N°9 | Les dieux et les armes

Jean-Paul Charnay

L’éthicien des armes

Symboles – ployant le genou devant son glaive planté en terre, le chevalier chrétien révère la croix. Brandissant son sabre courbe, le chevalier sarrasin magnifie le croissant de l’islam. Car chaque grande religion a glorifié les armes de ses combattants. Mais qu’elles sont-elles ? Et comment les utiliser ? Le tacticien des armes peut-il être orienté par l’éthicien des armes ? En notre époque où, à côté des dogmes officiels et des morales anciennes fleurit une manière de néopaganisme, les règles d’emploi sont moins inspirées, sauf pour les fondamentalistes, par les théologies que par les modes de vie… D’où les hiatus entre la fragilité de la personne humaine, et la dureté de l’arme.

« La baïonnette est évidée sur ses côtés, afin de permettre l’écoulement du sang », expliquaient les sergents instructeurs à leurs conscrits fantassins avant la Grande Guerre. Scintillante fleur au fusil, Rosalie (surnom de la baïonnette française en 1914) fit ses quatre ans d’attaque hors des tranchées. Joffre et le Kronprinz affirmaient réciproquement « je le saigne ». Car les armes sont faites pour fabriquer des cadavres. Poser en postulat la légitimité de la légitime défense revient à établir la chaîne sans fin des représailles/réagressions réciproques, Clausewitz le soulignait : c’est le défenseur qui démusèle la violence. Le problème est d’apprécier l’intensité du mal que l’on peut faire à l’autre c’est-à-dire la réification (tactique) qu’on lui impose en fonction de la négation (stratégique) exercée (ressentie) à son encontre. D’où la contradiction insoluble, l’aporie première : comment tuer l’autre en respectant deux dignités, la sienne et la nôtre ? Question d’éthique.

La réification tactique constitue l’inverse de l’acte médico-chirurgical. En guerre l’atteinte au corps a pour but la blessure, voire la mort, et non la guérison. D’homo sacer sacralisé, le corps humain (et par lui, ou directement, son esprit) devient un objectif, une proie. Mais aussi un blessé que l’humanité commande ensuite de soigner. C’est le but originaire d’Henri Dunant lors de la création de la Croix-Rouge, qui ne milite pas en faveur d’un pacifisme absolu. D’où l’aporie seconde : tuer ou ne pas tuer, blesser, quelle perte sera la plus incommode pour l’adversaire ? Question d’efficacité.

L’arme fascine par sa puissance latente, sa force, sa forme ou son sillage. « Lames étincelantes » : ainsi magnifiait-on les torpilles après Tsoushima. On se souvient des pages flamboyantes de Péguy sur le passage des « 75 » devant la batterie triomphale des Invalides. Que n’a-t-on déliré sur le galbe et l’envol des fusées, sur les missiles « intelligents ». Il y a aussi une éthique de la force. Les armes sont sacralisées, dédiées aux dieux par Rome, décernées à ses héros par la République (la première) : les armes d’honneur consacrent l’honneur des armes. Par leur sophistication, elles sont secrètes : c’est le frein de bouche du « 75 » qui déclenche l’affaire Dreyfus, et l’espionnage de la technique des armes est l’un des grands théâtres de guerre depuis l’ère industrielle. Elles sont sacrées, sur elles reposent la défense de la patrie et la résistance à l’oppression. D’où leur prestige ambigu qui fonde leur valeur éthique, mais peut générer une néfaste volonté de puissance.

Il ne s’agit point ici du métier des armes, et de l’excuse absolutoire et légitimante qui adoube celui qui donne la mort puisqu’il la risque pour la survie et l’illustration de la communauté qui délègue ce devoir. Mais de la validité morale des armes employées. L’éthicien des armes doit contrôler le tacticien des armes.

Qu’est ce que l’éthique ? Ethos veut dire le tempérament naturel, le caractère de quelqu’un. Pour l’homme c’est affirmer son caractère humain, sa radicale différence avec l’animalité. Mais l’humanité est l’une des très rares espèces biologiques qui se massacre elles-mêmes – et même plus par besoin de protéines animales (anthropophagie) ou par croyance animiste en la captation de l’énergie vitale de la victime ingurgitée. Au-delà des théories politiques et juridiques sur le contrat social, l’éthique raffine sur la relation à l’autre. Au-delà de la volonté originaire de se l’approprier en son entier (esclavage), en sa force de travail (servage, prolétariat), ou de le minorer dans la production et la répartition des richesses (exclusion), l’éthique définit sa singularité et sa dignité. Dans l’autre, au-delà du compétiteur, elle reconnaît le frère humain. Mais l’éthique porte aussi des jugements sur la finalité de l’existence humaine, sur l’évolution de l’humanité. Les écoles philosophiques, les religions ont oscillé entre l’espérance d’une vie toujours meilleure par maîtrise de la nature (les Lumières du xviiie, le socialisme du xixe siècle) et la crainte/répulsion de la manipulation de la nature (la pollution, l’écologie…). Les révolutions industrielles ont extrapolé cette maîtrise, mais ont induit l’idée que l’homme n’est qu’une composante parmi les autres règnes et éléments du cosmos. D’où le sentiment d’être « chosifié » en dépit des anciennes théologies, philosophies ou sagesses postulant la supériorité de l’homme sur l’univers parce qu’il le pense et qu’il finalise son destin. Méthodologiquement, quatre voies principales s’offrent à l’éthicien des armes.

La voie instrumentale : procéder à l’analyse critique des armes perturbant les opinons publiques comme trop inhumaines.

La voie sapientale, savoir et sagesse : interroger la manière dont les traités d’éthique des grandes civilisations ont défini les hiérarchies de valeurs et la maîtrise des armes à travers les guerres et les révolutions. Cette voie permettrait :

  • de mieux séparer la morale (édiction de ce qui est bien ou mal en contingence) et l’éthique (effort perpétuel vers l’amélioration de la condition humaine) ;
  • de pondérer l’influence des philosophies et des théologies, des idéologies sur la négation plus ou moins intense des ennemis ou alliés ;
  • de s’interroger sur le déclin de l’espoir des Lumières et des socialismes (leur foi dans le progrès de l’esprit humain).

La voie stratégique : déterminer à travers les systèmes d’armes et les doctrines opérationnelles, postulés indispensables pour sa sécurité, les éléments dont l’emploi constituerait une atteinte aux valeurs éthiques proclamées, et rechercher des substituts qui conserveraient l’opérativité de la doctrine tout en respectant l’éthique.

La voie anthropologique : définir les grandes peurs qui, à travers l’histoire, ont influé et influent aujourd’hui sur l’acte de violence, ses exacerbations et ses limitations, ses fantasmes et ses inhibitions. Voie peut-être la plus riche, car elle montrerait comment l’emploi d’armes niant les valeurs professées est néanmoins retenu pour affirmer, par sa propre victoire, leur maintien : amère aporie.

Mais en ce début du xxie siècle le pessimisme l’emporte sur l’optimisme. Perçoit-on une mutation dans le rapport de l’humanité à la nature, à sa propre nature qu’elle semble pouvoir dérégler/remodeler par la radiation atomique, la manipulabilité génétique, la pollution, l’effet de serre… La technique entraîne pour l’humanité a dit Heidegger, le « désenchantement » de la nature. L’humanité poursuit-elle maintenant la malédiction de la nature ?

Le mot « humanité » a deux sens fondamentaux : une espèce animale pensante qui, par ses civilisations et ses cultures, ses sciences et ses organisations sociales, s’est constituée en genre humain – mais en genre humain fragmenté. C’est le mythe de la tour de Babel. Il a généré à l’inverse une vertu, la vertu de compassion s’étendant à toutes les composantes de ce genre humain.

  • Blesser et tuer — La violence des éthiques

Il en résulte des contradictions majeures.

Contradiction historique : de 1789 à 1917, le grand xixe siècle a été le siècle des révolutions annonciatrices d’une nouvelle humanité. Le xxe siècle a été celui de la guerre totale et du bureaucratisme concentrationnaire. L’extrapolation de la puissance des armes soulève de lourdes suspicions sur leur finalité.

Contradiction anthropologique : l’arme est conçue pour faire mal à l’autre – l’incapaciter aux limites, le tuer ou le dissuader. Ceci s’institue par les doctrines des guerres saintes ou justes, reposant sur le postulat de la supériorité absolue de l’idéologie (théologie, philosophie…) professée. Justification insuffisante pour l’éthique, car de la conviction absolue (en telle religion, telle philosophie politique) naît « l’intolérance par amour » (Saint Augustin). Amour de lui : le projeter de force vers le ciel. Amour de soi : le rendre semblable à soi ou le supprimer spirituellement sinon matériellement. Ce qui débouche sur le grand inquisiteur Torquenada, les justifications des massacres du gia1 en Algérie. Massacrer des enfants les empêche de pêcher en grandissant donc les envoie directement au paradis. L’arme d’exécution (revolver, poignard…) se double d’une dialectique philosophique voire d’un appareil judiciaire (tribunal révolutionnaire, justice populaire…), la Terreur.

Contradiction stratégique : l’arme est l’instrument de la réification tactique de l’adversaire. Mais elle est onéreuse et doit être « rentable » et proportionner son usage (le mal qu’elle fait) au but poursuivi. Principe d’économie des moyens, donc aussi principe de moindre mal nécessaire pour atteindre ce but. À cet égard la propension peut rejoindre la compassion – si elle ne la nie pas absolument : « le seul bon Indien est un Indien mort ».

Contradiction psychologique : surgit alors le grand paradoxe de l’éthique. Philosophiquement, elle se présente comme un ensemble de valeurs. Pratiquement elle a pour objet le traitement réservé à l’autre. Mais psychologiquement elle postule l’estime de soi, le besoin de se supporter, le désir de s’accomplir, de s’approuver, d’exister. Ainsi le fondement de toute éthique, l’assignation à responsabilité envers l’autre, la reconnaissance de l’altérité, repose en vérité sur la sauvegarde de sa propre dignité, sur le désir égocentrique de l’auto-respect – même si l’on ne professe pas son contraire, la morale du surhomme niant l’autre en essence et en existence. L’éthique repose sur l’autosatisfaction, même si l’on se contraint. Mais comment définir ce respect de soi-même ? Les valeurs changent à travers les époques et varient selon les civilisations. Leur complexification détermine la nécessité d’une neutralité axiologique qui ne peut reposer que sur deux postulats antinomiques :

  • Postulat de la légitime défense (sinon il n’y a pas besoin d’armes) a apprécier en fonction de l’« habitus », la situation concrète, la « praxis » devant orienter vers une action équilibrée, juste, en fonction de la « phrœnesis », la prudence. Le stratège est père de l’avenir comme l’homme est père de ses enfants, et instigateur de leur destin. D’où une casuistique infinie aujourd’hui renouvelée par la technologie des armes. La légitime défense peut elle justifier une attaque préventive (selon les généraux israéliens, faire partir la contre-attaque avant l’attaque) ? Peut-on établir des systèmes de défense automatique déclenchés par l’assaillant ? Grotius ne justifiait pas la blessure ou la mort données par le propriétaire à l’encontre du voleur dans sa propre maison, car la protection d’un bien matériel ne justifie pas l’atteinte à une vie humaine. Mais il affirme que l’agresseur nous donne le droit d’user de violence…
  • Postulat de la dignité de la personne humaine. Comment lui faire du mal en la respectant ? Contradiction majeure, avec en question préalable : demeure-t-elle respectable ? On sait la minimisation anthropologique de l’homme induite par l’extrapolation scientifique créée par l’esprit humain depuis la Renaissance. Cruel paradoxe. Il n’est plus au centre du monde soumis à la gravitation, contraignant les planètes depuis Copernic et Galilée. Il n’est plus seul dans sa civilisation depuis les « grandes découvertes », les archéologies et les ethnologies Ses libres arbitres sont limités : musculaire depuis Newton, physiologique depuis Darwin, économique depuis Marx, psychologique depuis Freud, spatio-temporel depuis Einstein. Les sciences humaines relativisent sa singularité. La génétique reconnaît sa spécificité au même titre que celle des autres espèces végétales et animales tandis que les manipulations, les transpositions génétiques pourraient induire des tératologies positives ou négatives au-delà des mutations eugénistes. L’empreinte génétique assure l’identification de l’individu, mais le clonage sera possible. L’écologie rappelle qu’il ne peut vivre qu’en symbiose avec les autres espèces en des écosystèmes pour lui plus vitaux que les sociétés humaines. Les xénogreffes issues d’animaux transgéniques le rapprocheront du règne animal. On sait aussi la réification par masses de l’être humain intervenue au xxe siècle par les mobilisations générales des deux guerres mondiales, par les camps de concentration – et les déplacements – déportations génocidaires de populations. D’où le grand paradoxe. En contrepartie de la relativisation de la personne humaine au point de vue cosmique et génétique, dans la hantise d’une anthropomorphie dénaturante dans la constatation de la négation de sa dignité singulière et de son autonomie responsable, l’esprit humain, en une sorte de conjuration thaumaturgique affirme en absolu les droits de l’homme et les libertés fondamentales. On édicte juridiquement la protection de l’inviolabilité et de l’intégrité du corps humain : par exemple la loi française du 29 juillet 1994, article 9 (art. 511 du code pénal). Ainsi dans l’acte de violence la réification tactique ne s’oppose plus seulement à l’acte médical (soulager, guérir), mais tombe sous le coup d’une prohibition morale générale, et d’une sanction juridique.

