« Il n’y a pas d’hommes qui s’entendent mieux que les soldats et les prêtres. »
Napoléon Bonaparte
Il est vrai que le soldat et l’homme d’Église présentent de nombreuses similitudes, que je vais m’efforcer de mettre en lumière au cours de cet exposé.
Pourtant, cette parenté entre armée et Église ne revêt guère un caractère d’évidence. Au premier abord, un tel rapprochement peut surprendre. À ce propos, je me permettrai de vous raconter une brève anecdote. Lorsque j’effectuais ma formation d’officier à l’école de l’air de Salon-de-Provence, en 2001, je me souviens d’avoir discuté avec un camarade de promotion, recruté sur titre comme moi, qui se destinait à entrer dans les ordres et qui avait subitement changé de voie. Devant mon étonnement, il m’expliqua qu’il était tombé amoureux d’une jeune femme qu’il souhaitait épouser. Et il précisa que l’engagement militaire représentait pour lui la voie la plus proche de l’engagement religieux, tout en étant compatible avec ses projets matrimoniaux. Cette déclaration me troubla profondément et, dès lors, je n’eus de cesse de m’interroger sur les éléments de convergence existant entre le soldat et l’homme d’Église.
Au fil de mes lectures et de mes réflexions, je réalisais que les points communs étaient nombreux, mais qu’étaient tout aussi nombreux les éléments de divergence. Le militaire et l’homme d’Église entretiennent, en fait, des rapports extrêmement ambigus, que les psychanalystes décriraient volontiers sous la forme d’une dialectique Éros / Thanatos, amour / haine, attraction / répulsion. C’est toute l’ambiguïté de ces rapports que je vous propose d’évoquer à présent.
- Éléments de convergence
Premier élément : ce qui, tout d’abord, rapproche le prêtre et le soldat, c’est l’existence d’une vocation au sens étymologique du terme (du latin vocare, « être appelé vers »), avec sa dimension passionnelle. Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber a longuement étudié ces métiers qui sont bien plus que des métiers, et que l’allemand désigne à travers le terme Beruf, que l’on peut traduire par « métier et vocation ». La vocation implique un idéal (cause transcendante, supérieure aux intérêts individuels), comme Dieu ou la patrie, et un engagement absolu, dont le corollaire est le renoncement, l’abnégation, le désintéressement, l’esprit de sacrifice (physique ou moral), mais aussi le brouillage de la distinction entre vie privée et vie professionnelle. Alfred de Vigny a abondamment étudié cet aspect sacrificiel dans Servitude et grandeur militaires. Raoul Girardet résume cette parenté dans La Société militaire de 1815 à nos jours : « Le soldat est l’expression la plus complète, la plus noble, la plus pure de la civilisation créée par le christianisme, car il met en pratique la pensée chrétienne : le sacrifice. » Pour mieux comprendre le sens que recouvre toute vocation, on pourra se reporter au cinquième stade de la pyramide d’Abraham Maslow, qui exprime un besoin d’accomplissement et de dépassement bien supérieur aux besoins alimentaires, de sécurité, d’appartenance et de reconnaissance qui constituent les premières phases de la structure.
L’engagement pour cet idéal est si fort qu’il exige souvent un célibat, choisi ou forcé : vœu de chasteté chez l’homme d’Église, limitation des unions chez le militaire entre le xviie et le xxe siècle (selon une disposition de 1685, le militaire doit demander une autorisation préalable à ses supérieurs pour pouvoir se marier) pour raison de service, c’est-à-dire pour des questions d’efficacité et de disponibilité du personnel, étant entendu qu’un homme marié est davantage enclin à devenir sédentaire, et prend moins de risques.
Deuxième élément : l’aspect communautaire et autoritaire. L’armée et l’Église ont longtemps été des communautés humaines fermées sur elles-mêmes. Ce communautarisme se traduit à l’intérieur et à l’extérieur du groupe. Tout d’abord, par un important principe de différenciation vis-à-vis du monde civil : le port d’une tenue spécifique (robe ou uniforme), l’existence de codes et de règlements particuliers en témoignent. Ensuite, par une forte cohésion à travers ce que l’on nomme les « liens fraternels » ou encore l’« esprit de corps » – on retrouve les appellations « frères d’armes », « mon frère », « ma sœur », dans les deux institutions.
