Jean-Paul Charnay est directeur de recherche au cnrs, juriste, sociologue, historien, philosophe de la stratégie, observateur avisé des mondes arabes et islamologue de renom universitaire mondial. Il a fait paraître, il y a peu, un ouvrage collectif, recueil d’études historiques, sous le titre Les Désastres coloniaux.
Le choix de ce titre constitue la première clé de compréhension de sa démarche. Il ne faut pas le prendre dans un sens militant ou engagé – les désastres peuvent concerner, avec du recul, tous les acteurs en cause, vainqueurs ou vaincus, il faut plutôt comprendre « désastres aux colonies », mais entendu comme une référence à des « événements singuliers, limités dans le temps et dans l’espace, et ayant entraîné des effets plus que proportionnels à leur importance factuelle ».
S’appuyant non pas sur une simple historiographie des batailles choisies (sont étudiées : « La Macta, une victoire d’Abd el-Kader » ; « La débâcle de Kaboul, les guerres anglo-afghanes au xixe siècle » ; « Little Big Horn, la mort de Custer » ; « La bataille anglo-zoulou d’Isandhlwana, une réponse “indigène” à un défi militaire colonial » ; « Le massacre de la mission Flatters, une tragédie immortalisée » ; « Cheikan et Khartoum, la mort de Gordon et les guerres anglo-mahdistes » ; « La retraite de Lang Son, l’affrontement franco-chinois au Tonkin » ; « Adwa, un triomphe éthiopien, un désastre italien » ; « Anoual, une victoire d’Abd el-Krim »), mais sur l’examen de leur contexte, de leurs causes et de leurs conséquences psychologiques, militaires et politiques, Jean-Paul Charnay essaie d’en effectuer une « mise en perspective comparative » plus objective. Il estime en effet nécessaire de dépasser les arguments généralement avancés pour successivement justifier, du point de vue des colonisateurs, la colonisation bienfaitrice, de celui des colonisés, la décolonisation libératrice, puis de celui plus manipulateur des intellectuels et idéologues de tous bords, la décolonisation de l’histoire et une de ses manifestations les plus récentes, la repentance.
En fait, cette étude renvoie dos à dos contempteurs et détracteurs de chaque période et de chaque camp, afin d’essayer d’élever le débat et de porter un regard dépassionné, et plus serein, sur cette période de l’histoire du monde. Se refusant à trancher parmi les constats opposés des uns et des autres, ainsi qu’à donner des réponses définitives à ses interrogations, Jean-Paul Charnay laisse entrevoir dans sa conclusion son intérêt pour les propos tenus par le maréchal Lyautey à l’occasion de l’exposition coloniale de 1937 : « C’est dans l’action coloniale qu’il [le monde] peut réaliser une notion de solidarité humaine, acquise péniblement au milieu des destructions et des ruines. » Il reprend cette thématique pour conclure ainsi : « La colonisation a disséminé à la fois le progrès technique et une certaine vision de l’être humain ; elle a activé le racisme et permis la rencontre-découverte, donc la connaissance, sinon des groupes, au moins des cultures et des individus. Demeure-t-elle un cauchemar existentiel, un mal absolu ? L’écart des civilisations était trop important pour que les rencontres-batailles s’effectuent sans souffrance – dès lors s’impose, loin de tout anachronisme, la nécessaire pondération de la décolonisation de l’histoire. »
Pour revenir à la question introductive de cet ouvrage, « Les batailles perdues par le colonisateur : frein ou aiguillon à la colonisation ? », l’examen des conséquences sur les choix politiques des grandes puissances humiliées montre que, passée la critique de la conduite des opérations, on assiste généralement à une relance de la mainmise coloniale, en compensant les blessures d’amour-propre par la glorification de ses héros et de ses martyrs. Quant à la question conclusive, « Les batailles gagnées par les colonisées : des victoires perdues ? », la réponse est plus nuancée. En première analyse, sauf en ce qui concerne Adwa (l’Adoua des Italiens) et, dans une certaine mesure, Khartoum, les batailles gagnées n’inversèrent pas, à l’époque, le cours de l’histoire. Pour la plupart, elles ne furent pas « décisives ». À plus long terme, elles suscitèrent toutefois, après un constat d’impuissance pour les uns et celui d’un décalage apparemment irrattrapable des civilisations pour les autres, des sentiments mêlés de colère, de révolte, de ressentiment et de vengeance à l’encontre des envahisseurs d’un côté, et des barbares ou sauvages de l’autre, entretenant un racisme alterné ou partagé. Ultérieurement, pour les peuples asservis, ces batailles accélérèrent le mouvement de reflux de la décolonisation, dont les vrais moteurs furent les idéologies dominantes des deux grandes puissances américaine et soviétique.
Sans s’étendre sur les conséquences géo-historiques, stratégiques, tactiques et morphologiques des combats détaillées par Jean-Paul Charnay, le lecteur qu’intéressent la marche actuelle du monde et celle de nos engagements opérationnels ne pourra qu’être saisi par les parallèles établis entre ce passé funeste et tragique et l’avenir incertain des crises et conflits d’aujourd’hui. Ces victoires sont aussi perdues et oubliées par le peu de cas que nous faisons, de nos jours, de leur « retour d’expérience ».
Il en va ainsi en premier lieu du théâtre afghan, pour lequel le parallèle entre les événements de 1839-1842 et ceux de 1878-1881 ou de 1979-1989 est saisissant. « Toute intervention étrangère, quelle que soit sa nature, est perçue comme intrusive. Si les étrangers déploient trop de force et de brutalité, ils heurtent les fiertés tribales et provoquent une résistance proportionnelle à cette brutalité. S’ils sont trop conciliants, ils sont perçus comme faibles et provoquent une rébellion fondée sur le mépris. Quoi qu’ils fassent, au pays de l’insolence, tous leurs actes se retourneront contre eux : la situation politique naturelle de l’Afghanistan est l’entropie. » Quentin Chazaud, auquel nous devons ce développement, poursuit en prônant l’« afghanisation » de la reconstruction, qui présuppose de laisser ce rôle aux chefs locaux, mais en l’assortissant d’une acceptation de leur enrichissement, juste contrepartie de leur coopération.
Sur les autres théâtres très typés culturellement, le métier et l’expérience des chefs, dont certains peuvent être considérés comme connaissant particulièrement bien les mœurs et coutumes locales, ainsi que le professionnalisme de soldats dotés d’armes modernes induisent très souvent un coupable sentiment de supériorité vis-à-vis des acteurs locaux, et d’insouciance ou de mépris à l’égard d’informations soulignant les risques et les dangers. On privilégie alors des modes d’action faisant fi des risques latents et négligeant quelques principes élémentaires de sûreté au motif de se présenter comme des « soldats de la paix » avant l’heure.
Par ailleurs, on constate déjà, avec plus de raisons qu’aujourd’hui, la manipulation des informations concernant l’état des nations et des peuples à soumettre ou à « civiliser », la difficulté à se faire une idée précise et objective de la situation et le décalage, volontaire ou non, entre les intentions et les objectifs, les missions, les rapports et comptes rendus envoyés et les réalités du terrain.
Enfin, l’évocation fouillée du désastre de Lang Son montre combien celui-ci est dû à une incompréhension toujours actuelle des civilisations et des cultures chinoise et vietnamienne.
Regroupant des études dont certaines datent de plusieurs années, ce recueil ravive et revisite des souvenirs enfouis – la bibliographie ne cite que des ouvrages du début du xxe siècle –, mais dont les leçons sont d’une brûlante actualité.