D’où le postulat éthique. L’emploi des armes doit sauvegarder chez celui contre qui elles sont dirigées son humanité. D’où la graduation matérielle et morale. L’arme peut atteindre :

  • la sensation subjective ; par humanité au sens second, l’arme doit éviter les souffrances inutiles. Ce qui peut affaiblir l’efficacité tactique : la crainte de la souffrance peut dissoudre le courage des combattants. L’éthique et le droit de la guerre ont pourtant progressé. Lors des guerres de la Renaissance entre Valois et Habsbourg, la garnison d’une place forte qui ne se rendait pas, risquait une fois capturée d’être passée au fil de l’épée ; le droit des gens des xviie et xviiie siècles l’interdit. Un décret du Comité du salut public reprit cette mesure : elle ne fut pas appliquée et Carnot ensuite la minimisa en simple instrument de terreur psychologique ;
  • la « machinerie » humaine : la perturbation anatomique, physiologique, la mort à la limite. L’éthique préconisera la non-mort et les armes temporairement incapacitantes. Ceci ressort au second sens du terme humanité, mais peut atteindre le premier en cas de multiplication du nombre de morts, où même de blessés peu « récupérables » : atteinte à la substance démographique, accroissement des charges économiques et sociales, perturbations dans les vies familiales, sentimentales et sexuelles, évanouissements inestimables des virtualités, artistiques, littéraires, scientifiques… Combien de grands créateurs ont été tués parmi les civils mobilisés ou déportés au cours de la grande manufacturière planétaire qui a ravagé la planète de 1912 à 1945 ? Combien, et quels chefs-d’œuvre ignorons-nous ?

Mais l’espèce humaine devenant le genre humain par l’anthropologie, par ses cultures, n’est-elle pas déterminée dans ses comportements ? Les mythes fondateurs de la création sont troublants. Au début de la Genèse s’abat sur elle le travail et le meurtre. Conçu hors du paradis Caïn tue Abel qui aux yeux de Iaveh a mieux travaillé que lui. À l’origine de Rome, Romulus tue Remus. Dès lors, au-delà des problèmes de répartition des richesses et des nécessités de survie, se posent les deux problèmes. Nos gènes nous programment-ils pour travailler ? La révolution sociale réclame actuellement le droit au travail – un travail mais moins d’heures de travail. Nous programment-ils aussi pour tuer – pour accepter de tuer et d’être tués ? Alors l’armement est inéluctable. Comment le maîtriser en sa validité ? Et d’abord, est-il légitime de s’armer ?

  • Frapper comment ? L’éthique de la violence

Armement : le mot possède un double sens (outre l’armement d’un navire),

  • action de s’armer : conception transitive, dynamique, active ;
  • ensemble des armes dont dispose une entité stratégique (sens intransitif et passif) : le matériel.

Le sens transitif supporte six positions éthiques.

Principe d’irénisme : refus des armes (position chrétienne angélique). Matthieu, Sermon sur la montagne xxvi, 52 : « Ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » La vertu théologale majeure n’est pas la foi (qui détermine les objectifs) ni l’espérance (qui incite à « stratégiser »), mais la charité : la prise en compte de l’autre. La théologie chrétienne n’a pas retenu cette position utopiste, et a distingué entre la légitime défense immédiate et la non-violence reportée dans le temps (« plutôt rouge que mort ») – ce qui permet d’être vivant à la libération.

Principe de précaution : « charité bien ordonnée… » ou maximes kantiennes « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » et « que ta conduite puisse servir de règle universelle ». Maximes sophistiquées pouvant justifier le désarmement modéré pour inciter les partenaires adversaires à faire de même.

Techniquement, les négociations tant sur le désarmement que sur la non-prolifération, se diversifient en plusieurs catégories immédiates : nucléaire, bactériologique, chimique, balistique et conventionnelle. Diversification hétérogène car dissociant ou unissant les charges et les vecteurs, mais favorisant la discussion : la prolifération pourra être bloquée ou accélérée selon la possibilité de monter ou non tel système d’arme. Deux médiates : relatives les unes aux transferts de machines-outils et de procédés technologiques, les autres aux transferts de connaissances – à l’égalisation par le savoir ou le renseignement. L’espionnage industriel et l’établissement de filières capables de transférer des composants, de fabriquer des armements – parfois inattendus : le « gros canon » de Saddam Hussein ou les éventuels laboratoires de ses « palais présidentiels ». Le concept de « haute technologie » est relatif aux connaissances déjà maîtrisées, à la capacité d’usage, et à la géographie militaire des pays en cause. Les raisons économiques favorisent la philosophie du désarmement (sous réserve des intérêts des vendeurs d’armes) mais celle-ci est tempérée par le principe de réciprocité.

Principe de réciprocité : proportionner ses rapports avec l’autre selon ce qu’il nous menace, ou nous fait, en bien ou en mal. Principe coranique de la adala : justice, qui n’est pas la simple représaille, ni le talion individuel (certains théologiens juifs et musulmans s’efforcent maintenant de le minimiser) mais peut être adouci par la compensation et même par la rémission (rahman : miséricorde). À l’inverse en cas de darura (nécessité), le bien de la communauté peut la durcir. Le principe est à son tour modéré par : le principe de proportionnalité.

Principe de proportionnalité à établir entre la déviance, l’agression, et la violence, la contrainte destinée à les faire cesser.

Principe de contrainte : oscillant de la séduction/persuasion à la conquête/conversion forcée, alternant la considération du bien de soi (s’emparer de l’autre) et celle du bien de l’autre. Le mettre sur la bonne voie. Ce qui débouche sur : le principe de pédagogie.

Principe de pédagogie : renouvelé par les transformations de la diplomatie. Diplomatie préventive, humanitaire, caritative, démocratique (de l’assistance technique à la pratique institutionnelle), conditionnelle (sous réserve d’avancée vers le respect des droits de l’homme), transformationnelle à tous les échelons, de la visite de village par l’officier local, à la réorganisation policière ou électorale : les armes au fourreau. Le principe culmine aujourd’hui dans le projet d’une Pax Democratica.

Après les années « réalistes » de la guerre du Viêtnam et de l’immédiat après Viêtnam, certains universitaires américains ont lancé dans les années 1980 l’idée d’une Pax Democratica à construire en fonction de l’idéal démocratique à promouvoir dans l’ensemble du monde. Sur les quelque cent cinquante pays contemporains une quarantaine seulement approche, plus ou moins, des critères a minima. Les statistiques et les analyses fleurissent sur la question de savoir si les démocraties sont globalement plus pacifistes que les régimes non démocratiques, et si les démocraties se font la guerre entre-elles. Évoquée dans l’adresse au Congrès de Bill Clinton en 1994, cette doctrine tient à la fois du projet de recherche (Peace Democratic Proposition), de la justification de la dominance américaine (Pax Americana), de l’espoir d’une articulation planétaire phagocytant les guerres par les systèmes d’alliances mondiales ou régionales plus ou moins organisées, et remplaçant les grands conflits armés par de simples Military International Disputes ou Operations Over Than War plus ou moins humanitarisées. Bref, un rêve de solidarité universelle laissant libre cours aux compétitions économiques dans le cadre de regroupements politiques s’étendant au fur et à mesure de l’extension démocratique (pour l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord2, pour l’Union européenne…). La doctrine refoule la pratique de la balance (armée) des puissances, rénove les vieux rêves solidaristes (Léon Bourgeois) et irénistes des principes wilsoniens d’une Société des nations (sdn). Si les espoirs mis en la sdn puis l’Organisation de Nations unies3 sont loin d’être réalisés, certaines crises ont cependant été adoucies, et statistiquement la propension à ratifier les accords internationaux relatifs à l’exclusion des armes « inhumaines » semble plus forte pour les régimes démocratiques que pour les non-démocratiques. Cette pédagogie aurait pour but d’éviter l’action des armes. Mais si elle échoue : ingérence dissuasive ou retour aux armes ? Les États-Unis conservent la panoplie complète, jusqu’aux mines antipersonnel.

  • Postulat hypothétique d’ingérence humanitaire. Au nom de l’éthique peut-on s’instituer justicier ? Et cette mission repose-t-elle sur la morale ou sur le droit ? Au-delà de sa légitime défense personnelle est-on fondé à protéger ceux qui ne pourraient le faire eux-mêmes et risqueraient d’être atteints par des armes juridiquement interdites ? Problème d’harmonisation entre droit et éthique ou précepte coranique de « commander le bien et interdire le mal ». Le fort a-t-il le devoir de protéger le faible et de châtier par les armes le présumé coupable de recherche, de fabrication, d’usage possible d’armes « inhumaines » de destruction massive ? En éthique on ne transige pas sur les valeurs : Montesquieu, Tocqueville, Max Weber. Mais le devoir moral de sauvegarder des victimes potentielles, donne-t-il le pouvoir juridique de sanctionner le violateur d’un texte de droit entériné par la communauté internationale prise en ses institutions (Conseil de sécurité), ou édicté par la volonté de la nation la plus consciente et la plus puissante ? C’est l’obligation d’assistance à personne en danger. C’est tacitement l’argumentation américaine s’efforçant de légitimer le démantèlement des éventuelles armes biologiques et chimiques iraquiennes, iraniennes, nord-coréennes. En matière d’armes « inhumaines », l’humanitarisme altruiste peut-il raffiner sur le droit formulé ? Les intérêts en présence infléchissent l’évaluation des pertes réciproques, morales et humaines, les gains et les pertes de prestige, mais les malédictions demeurent sous-jacentes. Il faut pondérer les armes.
  • Détruire sans dégrader ? L’arme blanche et les autres

Il y a les armes modes de combat : l’infanterie « reine des batailles » ; la cavalerie « arme noble » ; l’artillerie « arme savante », ultima ratio regum ; le blindé, arme hermaphrodite, lance stratégique offensive et bouclier tactique défensif. Et il y a l’arme objet, de la pierre brute, du bâton, au robot autodécisionnel : un instrument, un outil destiné à incapaciter, et même à détruire l’autre, au moins à le dissuader d’agir. Certaines machines sont conçues à cet effet, mais tout instrument peut être détourné : marteau, couteau, bull-dozer… Tout objet : une bûche… Ce qui soulève deux interrogations : que l’arme ne soit pas par elle-même porteuse d’une tentabilité belligène ; que ces effets ne soient pas plus que proportionnels à une simple mise hors de combat. Donc : comment mettre l’autre hors de (du) combat ?