Parallèlement à ces rapports fraternels, horizontaux, existe une structure très hiérarchisée, une forte verticalité due à l’omniprésence et à la sur-représentation des figures autoritaires, qui sont aussi des figures paternelles (certains psychanalystes, dans la mouvance freudienne, ont mis l’accent sur l’assimilation des images divine et paternelle : Dieu le Père et le chef auquel on voue parfois un culte). Ce poids de l’autorité s’exprime par une tentative d’effacement de l’esprit critique, un respect inconditionnel du dogme (le règlement chez le militaire, les Saintes Écritures chez le religieux), ce qui a parfois amené les militaires comme les hommes d’Église à être accusés de fanatisme. Dans ses dérives les plus extrêmes, cette influence de l’autorité, longuement analysée par Stanley Milgram dans un cadre civil dans Soumission à l’autorité, a pu donner naissance à l’Inquisition ou favoriser la collaboration d’une grande partie de l’armée au régime de Vichy durant la Seconde Guerre mondiale.
La pierre de touche de l’autorité, dans l’armée comme au sein de l’Église, c’est bien évidemment la discipline, condition sine qua non du respect de la hiérarchie. Celle-ci devint prégnante dans les forces militaires à partir de l’ordonnance du 13 mai 1818 qui en fait la force principale des armées. Et il n’est pas anodin de préciser qu’à l’origine le terme discipline désignait un fouet destiné à l’auto flagellation et utilisé par certains pécheurs désireux de racheter leurs fautes par une mortification de la chair.
Troisième élément : l’omniprésence et le rôle fondamental de la tradition, de la mémoire du passé, que l’on retrouve dans le cérémonial. La tradition donne du sens et de la légitimité, car elle ancre les membres d’une communauté dans des pratiques anciennes et assure une continuité intergénérationnelle. Elle est également fédératrice, car elle soude les différents membres du groupe autour de valeurs communes, qui puisent leur raison d’être dans les racines d’une nation. Tel est le cas du mythe d’Austerlitz et de Napoléon Bonaparte à l’école de Saint-Cyr-Coëtquidan (à ce sujet, on pourra consulter avec profit les ouvrages d’André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, et de Line Sourbier-Pinter, Au-delà des armes, le sens des traditions militaires). La tradition, enfin, est un facteur de motivation et de dépassement de soi. Le culte des héros permet au soldat de s’identifier, d’imiter le courage exemplaire des anciens. De la même manière, les martyrs et les saints représentent, pour le croyant, des modèles à imiter.
Au sein de la tradition, on notera la prépondérance du rituel et l’importance des symboles (la croix, le drapeau). Le rituel est porteur de sens. Il a aussi pour but, selon Michel Foucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison), un conditionnement psychologique, un dressage des corps et de la volonté. Le baptême, par exemple, tant dans l’armée qu’en l’Église, traduit une renaissance symbolique, une transformation, le passage d’un état à un autre (civil/militaire, orphelin/fils de Dieu).
Pour conclure sur ces convergences, je citerai l’exemple des moines-soldats du Moyen Âge et l’ensemble des ordres évangéliques ayant dérivé vers des ordres militaires, hospitaliers, teutoniques ou templiers, qui se battaient au nom du Christ afin de délivrer la sainte Jérusalem occupée par les infidèles (lire Alain Demurger, Chevaliers du Christ. Les Ordres religieux-militaires au Moyen Âge) et qui ont réalisé l’association de deux fonctions essentielles du modèle tripartite indo-européen tel que le définit Georges Dumézil : oratores et bellatores.
- Éléments de divergence
Les divergences entre l’armée et l’Église se résument à une opposition entre le pouvoir temporel, celui du militaire, et le pouvoir spirituel, celui de l’homme d’Église, opposition qui trouve son origine dans une conception différente, et scissionnelle, de l’âme et du corps. On peut recenser trois éléments majeurs de divergence.
Premier élément : les mœurs. Au xixe siècle, nombre d’hommes d’Église condamnent la vie de débauche qui est celle du soldat (l’abbé de Maugré, par exemple, rédige en 1779 un manuel intitulé Le Militaire chrétien). À cette époque, le militaire est en effet perçu comme un libertin qui cumule les conquêtes, un épicurien adepte du carpe diem, une attitude que la proximité du danger et de la mort explique partiellement, alors que l’homme d’Église, au contraire, est réputé mener une vie d’ascète. Aux luxures et aux beuveries s’oppose donc une vie sereine marquée d’un vœu de chasteté.
