Repenser le concept de souveraineté dans une perspective transcendantale, en tant qu’idéal régulateur des démocraties contemporaines, voilà le défi que se propose de relever Norbert Campagna dans cet ouvrage. S’il est vrai que la souveraineté pose aujourd’hui problème et qu’elle traverse une crise profonde – crise due à la fois à l’affirmation de l’idéal des Droits de l’homme dans les démocraties contemporaines et à la mondialisation dans les échanges internationaux –, il semble toutefois précipité d’annoncer sa mort. Ce concept « constituait […] la clé de voûte du paradigme dominant de la philosophie politique de l’âge moderne ». Par conséquent, les nombreux critiques contemporains qui demandent son abandon appellent en même temps à un changement de paradigme dans la philosophie politique. Pour Norbert Campagna, les sujets de divergences reposent sur des confusions sémantiques, en particulier sur l’identification fallacieuse entre souveraineté de l’État et souveraineté tout court. Il affirme que la souveraineté constitue une composante nécessaire du concept de communauté politique pacifiée et veut montrer que les problèmes qu’elle pose peuvent être résolus à la condition que l’on prenne soin de distinguer les questions conceptuelles ou ontologiques des questions morales et d’opportunité politique. Son travail permet ainsi de poser les bases d’une théorie complète de la souveraineté politique.
À l’origine de cet ouvrage se trouve un cours sur la souveraineté dispensé par l’auteur à l’École nationale de la magistrature de Paris en 2000. Des quatre parties du cours – la souveraineté et ses limites, le rôle des juges, la question de l’état d’exception, et la souveraineté dans les relations internationales –, seules les deux premières ont été reprises dans ce livre. Celui-ci comporte donc deux temps intitulés « La notion de souveraineté » et « Le souverain et ses juges », ainsi qu’une introduction et une conclusion générale. La notion de souveraineté qui est problématisée est celle de la « souveraineté interne » – le rapport de l’État aux individus et aux groupes sociaux qui le composent – en tant que distincte de la « souveraineté externe » – le rapport d’un État aux autres États.
La première partie de l’ouvrage, consacrée au concept de souveraineté, s’articule autour de trois questions principales : « Un pouvoir souverain est-il possible et nécessaire ? », « Y a-t-il des limites au pouvoir souverain ? » et « Quel est le possesseur légitime du pouvoir souverain ? » La réponse à la première question repose sur un argument ontologique qui fait dériver la nécessité de la souveraineté de la notion de communauté politique pacifiée. Autrement dit, elle apparaît comme « un instrument qui est […] seul en mesure de résoudre les grands problèmes qui se posent à la société, et notamment celui de la conciliation entre l’ordre et la liberté, le problème central des sociétés modernes ». Cet argument présuppose une vision de l’humain qui est commune à tous les philosophes politiques modernes, à savoir que « les hommes ne sont pas naturellement bons ou qu’ils ne le sont pas tous, voire qu’ils sont méchants ». Pour Norbert Campagna, cette « hypothèse » devient le pilier idéologique de la démocratie moderne dans la mesure où, en prenant les hommes tels qu’ils sont, elle permet d’affirmer l’égalité de jugement de tous les individus quant à la chose politique : « Posons comme principe que naturellement ou par nature, aucun être humain n’a le droit de soumettre un autre être humain aux décisions qu’il a prises. C’est là un principe fondamental et à mes yeux inabandonnable de la théorie politique moderne. » La souveraineté est légitimée en dernière instance de manière transcendantale (discursive-pragmatique) à travers la prétention de faire reconnaître une décision comme péremptoire.
Pour répondre à la deuxième question posée et déterminer si la notion de pouvoir souverain conduit nécessairement à la notion de pouvoir tyrannique, Norbert Campagna analyse plusieurs conceptions de la souveraineté : absolutiste, constitutionnaliste et démocratique. Deux cas extrêmes, celui du résignatif et de l’anarchiste, servent de repoussoir à l’analyse philosophique. Si l’on admet que la souveraineté est la solution à la guerre perpétuelle dans l’état de nature, il semble que l’on doive admettre aussi que la souveraineté doit être absolue. Ainsi, les premiers théoriciens de la souveraineté (Bodin, Hobbes) sont des théoriciens de la souveraineté absolue, conçue comme « la puissance absolue et perpétuelle d’une république » (Jean Bodin, Les Six Livres de la République, I, VIII, 179, cité par Norbert Campagna). Le pouvoir souverain est d’abord un pouvoir de décider et ensuite un pouvoir d’exiger de manière légitime le respect de ces décisions, par l’usage de la contrainte s’il le faut. Ce pouvoir est conçu comme absolu dans la mesure où il doit contrebalancer la pluralité et l’instabilité qui règnent dans l’état de nature. Norbert Campagna met ainsi, à juste titre, l’accent sur le contexte historique trouble (mutations sociales et économiques, guerres civiles, guerres de Religion) dans lequel naissent les théories absolutistes de la souveraineté.
La situation est différente à partir du moment où la société a été pacifiée. La question qui se pose alors n’est plus celle de l’établissement de l’ordre, mais celle du respect des droits et des libertés des individus, et donc des limites du pouvoir souverain. Si les théoriciens de l’absolutisme peuvent être présentés comme ayant élaboré des scénarios théoriques de solutions à la guerre civile, les théoriciens constitutionnalistes et libéraux (Locke, Montesquieu, Burlamaqui) construisent quant à eux des scénarios théoriques de solutions aux problèmes posés par leurs prédécesseurs. Les théories constitutionnalistes n’abolissent pas la souveraineté – la loi doit y être souveraine –, mais elles essayent tout au plus de la limiter. Ces limites peuvent être externes ou internes. Partant du principe qu’un pouvoir souverain absolu aboutit nécessairement à la tyrannie, les constitutionnalistes jugent qu’il doit être limité de l’extérieur par des institutions : le pouvoir souverain se trouve ainsi dans l’« heureuse impuissance » de faire du mal.