En pesant sur sa volonté par persuasion ou dissuasion.

En annihilant sa capacité d’action matérielle par capture, dérèglements psychologiques, blessure corporelle, mort…

Existe-t-il des armes intrinsèquement pures ? L’arme blanche, l’épée ? Certaines sont mythiques : Durandal et Joyeuse (Roland et Charlemagne), Tisona pour le Cid, Excalibur pour les chevaliers de La Table ronde, Notung dans les Niebelungen pour Siegfried. C’est l’arme noble, l’arme de l’adoubement du chevalier et de l’archange exterminateur du Jugement dernier. C’est le sentiment de la lame, le bouclier invisible dont par son mouvement s’entoure l’escrimeur. C’est l’arme du jugement de Dieu dans le duel judiciaire : Lohengrin. Le dernier des chevaliers vivants, Bayard (le dernier des chevaliers rêvés étant Don Quichotte) meurt d’une arquebusade dans les reins (1524). Le dernier duel judiciaire, atroce et archaïque, a lieu durant la guerre de Religion sous Henri ii : Jarnac et La Châtaigneraie (1547). Symboliquement, on brise l’épée du traître : humiliation infligée à Dreyfus.

Comparé à l’épée, le sabre paraît esthétique (le samouraï) ou brutal (abordage) – surtout lié au goupillon. À propos des conquêtes musulmanes, Michelet évoque « la rotation du sabre, la ventilation du cimeterre ». À l’inverse, l’hagiographie musulmane a conservé le nom des sabres du Prophète (Dhul al fikar [Zulfikar] à deux pointes, ensuite donné à son gendre Ali, El Abd…), de ses lances (el Mutateno). « Ceindre le sabre est signe de noblesse » mais évoque « l’ombre de la mort et le signe du destin ». C’est la furusiya, la noblesse des armes. Mais le glaive, symbole de la Justice, arme du légionnaire et du gladiateur est aussi l’arme des massacres : des proscriptions des triumvirats à Rome, des Saints Innocents, de la Saint-Barthélemy, des Septembriseurs en 1793… Le couteau est l’instrument sacrificateur apaisant la colère des dieux : Iphigénie, Isaac, la fille de Jephté…, mais aussi la mort ignominieuse (la fin de K dans le Procès de Kafka) et de mise à mort des animaux de boucherie. Saigner en coupant la gorge purifie, rend la chair licite par l’écoulement du sang. La masse d’armes fracasse les casques.

La lance est l’arme de la puissance (Wotan) et de la chevalerie mystique chrétienne et musulmane : Al Hallaj le chevalier voilé, la lance symbolique de l’ange transperçant les entrailles de sainte Thérèse d’Avila. Arme des bons anges contre les mauvais, des Walkyries, elle défend les faibles et les humiliés et ne saurait faillir. L’iconographie médiévale représente en chevalier aveugle Longin qui perça le flanc du Christ dont le sang remplit le Graal. Passée aux chevaliers du Graal, sa lance sera celle de la rédemption par Parsifal. À l’inverse, la pique est l’arme de la poussée collective (phalange macédonienne, bataille suisse) et de la Révolution : la masse y plante les têtes.

Ainsi l’épée est l’arme du duel loyal comme le colt du cow-boy dans le mythe du western : seule la femme est autorisée à tirer dans le dos : Grace Kelly, la « quakeresse » pacifiste sauve son shérif de mari dans Le Train sifflera trois fois. Mais l’arme blanche, c’est aussi la dague de miséricorde plongée par le coutelier sous la visière du chevalier démonté, la hallebarde des reîtres et des lansquenets, le couteau de tranchée, de boucher ou la machette des tueries du Rwanda. Avec en transfiguration le mythe de la lance qui guérit les blessures qu’elle inflige et en extrapolation, en stratégie fiction le rayon de la mort (laser) – le regard de Méduse ou la gueule du dragon crachant le feu : lance-flammes, napalm.

L’épée est aristocrate mais la fronde de David défonce Goliath. L’arc est roture, défie l’autorité d’une manière insidieuse. C’est l’arme de la liberté : Guillaume Tell ou Robin des Bois. C’est aussi l’arme qui surprend le guerrier alourdi par ses armes et ses défenses : casque, armure. Ce sont à Azincourt, les archers gallois qui transpercent la chevalerie cuirassée. Les archers à cheval, parthes, turcs ou mongols, attaquent en nuées, se dérobent au galop. Au-delà, l’arc est l’arme discrète et esthétique par excellence : elle suppose une visée que les auteurs musulmans ésotériques ont comparée à la visée de l’âme vers Dieu. Au repos, sa courbe élégante (le petit arc mongol outrepassé) et sa tension signifient l’effort de la responsabilité.

Ainsi atteint-on à la philosophie politique : le glaive court de bronze et le pilum romain contre l’épée longue de fer et la francisque germanique, le bulletin de vote et le fusil du soldat citoyen avec en contrepartie le bombardement aléatoire sur le peuple souverain : Grosse Berta, stream de bombardiers, roquettes et missiles Kassam sur zones peuplées. Et à l’inverse, l’assomption individualiste de l’arme : philosophie du poignard (conjuration), du revolver (assassinat), de la bombe (anarchiste ou terroriste), de la kalachnikov (anti-impérialiste) – glaive de la justice.

Y a-t-il des armes intrinsèquement mauvaises, perverses, comme est pervers le communisme matérialiste pour l’encyclique Divini Redemptoris (1937) ou le capitalisme pour Marx et Lénine ? Trois jours avant sa mort, Einstein aurait condamné encore les « mille soleils » d’Hiroshima. Le droit humanitaire de la guerre et le droit du désarmement ont prohibé la fabrication et l’emploi d’armes chimiques, des mines antipersonnel (atp), comme avait été prohibé l’usage des balles dum-dum. Mais des raisons spécifiques ont concouru à ces interdictions : mauvaise maîtrise des gaz, effet prolongé des mines atp sur les populations civiles, caractère superfétatoire des blessures par balle explosive. Quelques règles de morale tactique alliant la sûreté de soi et le souci de l’autre semblent être admises :

des adversaires blessés à évacuer sont plus gênants pour l’ennemi que des morts. Donc : interrogations (et non fabrication) de l’arme à rayonnement renforcé (bombe à neutrons) « tuant les bébés sans détruire les berceaux » selon les communistes, arme tactique opératoire car à effets géographiques limités selon certains stratèges, arme radiologique.

Toute souffrance inutile doit être évitée – les armes à effets récurrents, dangereuses pour les populations civiles doivent être retirées ou se détruire à terme (mines, bombes à sous-munitions).

Les armes de destructions massives effacent la distinction du droit classique de la guerre entre civils et militaires. D’ailleurs, les stratégies de guerre totale, de guerre révolutionnaire, de terrorisme et de contre-insurrection effacent aussi cette distinction.

À l’opposé, se situe l’arme destinée à ne pas donner la mort.

  • Incapaciter sans tuer. L’arme non-létale

Arme non-létale (anl) : destinée, si son emploi dissuasif ne joue pas, à réduire un adversaire par la force, sans le tuer. Déflation (?) de la violence, l’anl n’atteint pas – ne recherche pas – la non-violence. Entraîne-t-elle une mutation de la fonction ultime de l’arme : tuer ?

L’anl repose sur quatre postulations :

  • la vie humaine constitue le bien suprême ;
  • elle doit être respectée dans la personne des ennemis ;
  • la contrainte physique demeure nécessaire pour sa propre sécurité ;
  • la souffrance infligée doit être proportionnée à l’atteinte subie – au-delà elle serait châtiment. D’où une interrogation : en quelle mesure l’anl peut-elle causer des dommages irréversibles ?

L’anl servirait ainsi de moteur à un renouvellement de la vieille dialectique entre télos (finalité) et techné (art, pratique de la matière). Cette pratique de plus en plus modulée favorisera-t-elle un épanouissement moral ?

Méthodologiquement, la situation est quasi inédite. De l’arbalète à la bombe atomique la fabrication de l’arme et son usage avaient précédé son appréciation éthique. Mieux même : pour cette dernière ce n’est que progressivement qu’ont été élaborées les doctrines de dissuasion, la transformant (si l’on admet le postulat de la non-guerre par suite de son existence) en la plus fondamentale arme non-létale du monde contemporain. Mais ceci après avoir entraîné une mutation psychologique dans la perception de la mort à la guerre : massivité immédiate, conséquences génétiques sur les générations futures. L’arme atomique était donc destinée à ne pas être employée et son emploi effectif aurait été considéré comme l’échec de son emploi (sous réserve d’une arme nucléaire miniaturisée dans ses effets, localisée dans son impact). Au contraire, les armes non-létales sont très hétérogènes, dans leurs modes d’usage et leurs conséquences : du laser « rayon de la mort » à la glu collante.

Ainsi la définition opérationnelle des anl exigerait une étude neurophysiologique.

Une étude neurophysiologique : dans le prurit de sécurité et de confort devenu dominant dans les sociétés postindustrielles, le problème n’est plus seulement de diminuer, de supprimer si possible, la souffrance inhérente à tel ou tel type d’affection (progrès de la médecine antalgique et des substances analgésiques), mais de prendre en compte les mécanismes physico-chimiques par lesquels la sensation de douleur devient psychologiquement consciente et suscite une « biologie des passions » (Jean-Didier Vincent).

Ces passions d’abord physiologiquement décodées au niveau de la personne (psychothérapie) réagissent-elles ensuite d’une manière collective sur le statut sociologique de la douleur, donc sur la mutation de l’éthique ? En d’autres termes, nos systèmes nerveux supportent-ils moins la souffrance physique, la douleur morale que ceux des générations précédentes ? Sommes-nous en tant qu’individus urbanisés plus « douillets » que nos ancêtres ? En tant que sociétés organisées moins résistantes que les autres sociétés ? Problème d’anthropologie biologique et de pathologie de la sensation.

Une étude thanatologique : statut du corps (passage de la vie à la mort). Certes il serait difficile, et par certains côtés, indécent de contester le postulat de base, à savoir que la vie est la plus douce des choses. Mais il faudrait affiner les corrélations entre quelques tendances :

  • maintien démographique par abaissement de la mortalité infantile et allongement de l’espérance de vie d’une part ; mais massification de la mort par la guerre manufacturière planétaire et l’organisation bureaucratique des « liquidations » d’autre part. La personne humaine est devenue un objet statistique à préserver ou éliminer en tant que tel. Peut-on encore dire, ou n’ose-t-on plus dire – sauf à Radio des mille collines au Rwanda « Tuez les tous » ? En deçà du génocide, le refus de l’ethnocide culturel entraîne-t-il le refus de tuer ?
  • apparition d’une rupture capitale dans les sociétés dites développées. Au-delà des égoïsmes individuels (persévérer dans l’être), le présent de la personne existante, singulière, est préféré au futur de l’individu à venir et à l’extension de la base démographique de sa propre civilisation. L’anl est contemporaine de l’interruption volontaire de grossesse et même dans une moindre mesure de la contraception, comme de la volonté ouest-européenne de la suppression de la peine de mort. L’existant devient sacré par principe ;
  • remplacement de la volonté édifiante et salvatrice d’une « bonne mort » au sens des grands moralistes religieux. La « bonne mort » était acceptée et « vécue » en espoir de paradis, en connaissance de cause, en contrition, hors de « l’impénitence finale ». La « bonne mort » est actuellement remplacée par l’espoir de la « belle mort » : instantanée et sans dégradation de la personne (cf. les controverses sur l’euthanasie et l’acharnement thérapeutique). L’anl évacue le problème en des sociétés mutant leur sens du sacré.