Deuxième élément : la foi. À ce libertinage sexuel s’ajoute une grande impiété. En effet, dans la période post chevaleresque, on note un athéisme grandissant chez les militaires. Certaines époques, tel le xixe siècle, connaîtront même des pics d’anticléricalisme et de déchristianisation, comme le démontre l’ouvrage dirigé par Claude Croubois, Histoire de l’officier français des origines à nos jours.
La Révolution française, qui décima une bonne partie de la noblesse militaire attachée au pouvoir royal de droit divin et qui institua une armée nationale, participa probablement de ce schisme accusant le développement d’une aile séculière grandissante et l’obsolescence de devises telles que « Pour Dieu, pour la patrie, pour le roi ». Le même phénomène se produisit au sein de l’Église, la chute de l’Ancien Régime instituant une distinction entre prêtres réfractaires et prêtres constitutionnels. L’affaire des fiches du général André, ministre de la Guerre sous le gouvernement Combes, qui éclata au début du xxe siècle, est un symbole de cette mouvance militaire acquise au républicanisme, et bien décidée à éradiquer la moitié conservatrice, catholique et traditionaliste de l’armée.
Troisième élément : le rapport à la violence et à la mort. Tandis que celle-ci représente une réalité familière pour le soldat, elle apparaît comme un tabou pour l’homme d’Église, qui condamne le suicide et refuse l’idée même que l’âme puisse définitivement disparaître avec le corps. Quant à la position adoptée par l’Église à l’égard de la violence, elle a longtemps été ambiguë, entre le commandement biblique « tu ne tueras point », les guerres de Religion et les bûchers de l’Inquisition. Globalement, depuis plusieurs siècles, l’Église condamne la violence, alors qu’à l’opposé, tout militaire sait qu’il peut être amené à donner la mort, point qui constitue un divorce idéologique.
Mais l’aumônerie militaire, longuement étudiée par Xavier Boniface dans L’Aumônerie militaire française (1914-1962), semble rapprocher à nouveau les deux institutions. Le père Henri Péninou, aumônier parachutiste qui œuvra durant la guerre d’Algérie et qui laissa de poignants témoignages dans son ouvrage Réflexions sur les devoirs du soldat : notre vie chrétienne en Algérie (1959), s’est efforcé de concilier les impératifs guerriers avec les impératifs chrétiens. Inversement, on note la prise en compte croissante, au sein des forces armées, du droit international humanitaire, ainsi que le développement des missions de maintien et de rétablissement de la paix depuis la dissolution du pacte de Varsovie et la déclaration de Petersberg (1992).
En conclusion, il convient de mettre en exergue les va-et-vient historiques qui distancièrent et rapprochèrent tour à tour le prêtre et le soldat. En effet, derrière les éléments de convergence ou de divergence idéologiques, se profilent des évolutions historiques qui firent osciller l’Église et l’armée entre des pôles semblables ou diamétralement opposés.
Ainsi peut-on globalement définir le Moyen Âge, et plus précisément la période s’étendant du xie au xve siècle, comme le moment où les deux institutions furent les plus proches. Les xviie et xviiie siècles, quant à eux, marquèrent une rupture profonde entre l’Église et l’armée. Cette dernière s’éloignant progressivement des préceptes religieux. Tant et si bien que le xixe siècle révèle une armée divisée, scindée entre partisans de l’ordre moral et anticléricaux, républicains et conservateurs volontiers catholiques (en 1847, on ne compte que deux élèves issus de l’enseignement religieux à Saint-Cyr, pour une promotion de trois cent six élèves ; ils sont cent quarante en 1886, pour un total de quatre cent dix élèves, soit le tiers des effectifs). Quant au xxe siècle, il paraît amorcer un nouveau rapprochement. D’illustres officiers, tels le général Paris de Bollardière ou le lieutenant Jean-Jacques Servan-Schreiber, dont l’uniforme n’empêchait pas la critique des pratiques inhumaines telles que la torture, en sont le symbole.