Il n’est d’ordinaire pas aisé de soumettre à un examen approfondi une seule et même notion en l’abordant sous des angles aussi divers que complémentaires, ce qui devient singulièrement vrai lorsque cette notion que l’on tâche de définir est l’objet d’usages controversés et de constants dévoiements de sens. Tel est pourtant le défi que s’est attachée à relever l’équipe de spécialistes en sciences humaines réuni autour de Jean-Pierre Rioux en novembre 2007 à l’initiative des Amis du Mémorial de l’Alsace-Moselle, en posant la délicate question des enjeux sous-tendus par l’utilisation de plus en plus fréquente du terme de « mémoire » dans la France contemporaine. La multiplicité de ces enjeux va de paire avec les rapports complexes de l’histoire à la mémoire, que le recours parfois abusif à cette dernière tend à occulter. Or ce sont précisément les relations ambiguës de la société française présente à sa « mémoire », et à plus forte raison à sa propre histoire, que les contributions du livre Nos embarras de mémoire (qui se donne à lire sous la forme d’un recueil de conférences) analysent et interrogent chacune à leur manière. Malgré l’irréductible spécificité des interventions retranscrites dans l’ouvrage, toutes laissent apparaître comme en filigrane trois lignes de force communes : la prolifération problématique des incriminations consécutive à un phénomène de surenchère mémorielle ; la contraction de la temporalité et l’engourdissement, par extension, de la conscience historique ; enfin, l’effritement ainsi que la profonde remise en cause des cadres spatiotemporels traditionnels où se jouait la transmission de la mémoire, autrefois conditionnée par un lien entre histoire et mémoire aujourd’hui en voie de délitement.
On retiendra de la lecture des différents articles le risque d’un glissement insensible du « devoir de mémoire » au déni du passé, quand ce n’est pas à sa mise en accusation. L’inflation mémorielle est, enfin, le signe de la consécration de la figure de la victime aux dépens de celle de l’acteur témoin, du détrônement de la mémoire comme récit d’origines communes par une mémoire des identités-souches (de dimensions individuelles et groupales), et d’une dépréciation de la tradition et de l’exigence de transmission des héritages à la faveur du triomphe d’un présentisme hypertrophié. À en croire les conclusions de la mission parlementaire présidée par Bernard Accoyer, on pourrait penser que le problème de l’effet des lois mémorielles sur la cohésion nationale a été définitivement réglé. Ces conclusions, rendues publiques le 19 novembre 2008, recommandaient de ne plus légiférer en matière mémorielle suite à la vive polémique déclenchée par la promulgation inopinée de la loi du 23 février 2005. Il reste que la mission de M. Accoyer n’a pas souhaité abroger les autres lois mémorielles, dites proclamatives (comme la loi Taubira). Un pas important a certes été fait avec cette mission parlementaire qui met le gouvernement en garde contre l’engrenage des revendications mémorielles. Mais des événements plus récents encore, à l’exemple de la création, le 17 décembre 2008, d’un Commissariat à la diversité et à l’égalité des chances par Nicolas Sarkozy confié à Yazid Sabeg, qui a tenu depuis lors des propos alarmistes pour promouvoir une politique de discrimination positive à la française, témoigne du fait que l’interdiction récente du recours à la loi pour légitimer des revendications mémorielles a peut-être servi de prétexte pour définir ces politiques de discrimination positive par des moyens dont la constitutionnalité demeure pour le moins douteuse.
Auteurs de l’ouvrage : Jacques Arènes, Serge Barcellini, Jérôme Bindé, Jean-Pierre Chrétien, Étienne François, Olivier Lalieu, Barbara Lefebvre, Damine Le Guay, Marc Lienhard, Elsa Ramos, Jean-Pierre Rioux, Marcel Spisser et Annette Wieviorka.