Une évolution sacrificielle : le militaire régulier, le terroriste justifiant leur combat par la noblesse de sa cause s’exorcisèrent de toute responsabilité dans l’acte de tuer – eux-mêmes risquant de se faire tuer. La « belle mort » au sens littéraire du terme pour le soldat puis pour le citoyen mobilisé et enfin pour le « terroriste » se sacrifiant était la mort au combat. L’existence d’armes ne risquant pas de tuer entraînera-t-elle une mutation de ce que l’on appelait « l’honneur des armes », d’autres modulations du courage militaire, d’autres comportements conjoignant humanitarisme, patriotisme ou légitimation philosophique ou idéologique : respect de la discipline et appréciation responsable de la légitimité de la violence ordonnée (problème des crimes de guerre ou contre l’humanité) commis par l’arme non-létale ?

A contrario, le témoignage que l’on apporte à sa cause en tuant, tout en se faisant tuer, perdra-t-il sa force ? C’est le problème des martyrs. C’est l’antinomie entre Pascal : « je ne crois que les témoins qui se font couper la gorge », et Montaigne : « il y a peu de causes pour lesquelles je me ferais tuer ; il n’y en a pas pour lesquelles je tuerais ». Peut-on remplacer « tuer » par « blesser » ? Sans doute toutes les civilisations ont tendu à remplacer au combat les forces (donc les pertes humaines) par des artefacts techniques. Mais la nouvelle ergonomie du combattant-chimère intriqué dans ses armes n’entraîne-t-elle pas une déflation de la valeur de son engagement, de la force de son témoignage ?

L’anl remet-elle en cause l’une des thèses célèbres de la polémologie selon Gaston Bouthoul ? À savoir que les guerres « épongent » le surplus de jeunes hommes dont la surabondance crée des situations révolutionnaires à l’intérieur des sociétés. L’espérance (mythique ?) du zéro mort coïncide avec le déclin de la progression (du remplacement) démographique dans les pays les plus industrialisés. Enclot-elle aussi la volonté du zéro mort pour l’autre ?

L’anl n’a-t-elle qu’un but humanitaire ? En tactique, multipliant le nombre de blessés elle peut servir à saturer les services de santé ennemis, à désorganiser son dispositif de combat. Sur le champ de bataille, un blessé est pour son propre camp, plus « encombrant » qu’un mort. D’une manière rampante, « douce », l’anl n’échappe pas à une certaine hypocrisie. Multiplierait-elle les cas de « bonne blessure » : celles qui renvoient à l’arrière et diminuent les effectifs tout en exigeant des ressources de reconstitution ? Éviterait-elle les cas de désertion, de mutilation volontaire ? En revanche, il est vrai qu’en émeute urbaine un mort est plus « catastrophique » qu’un blessé.

Une évolution corporelle : Homme-chimère ou handicapé ? Dans le monde contemporain, la créature humaine est à la fois exaltée et « chosifiée ». « Chosifiée » précisément par les progrès de la biologie (homme devenu chimère par greffe d’organe, clonage : cf. les travaux des comités d’éthique). Or la valeur de l’individu repose sur son identité. Celle-ci était affirmée par la notion d’âme (immortelle de préférence) dans les anciennes religions. Mais se noue de nos jours une neuve dialectique entre l’identité et son support, le corps. Dans quelle mesure telle ou telle incapacité permanente ou même temporaire réagit-elle sur la personne (la conception de sa dignité) et sur la (les) collectivité(s) dont elle est partie composante ? (cf. les aides psychologiques mises en place après les catastrophes, la prise en compte des stress post-traumatiques des combattants). Même si l’on applique strictement la condition de non-irréversibilité (l’anl ne doit pas causer des dommages mentaux ou corporels non réparables), elle risque cependant de multiplier le nombre des handicapés. Il faudrait donc apprécier le statut et le coût de l’handicapé dans les diverses sociétés contemporaines. Statistiquement le nombre des personnes handicapées s’accroît par les conditions de vie industrielle (accidents du travail, de la route, du sport…). Matériellement leur sort s’améliore par la multiplication des facilités mises à leur disposition. Psychologiquement l’handicapé est davantage intégré dans la vie sociale et dans la vision des politiques. Le sort de l’handicapé ne se résume pas seulement à un douloureux destin personnel, voire familial, pour un être chimère muni d’orthèses ou de prothèses mais soulève un problème de gestion collective. Ceci en principe dans les sociétés développées, car subsiste le sort des handicaps récurrents aux conflits du tiers-monde (mines antipersonnel comme armes défensives anl, juridiquement cantonnées).

Stratégiquement, les anl sont, inévitablement, égocentriques. Elles dérivent de la situation actuelle des plus grands pays industrialisés, ne percevant aucune menace de « grande guerre » à leur encontre, ne prévoyant que des opérations de stabilisation extérieures entre des populations ethno-religieusement ou socio-économiquement affrontées, ou de répressions antiterroristes ponctuelles commises en leur propre sein. Mais le recours à des anl auraient-elles contribué à accélérer les « pacifications » en Bosnie, au Kosovo, en Colombie, au Timor ? Il serait éclairant de construire des scénarios rétrospectifs avec emploi d’anl pour tester les conflits en cours. Car enfin que ferait une puissance s’estimant soumise à un processus de terrorisme meurtrier ? C’est le conflit tchétchène que la Russie a choisi de « régler » avec une dureté qu’elle espère « efficace ». L’emploi d’anl aurait-il plus humainement éludé le vieux problème de : « faire régner l’ordre à Varsovie », à Grozny ?

Une mise à jour des théologies morales contemporaines : les notions de piétisme, de dolorisme, de compensation des fautes des uns par les mérites des autres (prières, ascèse… : communion des saints) vont s’amenuisant. Dans l’usage des armes la souffrance infligée à l’adversaire est purement utilitariste (le rendre inoffensif). L’idée de vengeance est (en principe) évacuée au profit de celle d’exemplarité.

Or notre civilisation veut approfondir la première postulation fondant l’anl : « la vie humaine comme bien suprême » en « respect d’une certaine qualité de vie comme objectif à maintenir ». Le débat dépasse le problème de la légitimité ou non de l’atteinte irréversible à autrui en cas de légitime défense. Il s’insère dans les plus vastes interrogations sur la dignité de l’existence humaine (acharnement thérapeutique, euthanasie), et sur l’essence de la nature humaine. C’est la terrible aporie entre l’eugénisme, négation des individus au profit de la conception d’une « belle humanité » et la reconnaissance de l’humaine nature, donc le droit au bonheur, pour chaque personne humaine, quelles que soient les atteintes à son intégrité physique ou mentale, donc sur le refus de définition d’une « normalité ».

L’effort fusant de l’éthique doit dépasser les valeurs affirmées hic et nunc par la morale.

Une pondération culturelle : s’imposeraient des analyses comparées au-delà des valeurs de l’Occident issues du civisme de la cité grecque, du stoïcisme universalisé de Rome, de la chrétienté et de la Réforme, des Lumières et des socialismes. Elles rappellent le fait que les autres civilisations présentent des échelles morales différentes et d’autres perceptions de la blessure, de la souffrance, de la mort. Donc que l’anl leur paraîtra ou trop douce ou inadéquate.

Mais il faudrait préciser en quelle mesure la non-admission par tel adversaire de nos propres perceptions et préjugés réagira sur nos comportements. Certes les morts causées par la guerre industrielle planétaire, l’Holocauste, les guerres anticoloniales, ont suscité chez le moraliste occidental des sentiments de responsabilité, puis de culpabilité et des actes de repentance, tandis que le technicisme productiviste entraîne une certaine dégradation de l’environnement. Changer le rapport à la nature et à l’autre nécessite le respect du principe de modération. La notion de « développement durable » débouche sur celle de « vie durable » – de « vie honorable ». Celle-ci engendrerait-t-elle une « repentance à venir », non seulement pour le passé, mais pour éviter de causer des morts ou de trop fortes souffrances dans l’avenir ?

Les médias immédiats montrent que la mort n’est pas purement virtuelle et qu’il faut maîtriser cette agressivité qui pousse à la donner : pulsion du « cerveau reptilien ». Mais il y a fort à craindre que le principe de proportionnalité ne soit minimisé par le principe de réciprocité, voire le principe de précaution – de sécurité, c’est-à-dire par le principe de réalité.

Qu’en est-il de l’arme nucléaire ?

  • Dissuader sans détruire – L’arme nucléaire

Certes, la doctrine de la dissuasion ne peut qu’affirmer le non-emploi de l’arme. La non-activation de la Guerre froide et l’Initiative de défense stratégique (la guerre des étoiles, nom très impropre) qui pour maintenir l’équilibre de la terreur a contribué à essouffler économiquement l’urss jusqu’à son implosion, semblent donner de la dissuasion nucléaire une image « globalement positive » : maintien de la paix sans effusion de sang, mais au prix de la répression des révoltes anticommunistes à l’Est, des guerres de décolonisation dans le tiers-monde. En Europe, la non-guerre chaude a-t-elle résulté des auto-inhibitions réciproques, ou cette guerre n’aurait-elle pas eu lieu eu égard aux soixante millions de morts que la guerre manufacturière planétaire – la grande guerre civile européenne – a coûtés aux Européens de 1912 à 1945 ? Les considérations auto-protectrices économiques et éthiques ont-elles joué plus que l’équilibre de la terreur ? L’arme nucléaire dans sa dissuasion provoque un double questionnement. La dissuasion est-elle divisible ? La Pax Atomica est-elle absolue ?

Par nature la dissuasion est occasionnaliste : elle existe tant qu’elle persiste. Au-delà, ou on y croit, elle apparaît certitude ontologique et ne saurait faillir. Ou on n’y croit pas : elle n’est qu’une réalité phénoménologique, toujours réversible.

Si l’on adhère à la première hypothèse, les armes les plus épouvantables pourront être considérées, en logique pure, comme assurant le mieux leur non-emploi, sous la double réserve des risques d’accident psychologique ou technique et de la doctrine de suffisance : inutilité de constituer une capacité de frappe plus que proportionnelle à la destruction de l’adversaire. La seconde hypothèse réintroduit les jeux de balance des puissances, les dissuasions partielles et conditionnelles, les négociations sur le désarmement. Mais la dissuasion s’estompe.

Deux limitations éthiques sont en général admises : condamnations de la doctrine anti-cité, et de l’usage d’une arme tactique. Mais :

  • n’est-ce pas détruire la dissuasion que la limiter à la doctrine anti-forces, alors que seule la menace sur les populations « ventre à l’air » montre le caractère absolu de la volonté d’usage mais aussi son impossibilité ? La doctrine anti-sites économiques est déjà en retrait quant à la double crédibilité de la réalité de la destruction absolue, et de son impossibilité ;
  • la miniaturisation de l’arme, l’emploi d’armes dites « tactiques », de « théâtre » risque-t-elle d’inciter à un usage limité sur le terrain, donc de lever l’auto-inhibition ? En Europe, les protagonistes, otan et ex-urss ont retiré ces armes de leur panoplie active, et l’on rejette l’hypothèse d’une guerre limitée et prolongée. Ainsi la dissuasion nucléaire débouche sur une double aporie : elle postule le mal absolu virtuel pour affirmer le respect de l’autre même si on l’estime pervers. Elle est indémontrable et n’existe que dans sa continuité historique, réelle tant qu’elle pérennise. Elle repose donc sur deux postulats :
  • l’un pessimiste : l’autre est si intrinsèquement mauvais que seule la possibilité de sa destruction retient son action ;
  • l’autre neutre : l’auto-inhibition morale que l’on éprouve à utiliser une petite arme nucléaire sera rendue plus forte par son retrait ex ante, afin qu’il n’y ait pas de tentation personnelle de frappe en premier, ce qui exclura l’escalade en réplique. Ce qui condamne la doctrine de la frappe en « ultime avertissement ».

