22. Certaines de ses propositions ont été accueillies par les Alliés avec une vive réticence, particulièrement le cinquième point dénonçant le colonialisme des pays européens. D’autres ont été considérées comme idéalistes, ne s’adaptant guère à la réalité née des nouvelles conditions de l’après-guerre. Le quatorzième point, lui, annonçait la création de la Société des Nations (sdn) que Wilson a inlassablement défendue, et ce malgré le refus de son pays d’y adhérer.

Malgré cette politique mitigée, les États-Unis ont longtemps été considérés comme les « sauveurs » de l’Europe. Ils sont intervenus aux moments les plus critiques des conflits et c’est leur puissance militaire qui a permis de mettre fin à ceux-ci. Certains diront que ce sont eux qui ont sauvé l’Europe du fascisme, d’autres du communisme. Quoi qu’il en soit, les deux guerres mondiales ont souligné l’attachement viscéral des Américains à la paix. Leurs dirigeants étaient intimement convaincus que tous les peuples aspiraient sincèrement à la paix et à l’ordre international garanti dans un cadre institutionnel. À ce titre, l’idée d’une sécurité collective apparaît comme typiquement américaine, de nature moraliste, de même que celle de l’indispensable préservation de l’ordre international. L’utopisme est donc une caractéristique majeure de la vision américaine des relations internationales. Il se traduit par un concept appelé « grand-cycle », qui revendique un devoir américain envers le reste du monde. Les États-Unis ont une lourde responsabilité s’agissant de l’avenir de l’humanité, une responsabilité impériale. La même qu’exerçait les Britanniques au xixe siècle ; celle de Rome entre le ier siècle av. J.-C. et le ive ap. J.-C. ; celle de la Grèce pendant le règne d’Alexandre au ive siècle av. J.-C. C’est une responsabilité fondée sur le pouvoir ou la puissance économique, politique et culturelle américaine.

Le discours moral américain a suscité un engouement certain : les États-Unis issus de la première révolution démocratique, celle de 1776, ont toujours accueilli des millions de pionniers, d’exilés et de réfugiés. Ils sont souvent intervenus, de manière décisive, en faveur des libertés contre les puissances militaristes et fascistes. Le moralisme pragmatique, utilisé à bon escient, est à même de justifier toute intervention américaine à travers le monde. Mais, pour beaucoup, ce discours moral qui prévaut dans les relations internationales est critiquable. Il s’inscrit en violation manifeste d’un autre discours de nature juridique, dominé essentiellement par les normes du droit international. Lesdites normes interdisent toute ingérence dans les affaires des États souverains et imposent de fournir une légitimité à toute thèse partisane de l’ingérence. En effet, la société internationale est composée d’États indépendants et souverains dont les relations sont régies par une « loi » qui établit les droits des États membres. Cette « loi » autorise le recours et l’utilisation de la force à l’encontre de l’État coupable du crime d’agression, car « seule l’agression justifie la guerre »23. Ce discours est celui de la Charte des Nations-Unies dans son article 2, alinéas 4 et 7, qui interdisent l’intervention par les États membres et par l’onu elle-même.

Cependant, une partie de la doctrine considère qu’en réalité, ce discours juridique repose sur un fondement moral et pragmatique. Ainsi, pour Richard Falk, la volonté des États-Unis d’adopter des attitudes « interventionnistes » ne les écarte pas forcément du discours juridique. Le fondement de la moralpolitik se doit d’être en conformité avec le droit international. On relève toutefois que « l’utopie politique mondiale », dont font preuve les États-Unis à travers un verbalisme illusoire, traduit « des interprétations démonologiques de la réalité sans aucune nuance entre les bons et les mauvais »24, ainsi qu’une confiance aveugle dans la malléabilité sans limite de la réalité.

Pour résumer, nous dirons que ces lignes consacrées aux mythes fondateurs de la politique étrangère américaine permettent d’identifier d’abord les éléments déterminants dans l’histoire politique des États-Unis, à savoir, les premières années, les frontières, l’expansion, la destinée manifeste et l’impérialisme américain dans sa première version. Au début du xxe siècle, d’autres éléments viennent supplanter les premiers, comme la persuasion morale, la désillusion et l’isolationnisme qui ont suivi la Grande Guerre avec les déboires résultant de la dépression économique. Ses conséquences sont jusqu’à ce jour nettement perceptibles à travers la politique étrangère américaine. 