La démocratie, quant à elle, constitue, selon Norbert Campagna, l’« horizon indépassable de la modernité politique, de sorte que la question n’est pas de savoir s’il faut choisir entre la démocratie et autre chose, mais bien plutôt entre différentes conceptions de la souveraineté démocratique ». La conception démocratique peut pallier les insuffisances des théories absolutiste et constitutionnaliste par la conception d’un pouvoir souverain, à la fois absolu et limité, confié au peuple. En effet, les théoriciens démocrates (Rousseau, Schmitt) ne posent plus la question « Comment le pouvoir souverain doit-il être conçu ? », mais « À qui le pouvoir souverain doit-il être confié ? » C’est donc cette troisième question qui permet d’approcher directement la souveraineté démocratique. Une exigence s’impose toutefois au théoricien démocrate : ne pas sacrifier la minorité au diktat de la majorité. Cette exigence permet à l’auteur de pointer l’« une des erreurs fondamentales de la philosophie politique », qui est d’identifier la souveraineté avec son exercice : « La souveraineté n’est pas et ne sera jamais l’exercice concret et historiquement situé de la volonté générale. Dans le monde empirique, tout exercice de la souveraineté renverra toujours à un au-delà de lui-même, et cet au-delà, c’est la souveraineté en tant que telle. »
La théorie démocratique ainsi revisitée présente une souveraineté qui est à la fois absolue et intérieurement limitée. Cette limitation découle de l’origine ultime de la normativité politico-juridique, à savoir la sphère de l’intersubjectivité. La souveraineté étant une notion juridique et non pas naturelle, elle se place sur le terrain du droit, qui est « un espace d’intersubjectivité et ne saurait être autre chose ». Sur le terrain du droit, chaque individu a en commun avec autrui le recours à une prétention juridique. Chaque individu se soumet ainsi à la logique du discours juridique, et c’est cette logique qui « permettra de tracer des limites à la souveraineté ». Concrètement, cela implique que le souverain « commettrait une contradiction performative en affirmant avoir le droit de contraindre d’une part, et en violant les principes de la logique juridique de l’autre ». L’instance qui exerce le pouvoir souverain ne doit donc pas empêcher, mais au contraire promouvoir l’« existence d’un espace de communication intersubjectif à l’intérieur duquel le souverain et le sujet peuvent mettre à l’épreuve de la discussion critique leurs prétentions juridiques respectives ». De cette condition de possibilité de la souveraineté découle l’« idéal du citoyen politiquement éclairé » comme finalité du processus démocratique.
La théorie démocratique de Norbert Campagna pose ainsi un « souverain idéal », c’est-à-dire transcendantal, comme cause finale et source de légitimité de l’exercice historique de la souveraineté. Le rôle des juges dans l’apparition de ce « souverain idéal » est examiné dans la seconde partie du livre. L’auteur distingue la logique juridique « qui se fonde principalement sur des normes qui viennent du passé ou qui sont pour le moins déjà données, et qui par là permettent aux sujets de construire des attentes et par là également d’organiser leur vie » de la logique politique « soucieuse de coller aussi près que possible à une réalité en changement et qui, pour pouvoir y coller, veut s’émanciper de toute restriction normative héritée du passé, […] pouvoir se placer au-dessus des normes lorsque la nécessité l’exige ». Si la puissance politique et la puissance juridique apparaissent comme deux attributs essentiels de la souveraineté par leurs logiques respectives, elles peuvent toutefois se séparer et même entrer en conflit. Une telle séparation peut paraître utile à la démocratie, dans la mesure où les juges seront les défenseurs des droits du peuple ou des minorités contre les gouvernants ou le diktat de la majorité. Mais les juges peuvent apparaître aussi comme des ennemis de la démocratie, s’érigeant eux-mêmes en nouveau souverain et transformant la démocratie en un « gouvernement des juges ».
L’auteur analyse successivement le rôle des juges dans les théories absolutiste, constitutionnaliste et démocratique afin de montrer que le rôle des juges et en particulier celui des juges constitutionnels n’est pas d’abord de préserver l’immutabilité de la Constitution, mais, bien davantage, celui de promouvoir le débat public et d’œuvrer au processus infini de constitution du « souverain idéal ». Ainsi, tout en reconnaissant l’importance du rôle des juges constitutionnels durant les « longues phases d’apathie, d’ignorance et d’égoïsme qui marquent la vie collective des citoyens privés dans une république libérale » (Bruce Ackermann, Au nom du peuple, cité par Norbert Campagna). Norbert Campagna insiste sur le fait que les juges ne doivent pas se substituer au peuple « et le rendre encore plus absent qu’il n’est déjà par ailleurs ».
La théorie de la souveraineté esquissée par l’auteur se présente explicitement comme une solution à la crise contemporaine du politique, qui est une crise de la légitimité politique. « Cette crise du politique est aussi une crise de la souveraineté. Le monde actuel est à la recherche du souverain perdu. » Le philosophe se mettant au service de la démocratie propose le « souverain idéal » comme idéal régulateur d’une souveraineté populaire éclairée.