L’arme nucléaire induit une nouvelle dimension. On sait les massacres génocidaires qui parsèment l’histoire de l’humanité par destruction de cité (Massada, Numance…), disparition de tribus (ethnocide) ou éradication massive d’une « race » définie par sa religion, sa culture : Indiens précolombiens, Arméniens, juifs et Tziganes européens. Ces deux dernières catégories ayant été décimées, pour la première fois dans l’histoire, grâce à une « scientifique » programmation bureaucratique et industrielle : réification absolue d’un ensemble démographique. Mais l’arme nucléaire engendre une angoisse supérieure. On demeure dans l’ignorance de ses effets réels, non seulement sur le soma (le corps des individus existants) mais sur les gènes, donc la suite des générations. Surgit donc une nouvelle aporie : notre intérêt supposé vital et légitime actuel permet-il de porter atteinte à la suite des générations de notre ennemi actuel qui, toute l’histoire de l’humanité le prouve, n’est jamais qu’un ennemi temporaire, contingent ?

Ce qui renouvelle la vieille dialectique entre quantitatif et qualitatif. Est-il plus admissible de tuer « plus » avec des armes conventionnelles que tuer (ou incapaciter) « moins » dans l’instant avec des armes perverses susceptibles de déterminer sinon des mutations génétiques, au moins des malformations dans les nouvelles générations ? C’est la comparaison entre les bombardements de Dresde ou de Hambourg et l’usage tactique limité d’une « grenade » atomique. Sur le champ de bataille, dans le terrorisme, la mise hors de combat de quelques individus génétiquement ou physiologiquement atteints dans leur descendance doivent-ils être « préférés » à la destruction somatique massive ou conventionnelle ?

D’où au-delà du « choix » entre « vitrification » (nucléaire) et « frappe chirurgicale » (par armes de précision conventionnelles) le dilemme : peut-on utiliser une arme intrinsèquement condamnable contre une oppression, une idéologie intrinsèquement perverses ?

Déjà le ive concile de Latran (1214) avait restreint l’usage de l’arbalète au combat contre les seuls infidèles, car trop meurtrier entre chrétiens. Les démocraties anglo-saxonnes ont exigé de l’Allemagne hitlérienne une reddition inconditionnelle et lui ont imposé un vacuum juris étatique. Contre le militarisme japonais, l’Amérique a lancé la bombe atomique, a justifié celle d’Hiroshima par le million de morts américains qu’auraient exigé la reconquête des îles et le débarquement au Japon au cas où l’armée de Mandchourie aurait constitué une véritable force militaire. Mais la bombe lancée sur Nagasaki n’avait-elle pour but que l’expérimentation d’une technique autre que celle d’Hiroshima ? Un dilemme proche se pose pour la non-adhésion des États-Unis à l’accord d’Ottawa (1997) sur la non-utilisation des mines antipersonnel, vraisemblablement pour les deux mêmes raisons que celles invoquées pour Hiroshima : protection des vies américaines en cas de ré-invasions nord-coréennes vers le sud.

En tout cas l’équilibre de la terreur durant la guerre froide reposait sur une négation totale des valeurs de l’autre irréductibles à ses propres valeurs (outre évidemment les enjeux géopolitiques et géoéconomiques). Si cette négation totale n’existe plus, est-il nécessaire de reconduire une dissuasion totale ? C’est le raisonnement des « pragmatistes », des « modérés » préconisant l’abandon de l’anti-cité et des armes de terrain belligènes contre les « retentionnistes », les « traditionnalistes » postulant que, comme la souveraineté, la dissuasion ne se divise pas. D’où la redoutable définition de la menace pour laquelle il demeurerait « éthique » d’incapaciter l’ennemi existant (ses forces combattantes), en risquant de dénaturer sa descendance.

En réalité, une contradiction apparaît entre l’orientation, la maîtrise juste donc pondérée de la lutte armée, et la peur inconsciente de subir trop, donc de prévenir ce « trop » en le transférant aussitôt sur l’adversaire. La rentabilité stratégique induite par l’armée ne renforce-t-elle pas la tentation belligène du politique ? La maîtrise opérationnelle (donc la sûreté pour soi) ne tend-elle pas à accentuer la négation éthique de l’autre ? Ces tentations varient en fonction de l’assurance de protection que le groupe organisé (État-nation, parti révolutionnaire…) doit fournir pour maintenir sa cohésion par rapport à chacun de ses membres, pour protéger ses intérêts vitaux (définition en partie contingente), ses valeurs et ses modes de vie.

Ainsi, sur l’arme nucléaire reposent en principe les dissuasions opposant des systèmes et des intérêts réciproquement liés en leur essence. C’est donc non seulement l’arme qui est en cause, mais l’articulation entre les doctrines, les philosophies et les volontés de persévérer dans « son » être, ce qui exigerait davantage de précisions sur :

  • La non-propension à « penser l’impensable » de la part des populations urbanisées à haut standard de vie s’interrogeant davantage sur les risques d’accident dans les centrales nucléaires que sur l’explosion militaire d’une arme.
  • Le point de savoir si la dissuasion nucléaire ne peut s’exercer qu’à l’encontre d’un adversaire dont on postule la négation absolue jusqu’à la destruction totale, ou si elle s’affaiblit ou disparaît lorsque s’atténue ou disparaît cette négation. Alors, ce ne serait pas l’arme qui serait perverse, mais son imbrication dans le processus psychologique de la dissuasion.
  • La logique de la dissuasion. N’est-elle crédible que si elle affirme immédiatement la montée à l’extrême ; ou ne se dilue-t-elle pas dans les doctrines de « réponse flexible », d’ultime avertissement, de « dissuasion concertée », etc. Alors, on justifierait le maintien de telle ou telle arme nucléaire, (fût-elle virtuelle) sans vouloir admettre que l’on passerait de la dissuasion absolue à l’emploi possible.
  • La distinction entre le « tabou » nucléaire, s’imposant hors éthique comme une contrainte extérieure, et l’auto-inhibition, qui peut osciller de la crainte à la prise de conscience déjà éthique que l’arme nucléaire est inhumaine, « hors de l’humain ». Alors apparaît la conscience du bien de l’autre mis en balance avec son propre bien.
  • La prise en compte des recherches médicales sur les effets génétiques de l’arme nucléaire : effets limités aux individus atteints, ou transmissibles aux générations futures ? Ce qui pose sur d’autres bases l’oscillation entre tabou et auto-inhibition, et l’hésitation entre l’emploi localisé d’une arme nucléaire de très faible puissance, et l’emploi maximisé d’armes encore dites conventionnelles.
  • En cas de réponse positive, au-delà de la rupture praxéologique (en politique et en stratégie opérationnelle, toujours réversible), l’arme nucléaire devrait entraîner une « rupture téléologique » entre morale (ce qui est bien pour la légitime défense de sa civilisation, sa religion, sa nation, son groupe…) et l’éthique (ce qui est bien pour le plus grand nombre). Serait-ce l’amorce d’une « méta-éthique » surplombant les cultures et les époques ? L’arme atomique, si elle a des effets génétiques, impose-t-elle de préférer l’autre à soi pour ne pas « insulter » l’avenir ?

Ces quelques observations montrent combien la voie instrumentale demeure incomplète pour apprécier en éthique l’arme qui « n’existe » que dans les doctrines de (non-) emploi. Sinon, il faut éthiquement juridiquement la condamner, et non l’exorciser par le postulat du non-emploi de la dissuasion absolue.

Mais les pays industrialisés, après 1944, ont été emportés dans la confrontation idéologique et économique, et leurs gouvernants les ont dotés, prestige et puissance, de centrales nucléaires et d’armes automatiques. Lorsque, après la ive République, le général de Gaulle a assuré la force de frappe dite de dissuasion, voulait-il être le dernier des cinq grands, ou songeait-il à créer autour de la France une « troisième force » internationale à l’encontre des deux blocs ? Mais il répondait aux désirs majoritaires de l’opinion publique.

Or, ce « désir », cette « faim » on les perçoit dans les pays du Moyen-Orient, dans des opinions publiques musulmanes même si elles ne revendiquent pas l’arme elle-même. Selon la réflexion du malheureux Ali Bhutto pendu par son successeur, le général Zia : « il y a une bombe atomique chrétienne, une soviétique et une chinoise. Pourquoi pas une musulmane ? » Et parallèlement à l’Inde, le Pakistan s’en est doté. Mais si la dissuasion existe, n’est-il pas condamné à ne revendiquer le Cachemire que par la diplomatie ou des opérations de basse intensité ?

Mais au-delà, cette « faim » de nucléaire doit-elle s’arrêter à la recherche civile et à l’électronucléaire ? La vocation – du martyr/terroriste pourrait atteindre les gouvernants. On recrute toujours des volontaires prêts à se sacrifier et cette vocation de martyr qui détruit aussi bien l’autre innocent, indifférencié en tant que personne, autant que soi, peut-elle ou ne peut-elle être reliée à cette « faim » d’atome ? Peut-elle être transposée au plan étatique dans les rivalités régionales ou les équilibres intercontinentaux ? Ce qui pose la question complémentaire : faut-il continuer à croire en la dissuasion ? D’un point de vue géopolitique, la dissuasion stabilise les statu quo, fixe les situations existantes – à condition que les possesseurs de l’arme aient compris, que l’arme atomique est une arme destinée à ne pas être employée. Or – postulat américain –, certains dirigeants ne l’ont pas compris : Corée du Nord, Iran… Ou font-ils semblant de ne pas comprendre ? Ce qui pose un problème de psychologie stratégique. Comment, ne disons pas comprendre (on ne saurait se mettre à la place de l’autre) mais tenter de moins le mé-comprendre ? Ne peut-on pas essayer de le percevoir, et lui demander de se demander : « avoir une arme atomique, est-ce vraiment important et bénéfique aujourd’hui, est-ce internationalement rentable ? » – et arme de quelle capacité (charge, portée) ?

Enfin, tactiquement, la dissuasion subsiste-t-elle ? Les Chinois et les Américains viennent de détruire par missiles des satellites « errants » et la Russie proteste contre le projet de « bouclier » anti Arme balistico-nucléaire4 installé en Pologne et en Tchéquie contre une éventuelle arme iranienne. Dès lors se pose le dilemme : comme la France après la Seconde Guerre mondiale pour « retrouver son rang », l’Iran d’aujourd’hui a-t-il vraiment besoin d’une abn pour s’imposer au plan régional dans sa politique anti-israélienne, au plan intercontinental dans ses positions anti-américaines ? Ou s’agit-il simplement d’un instrument de conversation ? Si véritablement l’abn se trouve mise en péril dans son effectivité (peut être pas maintenant, hic et nunc, mais d’ici quelque temps) à quasi 100 % par l’Anti-Ballistic Missile (abm), à quoi servirait-elle ? Le désir d’atome (militaire) ne serait-il, actuellement, qu’une illusion ? Techniquement, la défense contre les missiles de terrain semble presque opératoire, non celle à l’encontre des missiles de territoire.

Que faire enfin lorsque l’arme devient maléfique ?

  • Infecter et corrompre – L’arme biologique

Auparavant la blessure semblait « franche » même si s’ensuivait gangrène, sanie, amputation. Le gaz moutarde de la guerre de 1914 (Lazare de Malraux) a repoussé dans le temps la suite des séquelles de l’inhalation. Pire : la mise au point de ces armes maléfiques aux effets insidieux (non immédiatement perceptibles) et reportés dans l’avenir exige des expérimentations dont certaines ont été faites in vivo sur des prisonniers (unité 741 japonaise) pour l’arme bactériologique ou sur des déportés en Allemagne. La réification n’est plus seulement tactique mais aussi scientifique : cobayes humains.

L’analyse éthique de l’arme biologique soulève trois interrogations principales :

L’indétermination technique et tactique quant à sa maniabilité, ses risques et résultats. Mais ce caractère pourra être surmonté par les progrès scientifiques.

La répulsion que soulève le processus lui-même : le démantèlement de l’organisme de l’intérieur, par un ennemi invisible, un nano-agresseur.

Le sentiment que l’instrumentalisation de ce nano-agresseur est contraire au mouvement éthique général qui, par maîtrise de la lutte animale pour la vie, a conduit l’espèce humaine à devenir l’humanité, à se penser humanité.