1 « Contes populaires », Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, < http://fr.encarta.msn.com © 1997-2009 Microsoft Corporation. Tous droits réservés >

2 « La culture stratégique américaine », in Observatoire stratégique, < http://www.dachary.org >

3 M. H. Hunt, « The Great Ideology » : < http://www.gtexts.com/college/papers/s8.html >

4 A. Brigot, « Que dire de la guerre juste ? », in Après demain, printemps 2003, pp. 01-08.

5 « La culture stratégique américaine », op. cit.

6 Au lendemain des événements tragiques du 11 septembre 2001, l’objectif « sécurité » est à nouveau haussé au premier rang des préoccupations américaines, jusqu’à devenir une véritable obsession.

7 P. Daillier, A. Pellet (N. Quoc Dinh), Droit international public, Paris, lgdj, Delta, 5e éd. 1996, pp. 457-458.

8 Déclaration de politique extérieure des États-Unis sur les activités et les droits des puissances européennes dans l’hémisphère occidental, présentée au Congrès par le président James Monroe le 2 décembre 1823. Droit international public, op. cit., p. 62, p. 263, p. 877.

9 D. R. Muller, « Josiah Strong an American Nationalism : a Reevaluation », in The Journal of American History, vol. 53, n° 3, décembre 1966, pp. 487-503.

10 Alfred T. Mahan, The Interest of America in Sea Power, Boston, Little Brown & Co., 1897. Pour un aperçu sur Mahan, voir B. Colson, « Jomini, Mahan et les origines de la stratégie maritime américaine » : < http://www.stratisc.org/pub/pn/PN1_COLSONSAME. html >

11 Albert J. Beveridge, « In support of American Empire », Record, 56 Cong., I Sess., 1900, pp. 704-712.

12 Ernest May, American Imperialism. A Speculative Essay, Chicago, Imprint Publications, 1991.

13 Walter Lafeber, The New Empire. An interpretation of American Expansion, 1860-1898, Ithaca, Cornell, University Press, 1963.

14 Cité par G. Moritz, « Explaining 1898 : Conquest in Empire in the Gildes Age », in <http :://www.gtexte.com/college/papers/s4.html>, en référence à l’ouvrage de Walter Lafeber.

15 Le non-engagement préconisait la non-intervention dans la politique étrangère ; l’isolationnisme, lui, avait pour principal objectif d’éviter que les États-Unis puissent être entraînés dans un conflit par le jeu des alliances. Cf. Dossier : La Puissance américaine, La Documentation française, Questions internationales, n° 3, septembre-octobre 2003, pp. 28-29.

16 Selon lui, aucun objet ou concept ne possède une valeur ou une importance intrinsèque. Leur signification réside seulement dans les effets pratiques qui résultent de leur utilisation ou application. C’est pourquoi la « vérité » d’une idée ou d’un objet peut être mesurée par une recherche empirique sur leur utilité. « Peirce, Charles Sanders », Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009.

17 La doctrine de William James est fondée sur la valeur pratique comme critère de vérité d’une idée : le sens des idées ne peut être déterminé que par leurs conséquences pratiques. Si ces conséquences pratiques n’apparaissent pas dans l’expérience, les idées sont dénuées de sens. « James, William », Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, op. cit.

18 George Mead a particulièrement insisté sur l’application de la méthode scientifique dans les domaines de l’action et de la réforme sociales. « Mead, George Herbert », Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, op. cit.

19 « Pragmatisme », Encyclopédie Microsoft® Encarta® en ligne 2009, op.cit.

20 O. R. Holsti, « Public Opinion on Human Rights in American Foreign Policy », American Diplomacy, an electronic journal of Commentary, vol I, n° 1, < http://www.unc.edu/depts/diplomat/AD_Issues/1amdipl. html > : « Wherever the standard of freedom and independence has been or shall be unfurled, there will be her (u. s) heart, her benedictions and her prayers be ».

21 « The Roosevelt Corollary to the Monroe Doctrine, Theodore Roosevelt’s Annual Message to the Congress, 6 december 1904 », in < http://www.mtholyoke.edu.acad/intrel/to1914.htm >

22 W. R. Mead & R. C. Leone, Special Providence : American Foreign Policy and How It Changed the World, Routledge, 2002, p. 90 et p. 212.

23 M. Walzer, Just and Injust War. A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977, pp. 61-62.

24 « La culture stratégique américaine », op. cit.

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