Demeurant sans réponses sûres, ces trois interrogations ont suscité trois malaises que l’on peut s’efforcer de mettre en perspective avec quelques doctrines contemporaines.

Malaise opérationnel. Par son incontrôlabilité, par l’incertitude de son expansion, l’arme biologique agit dans un temps indéfini sur une population démographiquement indéfinie (sauf, à la limite, l’attentat ciblé – missive à l’anthrax – charbon – ou parapluie bulgare). Ce qui est contraire à la définition de l’emploi tactique de toute arme. Un tir d’arbalète, une rafale de mitrailleuse, un bombardement aérien, une campagne, une guerre, une explosion atomique même sur des décennies, ont une durée évaluable. Non l’expansion pandémique bien que a posteriori, les pertes puissent s’agencer en une courbe de Gauss. En ce sens l’expansion mortifère biologique, plus qu’au terrorisme (acte tactique) est homologue à un processus révolutionnaire s’emballant au-delà de la volonté, au-delà du conscient : incandescence de la Grande Terreur, liquidation des Koulaks, grand bon en avant de la Révolution culturelle, exfiltration urbaine des Khmers rouges, Rwanda. Ce processus d’extension massive ranime les grandes peurs épidémiologiques contemporaines : sida, stras, vache folle, grippe aviaire… Il accentue l’aspect asymétrique des conflits passant du plan matériel (armement high-tech contre « arme de destruction massive du pauvre » ou terrorisme) au plan éthique (la fureur de vaincre fait piétiner ses propres valeurs). Ainsi l’arme biologique risque de s’opposer aux « espoirs » (en partie dépassés) d’armes de « frappe chirurgicale », restreignant psychologiquement et matériellement les « dégâts collatéraux ». Sans entrer dans l’utopie du zéro – et surtout du zéro – zéro-morts (blessés à incapacité pérenne), l’arme biologique, dans son état tactique actuel, semble aller à l’encontre de la tendance à la personnalisation, à la singularisation de la mise hors de combat de l’adversaire.

Malaise théologique. L’arme biologique semble utilisation du vivant contre le vivant. Pour les trois religions monothéistes, la création a surgi ex nihilo, par la volonté de Dieu, qui lui a donné une organisation, et un fonctionnement. Dès lors, la désorganisation et le dysfonctionnement par l’atteinte aux mécanismes de plus en plus secrets (organes, microbes, cellules, bactéries, virus ou toxines, manipulation des gènes) paraît plus injurieuse non seulement envers l’homme, mais envers son créateur, puisqu’elle perturbe l’« ordre » de la création.

En ce sens, le débat sur l’arme biologique s’insère dans les discussions sur le créationnisme, ou sa transposition douce dans la doctrine du « dessein intelligent ». Discussion qui, par certains aspects, évoque les vieilles controverses entre l’ordre mécanique cartésien (le monde subsiste par des lois une fois pour toutes définies), et la création continue selon les grands religieux du xviie siècle, Malebranche et Mersenne. La doctrine de la création continue (Dieu agit à chaque instant sur le déroulement du monde) articule, en physique, de possibles mutations de son ordonnancement et, en théologie, le jeu de la providence et de la liberté divines. Conception voisine de celle de la théologie musulmane classique qui admet les cataclysmes brutaux (feux, déluges, exterminations). Mais refusant que l’injection de la maladie aboutisse à une dé-naturation, donc à une re-création du monde. C’est le scandale du mal : le Malin dérègle la création. Cette vision s’oppose aussi à l’espérance de la montée spiritualiste de la matière passant du minéral à l’esprit : panthéisme optimiste de Victor Hugo ou point oméga (noosphère) de Teilhard de Chardin. Vision finalisée se confrontant à la désorganisation du vivant.

Malaise métaphysique. Le conscient (humain) s’armerait d’un (in) conscient moléculaire pour atteindre l’humain (in) conscient qui serait poussé par la mécanique génétique naturelle prenant conscience d’elle-même, scientifiquement et stratégiquement. Dès lors, la continuité de l’hominisation vers l’humanisation serait perturbée aux trois sens du terme : humain comme spécificité de l’espèce ; humain comme « trop humain » : compassion comprenant les faiblesses humaines ; humain comme accession à un degré de conscience supérieur réfrénant les pulsions, les passions primitives de volonté de puissance et d’agressivité, et débouchant sur les affirmations de dignité égalitaire et sur les utopies de paix perpétuelle. À la limite : non l’humanisme de la Renaissance ou le progrès des Lumières, mais l’espoir en le surgissement d’une nouvelle nature humaine, une mutation évocatrice du passage de l’Homo habilis à l’Homo sapiens, de l’Homo sapiens à l’Homo ethicus. Se « trafiquant » elle-même, l’humanité perdrait-elle non ses repères, mais son orientation positive ? Et comment l’articuler avec le refus de suppression de tout être vivant, fut-il néfaste pour l’homme : hindouisme extrême ou écologisme profond ?

Ainsi l’arme biologique suscite une crainte opérationnelle par son processus d’extension ; un refus théologique par son postulat de désorganisation de l’ordre divin ; une inquiétude métaphysique par sa négation d’une finalité optimiste de l’odyssée de l’espèce.

De l’envoi par-dessus les murailles adverses de cadavres infectés ou de la distribution de couvertures de varioleux à des tribus indiennes, à la création de micro-organismes génétiquement modifiés, capables de duplication quasi-infinie, l’homme a dépassé le stade plurimillénaire de la subordination d’êtres (animaux de guerre) et de la fabrication d’instruments, d’outils, d’armes constitués de manière inerte, pour devenir un créateur de nouvelles créatures vivantes. Assiste-t-on à une mutation et non, comme jusqu’à présent, à une extrapolation des effets de l’armement ?

Soit schématiquement, la progression de l’effet des armes :

la cassure anatomique résultat de l’énergie cinétique, le choc ;

  • la dérégulation physiologique, due aux facteurs pathogènes, la chimie ;
  • la manipulation moléculaire des cellules, le génie génétique ;
  • sans oublier que :
  • les deux premiers effets s’engendrent souvent les uns les autres (gangrène, septicémie…) ;
  • le troisième pourrait déboucher sur des clones humains d’une part, sur l’apparition de créatures composites – des chimères – ou tératologiques – des monstres d’autre part ;
  • rien n’interdisant que ces chimères ou que ces nano-monstres ne soient bénéfiques dans la grande guerre naturelle que l’organisme humain soutien dans, contre son environnement.

Il n’en demeure pas moins que ce troisième effet perturbe les principes philosophiques sous-tendant les stratégies humaines :

  • Le principe général, celui selon lequel l’homme réalise la fin (l’orientation) vers l’humain, accomplit l’humanité en passant d’une « bonne santé » à une « belle mort » une mort « naturelle » entendue au sens physique et non théosophique Humanisme facile certes. Mais l’arme biologique risquerait de dissocier le principe anthropique par le principe entropique : la régression de l’humain dans l’atteinte à sa physiologie, c’est-à-dire à son animalité. Ce qui serait exploité par l’extrapolation du second principe philosophique de la stratégie.
  • Le principe de la négation de l’autre porté à son incandescence par la « blessure » infligée, au-delà du soma, visible, au génome. Négation terrible, car si l’homme « connaît » ses membres mobiles et ses capteurs sensoriels, il perçoit bien mais ne contrôle pas forcément ses organes fonctionnels et n’a aucune prise personnelle sur la consistance et la régénération de ses tissus. D’autre part, s’attaquant à des populations indifférenciées l’arme biologique, ouverte comme la boîte de Pandore, bouleverserait-elle la fonction de régulation démographique, attribuée à la guerre selon les vieilles doctrines : le combat entre frères de Freud, la polémologie de Gaston Bouthoul, c’est-à-dire l’élimination des jeunes mâles en surnombre, et se dégraderait-elle – ou s’exalterait-elle – en des massacres en chaîne. L’arme biologique, par une épidémie provoquée, serait-elle la cause d’une masse génocidée, alors que l’homme lui-même est une population de gènes organisés ?

D’où le sentiment d’horreur sacrée que soulève l’arme biologique – homologue à celle soulevée au fil des âges par la lèpre, la peste, le cancer, le choléra… En mythes : Les sept coupes de l’Apocalypse (démarquant Les dix plaies d’Égypte) et ses quatre cavaliers : la peste et la famine avec la guerre et le Parthe. L’arme à aussi vocation à conforter la théorie du complot : laisser l’Afrique s’abîmer dans le sida.

Dès lors, fleurissent les néologismes incantatoires, armures verbales plus que modes opératoires : stabilisation du biotope par la biodéfense, la biosécurité s’opposant au bioterrorisme, l’écosystème devant être protégé par la biodiversité et le biodégradable, le biopiratage par le brevetage des transformations génétiques ou des hybridations par croisement. L’idée s’impose que l’arme biologique n’est ni une arme de dissuasion, ni une arme de destruction, mais un fantasme de terreur. En effet, au-delà de l’idée qu’une arme biologique ne donnerait qu’une dissuasio horribilis, ladite arme a été interdite, en recherche en expérimentation, en emploi, par le droit international plus ou moins relayé ou explicité par les législations nationales (protocole de Genève du 23 juin 1923 ; convention sur l’interdiction [de la mise au point, de la fabrication et du stockage] des armes biologiques5 ou à toxines et sur leur destruction, du 10 avril 1972, entrée en vigueur le 26 mars 1975, mais non signée ni ratifiée par tous les États).

Ce qui pose le problème : ces interdictions de l’arme biologique insèrent-elles cette arme en négatif dans le jus in bello (institution formelle) ou réfère-t-elle à un droit supérieur, qui serait le droit de l’espèce à l’existence, non à la simple persévérance dans l’être (Spinoza) mais à son perfectionnement ? De juridique et de stratégique, le dilemme devient métaphysique et se heurte sans pouvoir les articuler vraiment aux deux axiomes contradictoires de Kant (le sentiment de la liberté morale en moi et le ciel étoilé au-dessus de ma tête, donc la conjonction de la cosmologie et de la cosmopolitique pour le weltbürger) et de Hegel (tout le réel est rationnel) – c’est-à-dire manipulable sinon dépassable. De cette confrontation naît la question : l’arme biologique rationnellement stratégisée est-elle « raisonnable » ?

Interrogation à nuancer selon divers points de vue :

  • la recherche biologique ne peut définir a priori ce qui serait positif ou négatif, bénéfique ou mortifère dans les processus en cours de dévoilement. En tout état de cause demeure le principe de précaution selon lequel non une offensive mais une défensive doit continuer à être assurée, fut-ce par une contre-offensive. Or les différentiations relatives à la permissibilité plus générale des seules armes défensives par rapport à l’interdiction des armes offensives, différenciation chère à la Peace Research, résistent mal à l’analyse tactique : une arme défensive peut servir à l’offensive et réciproquement, selon les ruses, les phases du combat, et l’intensité de l’antagonisme.

Matériellement, toute arme accélère le processus de destruction/régénération. Ses effets immédiats peuvent être surmultipliés par la quantité. L’arme biologique exige le calcul – l’évaluation – d’un triple ratio à partir de la décision d’emploi : vitesse d’incubation par les individus ; progression dans la masse démographique (contagion) ; expansion sur zones infectées (décontamination). On peut certes considérer le vaccin comme une arme défensive, même s’il entraîne quelques complications mortelles, dès lors qu’il sauve tous les autres individus, donc protège la masse démographique. Alors la défense joue sur le sacrifice d’un bouc émissaire aléatoirement désigné. Mais c’est la statistique qui détermine l’éthique même en cas de tentatives de ciblage contre telle population (Noirs en Afrique du Sud). Situation non homologue à l’expulsion des « bouches inutiles » lors du siège d’une cité. Au-delà doit s’apprécier le degré non seulement de dangerosité, mais de dénaturation de la condition humaine, enclose dans l’arme. Une « drogue » incapacitante non létale n’est-elle pas préférable à une arme conventionnelle mutilante ? Tout dépend des effets à long terme (séquelles).

Dès lors, l’arme biologique ne serait-elle pas une arme parce que, aléatoire, elle ne correspond pas aux critères classiques de l’arme, ou parce qu’elle est de nature différente ? Ce n’est plus l’acier tranchant dans la chair vive, ni un gaz chimique détruisant les muqueuses, mais la Bête immonde bien qu’infinitésimale, tapie dans l’organisme. Plus immonde que la Grande Prostituée dénoncée par l’Apocalypse (Babylone/Rome) ou celle de Bertolt Brecht (le nazisme).

Vision qui conduit à une ataraxie éthique, une « tranquillité » éthique. Car l’éthique se bloque sur une inquiétude métaphysique : quelle est la nature – l’essence – de l’humain ? Comment articuler ses deux acceptions, animal luttant pour la survie, et une heureuse disposition envers autrui ? Puisque l’on se trouve confronté non à une aporie, mais à une contradiction majeure. L’agression du vivant contre le vivant opérativement agencée, met-elle en œuvre les processus chimiquement logiques selon les lois naturelles ? Ou les bactéries, les virus voire les toxines, et les gènes obéissent-ils à des forces obscures, un vitalisme propre orientant le pouvoir destructeur d’une manière intelligente pour leurs promoteurs, et peut-être pour eux-mêmes ? On parvient alors à la notion de Stratégie des gènes6, stratégie qui surplomberait les claires stratégies humaines.

Ainsi l’arme biologique plonge l’homme entre les deux infinis : l’infiniment petit des nano-organismes et l’infiniment grand des pertes virtuelles si l’on arrive à enclencher et à faire perdurer le processus évolutif – ce qui semble actuellement fort aléatoire. Mais psychologiquement la considération des deux infinis (métaphoriques évidemment) conduit et au désenchantement du monde par les techniques (Heidegger) cellulaires et génétiques qui détruisent le concept de libre arbitre, et à l’angoisse devant de neuves « grandes invasions » dans les cellules et les gènes.

Autre doute : la stratégie opérationnelle, de militaire deviendrait-elle médicale ? Quelles en seraient les conséquences éthiques ? Cela dépendra des critères de définition, donc de catégorisation, de ce que l’on considérera comme une arme biologique. Dès lors, le raisonnement devient tautologique : est une arme biologique ce que l’on dira être une arme biologique… Et la définition par le droit rigidifie l’évaluation éthique…

Soit cependant quelques propositions :

  • Classer et classifier parmi les différents types d’arme biologique, lesquels sont « acceptables » sous une double réserve :
    • ne pas porter atteinte à la dignité humaine (mais comment la définir en fonction des circonstances ?) ;
    • ne pas favoriser indûment les tenants de l’ordre public (de la paix sociale) en leur accordant de trop forts moyens de contrainte ;
  • Affiner le partage entre le déontologique et l’éthique :
    • pondérer l’admission dans les laboratoires sensibles au triple point de vue : origine sociale et nationale (éviter les risques de pression politique ou familiale), convictions idéologiques, compétences scientifiques.
    • ne pas confondre le respect de la « bonne » pratique utilisant les progrès techniques selon le serment d’Hippocrate avec la réflexion éthique sur le bien-fondé de l’usage de l’arme par rapport aux intérêts « légitimes » – mais comment les définir ?
    • s’interroger sur les stratégies négatives (défense préventive) de la non-assistance à personne en danger : laisser une épidémie décimer un adversaire potentiel.
  • Criminaliser légalement et renvoyer judiciairement devant les juridictions pénales internationales et nationales la tentation (comment la détecter ?) de l’utilisation des processus biologiques. Mais dans la déréliction où se trouve le jus in bello (entre États policés) face au droit humanitaire des conflits (explosion des tendances et minorités) :
    • réinsérer selon d’autres combinaisons juridiques que la référence à « l’arme » et au-delà des définitions existantes des crimes de guerre contre l’humanité, les expansions et le processus agonistiques.

Lénine avait inversé la formule clausewitzienne en « la politique continuation de la guerre par d’autres moyens ». Simple extension de la lutte sociale ou déverrouillage de l’éthique ? L’insertion du biologique en voie de découverte avivera-t-elle la lutte universelle pour la survie, l’espèce se déchirant elle-même pour la maîtrise des ressources et des richesses ?

Le baiser aux lépreux : acte suprême de la non-violence biologique. Inverse du baiser de Judas donneur de mort, il inverse le processus de l’arme biologique : non contact/contagion / infection, mais compassion / effleurement / purification. Triomphe de la reconnaissance de l’humain, du frère humain dans l’autre.

  • Déshumaniser et se repentir – L’arme anthropologique

Au-delà pourrait-on qualifier une nouvelle forme de violence comprenant aussi les embargos entraînant famines latentes et sous-médicalisation, les viols infâmants (faire porter son enfant par les femmes de son ennemi), les massacres ethnocidaires, les déplacements de population, les exodes, l’esclavage, la traite de prostitution, les enfants-soldats… Bref, tout ce qui altère le biotope interne et environnemental.

Ce qui revient à porter des jugements de valeur sur les théologies et philosophies se posant en absolu sacralisant, donc postulant que leur défense, voire leur extension, légitime l’usage de tous les moyens. La « vertu », la « vérité » triomphant de leurs ennemis par la force, par le gène. Le monogénisme culturel contre le relativisme intellectuel qui renvoie pourtant, sans espoir, aux négations réciproques sociologiques et économiques. Ce qui remet en cause le postulat de l’existence d’une morale universelle. Devenu non pas un surhomme, mais un démiurge, l’homme peut-il changer ses comportements – donc ses instincts ?

Peut-on donc définir l’arme anthropologique : de dégradation morale de l’adversaire, de souillure de son corps, dégradation et souillure exercées par son propre corps ? C’est le passage de l’anthropologie ethnologique au cannibalisme révolutionnaire. C’est la capture des femmes. Durant la Grande Guerre, Sarah Bernhardt déclamait son désir de voir violer des femmes allemandes.

Par la Bosnie (purification ethnique) par l’Algérie (jeunes filles kidnappées comme butin de guerre), le viol, de « bavure de guerre », est devenu une arme de guerre : mutation démographique de l’autre et implantation dans sa « race » ou la communauté adverse d’enfants de son sang. L’inverse de l’enlèvement des Sabines qui débouche sur la fusion des deux cités ennemies. Le viol sera-t-il déclaré crime de guerre et même crime contre l’humanité – contre l’humain ? Mettra-t-on hors la loi l’arme anthropologique qui porte atteinte à la physiologie intime et au sacré ethnographique, au respect élémentaire de l’être humain : dépossession de soi et négation de sa fierté.

Au-delà encore le combattant est intégré dans la machinerie destructrice, non plus comme dans la chimère ergonomique arme-outil/servants, à la limite kamikaze, mais d’une part, anatomiquement et sensoriellement dans le guerrier cyborg, d’autre part socialement dans la structure constituée par la force armée. Durant la conquête de l’Algérie, Randon enfuma les tribus kabyles au fond le leurs grottes pour faire cesser l’insécurité pesant sur ses troupes : le moindre tambour devant être persuadé que son salut personnel était plus important aux yeux de son général que de multiples vies adverses. La cohésion militaire prime en efficacité sur le droit des gens.

Au-delà se dresse, l’arme économique (les embargos), la guerre psychologique, de la propagande à la manipulation mentale, à la réification psychiatrique. D’où le doute moral et tactique du mieux armé : est-il conforme à la dignité humaine d’utiliser des armes surpuissantes face à un adversaire qui en est démuni ? La « loyauté » du duel d’honneur, mousquetaire ou cow-boy, peut-elle être transposée à l’échelle collective ?

Toute dissymétrie dans les armements entraîne une dissymétrie dans les valeurs éthiques en présence. Or la raison (au double sens du terme) du plus fort est toujours la meilleure. Avant donc l’évaluation des armes se place l’évaluation des hiérarchies éthiques (intérêts dits vitaux compris) en conflit. Comment avoir l’humilité de reconnaître que la morale de l’autre est supérieure à la sienne ? Passage du subjectif à l’objectif. Ou, si l’on préfère, de la conception de l’autre selon Carl Schmitt, qui fonde la lutte, à la conception de l’autre selon Emmanuel Levinas, qui fonde la convergence. À la limite : comment persuader l’autre, autrement que par la force, de la supériorité de sa propre éthique ? Là encore surgit une aporie : comment passer d’une real-strategie à une éthique transcendale ?

D’où l’ultime interrogation : cette éthique transcendale doit-elle inspirer une morale de repentir ? La mode intellectuelle est à la repentance : les actuels représentants de certaines institutions proclament leurs regrets de positions adoptées par les tenants de ces institutions en des époques révolues. Serait-il nécessaire que tout dominant trie à travers ses combats les armes par lesquelles il les a menés ? Il est difficile de se replacer dans la chaleur d’un conflit passé mais, même anachronique un repentir diplomatique peut adoucir les ressentiments réciproques. Les États-Unis devraient-ils exprimer leurs regrets de la bombe de Nagasaki, comme le demandent beaucoup de Japonais et certains Américains ?

Mais en 1995, cinquantenaire d’Hiroshima, l’opinion publique américaine s’est divisée sur l’exposition de l’Enola Gay, la forteresse volante (du prénom de la mère du pilote) au musée de l’Aviation et de l’Espace de Washington : on n’en présenta que des segments. L’éthique des armes peut-elle conduire à la négation de ce que l’on a fait avec elles, la négation de l’autre ?

  • L’arme maléfique et la morale de la guerre

Le caractère maléfique apparaît même sur le champ de bataille : le syndrome de la guerre du Golfe (maladies « inexpliquées » de certains vétérans) résulte-t-il d’obus irakiens à charge chimique que les alliés ont fait exploser ou d’obus américains à l’uranium appauvri (238) ? D’où hier la recherche par les Américains de « perforateurs », charges qui seraient susceptibles de traverser de nombreuses enveloppes pour ensevelir sous les débris les éventuelles armes chimiques ou biologiques dans les bunkers irakiens, iraniens aujourd’hui pour Israël.

Surgit donc un redoutable problème. Pour assurer le salut quelles que soient les catastrophes survenantes, demeure-t-il éthique d’inventer et construire des armes intrinsèquement perverses ou maléfiques (déforestant, agent orange, laser, radiologie, etc.) ? Où se situe la responsabilité voire la culpabilité ? Sur le politique, le savant et l’ingénieur, sur les ouvriers, sur les exécutants ? Le refus de construire et d’utiliser une arme constitue-t-il l’application d’une clause de conscience négative au-delà du devoir civique et de la discipline militaire ? Peut-on invoquer le devoir de désobéissance, voire le droit à l’insurrection ?

Autre piste générée par le progrès technique : la munition « intelligente ». Une caméra embarquée avec une fibre optique mettant « l’homme dans la foule » permet au servant de piloter en réel l’avancée vers son objectif : attentat ciblée. Cela entraînera-t-il une mutation de sa responsabilité en cas de destruction abusive de personnes ou de biens ? Problème du bunker irakien qui ne contenait que des civils.

Autre piste : doit-on distinguer selon le droit de responsabilité entre tous les échelons potentiellement responsables ou prendre en compte celui de la causalité adéquate : seule la mise en œuvre effective, le non-refus de la tentation belligène sont condamnables. On sait les controverses et les doutes qui ont assailli les atomistes américains après le projet Manhattan et l’explosion de la première bombe atomique à Los Alamos. Les physiciens et les chimistes irakiens se sentaient-ils légitimés par les souffrances que causait l’embargo à leur peuple ? Suprématie de la conscience individuelle ou droit d’un peuple (au sens des juristes progressistes) à survivre ? Distinction entre le soldat et le soudard.

Autre piste ouverte par l’évolution des situations conflictuelles : opérations humanitaires armées d’une part, terrorisme utilisant des armes lourdes d’autre part. Ballotées entre les instructions souvent floues des gouvernements, le droit de la guerre (en opérations) de La Haye et le droit humanitaire des conflits (le droit des victimes) de Genève, les forces d’interposition hésitant à utiliser leurs armes, sont accusées ou de laxisme ou d’interventionnisme. La morale de la protection immédiate est mal encadrée par le droit existant. Comment l’exécutant de terrain devra-t-il gérer en éthique l’usage de ses armes face au politique, aux opinions publiques et aux organisations non gouvernementales se saisissant d’un magistère moral ? Les opérations extérieures (opex) réagissent sur les comportements des différents échelons (cf. les « dix commandements du légionnaire »).

Alors l’éthicien des armes est confronté à un double problème. En stratégie opérationnelle, élaborer les doctrines d’emploi n’utilisant que des armes « propres ». Dans le cas où une arme acquerrait des efforts pervers : proposer les moyens de la rendre inoffensive pour les populations. En ce sens l’éthicien des armes ne saurait se satisfaire de l’aide apportée aux victimes civiles des mines se multipliant après la fin des combats au Cambodge, en Angola, de l’effet affectif de la mort de lady Diana et des dispositions interdisant la fabrication et l’usage des mines antipersonnel adoptées lors de la conférence d’Ottawa (1997). Mais il doit rechercher les moyens actuels d’accélérer le déminage.

Surgissent de grands doutes sur la tentation d’utiliser telle ou telle arme en fonction de son efficacité. Eu égard à la sophistication et à la diversification industrielle la plupart des armes sont intégrées en deux systèmes entrecroisés.

L’un technologique : un système d’armes stricto sensu. Une arme ne peut être utilisée seule : un avion a sa maintenance et ses radars au sol, ses approvisionnements en vol, ses armements différenciés, etc. Un canon a ses observatoires de tir, son train logistique, etc. C’est donc élément par élément que le système d’armes doit être apprécié en éthique. Un champ de mines antipersonnel doit être congruent avec une certaine topographie du champ de bataille défini par ses zones d’accès et de passage, ses angles de tir, les plans que l’on en conserve pour le déminage, etc.

Donc l’autre système, l’opérationnel, défini par le principe de liaison des armes imbriquant de plus en plus les diverses armes (infanterie, aviation…) en des opérations combinées : AirLand Battle, appui marin, géodésie satellitaire, etc.

En conséquence, si l’un des éléments de ces deux systèmes est estimé « anti-éthique », il faut inventer un remplaçant ou limiter sa durée d’efficacité – mais au temps du combat ou de la période de guerre ? Problème humanitaire des mines antipersonnel. Afin d’enrayer une invasion stratégique ou une avance tactique, un belligérant peut arroser de mines une zone par des cluster bombs aériennes. Inversement pour faciliter sa propre avance il peut larguer des « bombes à effet de souffle » (Fuel-Air Explosive7) brûlant tel le napalm et absorbant l’oxygène ambiant, donc asphyxiant les hommes et faisant sauter les mines posées. Dans les deux cas s’impose la protection de ses combattants. Toute doctrine d’emploi débouche sur le dilemme éthique, lui ou moi.

Esquissons un quadrangle.

  • Le quadrangle éthique / tactique. Entre le bien et le mal

Soit les deux dyades du quadrangle éthique / tactique.

Première dyade : soit aux deux limites les armes dites de défense défensive et les armes dites offensives. Distinction non pertinente. Certes les analystes distinguent entre proliférations, horizontale, verticale, oblique : pour soi, ou pour tel ou tel autre ; et entre système d’armes offensif ou défensif, stabilisateur ou déstabilisateur. Ces distinctions sont rebelles à un classement définitif de telle arme en telle ou telle catégorie : les notions d’armes défensives ou offensives, stabilisatrices ou déstabilisatrices… sont relatives au moment et au lieu technico-tactiques où elles sont susceptibles d’être employées sur le terrain. Dans le feu de l’action hors l’exacerbation des passions tout peut servir à une agression. Inversement, une arme offensive peut assurer une défensive. Par exemple, la France de 1930 a cru s’assurer une stratégie défensive par la ligne Maginot, bouclier total, alors que cette stratégie défensive aurait sans doute été mieux agie par un corps de bataille offensif mobile (doctrine de Guderian, Fuller, Eimannsberger, de Gaulle…).

Plus opératoire serait la distinction entre armes extraverties et armes introverties. Introverties sont les armes entrant majoritairement dans les doctrines stratégiques visant à clore un espace géopolitique, géojuridique et culturel, à protéger des ensembles démographies et économiques, des murs (Hadrien, Chine, Atlantique…) aux systèmes d’alerte antimissiles ou au contrôle des frontières et des aéroports. Extraverties sont les armes entrant majoritairement dans les doctrines stratégiques destinées à projeter des puissances.

Proposition à relativiser en éthique en égard à la polyvalence tactique de toute arme, de tout instrument. La guerre irako-américaine a été symptomatique : pour détruire en partie de virtuelles armes de destruction massive irakiennes les États-Unis pensaient utiliser des armes de destruction précise (intelligentes) tactiquement offensives, qui sont considérées comme stratégiquement défensives pour protéger les pays voisins. En définitive donc, le caractère éthique ou non de l’arme dépend subjectivement de la négation exercée à l’encontre de l’autre.

Ce qui renvoie à la seconde dyade du quadrangle.

Seconde dyade : parmi les innombrables traités de morale reflétant au fil des siècles l’évolution des mœurs, peu ont survécu. Soit aux deux extrêmes de l’évaluation, l’Éthique à Nicomaque (Aristote) préconisant les vertus de tempérance, de juste milieu pour une vie apaisée dans la cité, et les Fondements de la métaphysique des mœurs (Kant) posant la délibération individuelle (autonomie et liberté) comme énonciation d’une règle de conduite universelle. Ainsi se déploie le vaste champ de l’éthique, du devoir pratique à une morale de l’excellence.

Ceci en théorie pour l’éthicien des armes qui souhaiterait en référence à Aristote une conception morale identique chez son adversaire (comme certains Américains ont essayé d’expliquer la dissuasion de non-emploi réciproque aux Soviétiques) ; et en référence à Kant une conception universelle de la morale humaine. Mais déjà dans son Éthique Spinoza avait distingué entre l’éthique, devoir de persévérer dans l’être et la joie de promouvoir l’humain dans l’homme, et la morale, art de déterminer le bien et le mal dans la contingence.

Alors s’instaure une dialectique entre durée et dureté. Tout empire affirme la coïncidence d’un ordre moral et géopolitique général avec une certaine conception de ses intérêts : Athènes ou Rome, les Ottomans ou les Habsbourg, les géopoliticiens des Reichs allemands et les « thassalocrates » protestantes anglo-saxonnes : chacun postule sa bonne foi pour reformater le monde – Shape the world selon la formule de certains politiques américains contemporains pour l’échelle planétaire. Mais cette tentation, cette volonté existent aux échelles sous-continentales ou régionales. D’où un calcul à la fois quantitatif et qualitatif : ne vaut-il pas mieux, pour parvenir le plus rapidement possible à cet ordre espéré ailleurs, utiliser les armes les plus « efficaces », non les plus « humaines » qui allongeraient la durée des pertes et des perturbations ? Paradoxal principe machiavélien.

D’autant plus que dans la passion de la bataille, les ennemis finissent par se ressembler. Alors par un mouvement homothétique à celui de la loi de Gresham (la mauvaise monnaie chasse la bonne), le « bon » droit de la guerre, la « bonne » éthique risquent d’être dégradés au profit des « mauvais ». Il est difficile de respecter le droit des gens (le sien) contre des adversaires qui ne le respectent pas. Ce fut l’un des grands dilemmes moraux des guerres de colonisation et de décolonisation, aggravé par le dénivellement technologique des armes. « Donnez-nous vos bombardiers, nous vous donnerons nos couffins » (pour le transport de bombes artisanales) disait un responsable du fln durant la guerre d’Algérie.

En d’autres termes, le problème est aussi de savoir sur quelle « population » plus ou moins organisée, militarisée, on appliquera telle ou telle arme.

En bref : quand le salut public peut-il exiger la mort de l’autre, donc en contrepartie possible, celle de soi ? Certaines populations se massacrent statiquement à l’arme blanche (Rwanda, Algérie) alors que les grandes guerres révolutionnaires de décolonisation ont vu la montée en puissance de l’organisation militaire populaire et de l’armement, mais au prix de lourdes pertes humaines (Algérie, Viêtnam). Les pays développés ont surdéterminé la valeur de la personne existante au-dessus de tout autre considération : suppression de la peine de mort, législation de l’ivg8, désir d’expédition militaire humanitaire à zéro perte. C’est-à-dire que dans leur inconscient stratégique, on ne doit plus mourir. Conséquence : conserve-t-on le droit éthique de tuer ? Car peut jouer l’ivresse de la justice, violence transcendée en esthétique de la cruauté. En caricature : Docteur Folamour. Ne pas se laisser prendre à l’arme œuvre d’art exposée dans les musées, armureries, ou avivant les sentiments de puissance. Que l’on songe aux fantasmes technologiques et verbaux du nucléaire : bombardiers stratégiques, missiles intercontinentaux, porte-avions lourds, sous-marins.

Sinon l’éthicien des armes stagne dans ce que Nietzsche appelait la « moraline ». Or l’éthique doit précéder le droit. Car la justice est l’amour de l’autre (Spinoza) et la déontologie est la recherche du juste (Bentham). Ceci en théorie mais en doctrine s’instaure une hiérarchie dégressive perdant en valeur ce qu’elle est censée gagner en efficacité :

  • le spirituel fusant risquant la désocialisation ;
  • l’éthique transcendentale posant des valeurs essentielles se heurte à la morale opérationnelle, les opérations en « praxis » ;
  • le déontologique professionnel avec ses éventuelles clauses de conscience ;
  • le juridique formalisé entériné par les politiques, et déterminant l’obligation ou l’interdiction.

Certes, l’éthique doit raffiner sur l’illicite et poursuivre l’illégitime. Cependant, à reprendre la distinction de Max Weber, l’éthique de responsabilité (le possible) l’emporte souvent sur l’éthique de conviction (les valeurs). Une moral-strategie est souvent refoulée par la real-strategie.

Dès lors, confronté à la défaite possible, l’éthicien des armes acceptera de rechercher le moindre mal immédiat. Mais un comportement de sollicitude (Paul Ricœur) est-il admissible en cas d’agissements inhumains ? La probité individuelle, le scrupule, s’enfuient devant le devoir de défense sociale, ou devant le maintien des valeurs fondamentales ?

Ainsi se noue une trialectique entre :

  • la valeur reconnue à la personne humaine ; celle de l’autre supérieure à la sienne propre en matière de conflit individuel et inversement en cas de survie collective du groupe ;
  • les valeurs dont on postule l’absolu et qui peuvent être adultérées par les armes et les moyens utilisés par la communauté qui les proclame, mais seraient bafouées si cette communauté était défaite ;
  • donc : la notion de salut public ultima, suprema lex.

Celui-ci doit être remis en question. Il faut dissocier :

  • la morale de conviction juge sur l’intention, sauver son peuple.
  • Le conséquentialisme juge sur les effets de l’acte, mais peut faire préférer le confort moral personnel (donc un égoïsme déguisé) au sacrifice de sa collectivité.
  • l’utilitarisme projette la responsabilité dans le futur, et dans la sauvegarde du lien stratégique entre soi et l’autre, voir des tiers futurs.

Mais la prise de conscience de la globalisation des risques se heurte à l’affirmation des valeurs parfois non coïncidantes : droits de l’homme à l’occidentale, islamisme, vishnouisme, asianisme, afranisme9 – après la déflation du communisme… Peut-on tenter de mettre en place un « droit des droits de l’homme », un droit indérogeable constituant un espace juridique se généralisant, droit qui par ses procédures deviendrait un métadroit10. Les tribunaux pénaux internationaux chargés de juger les récents crimes contre l’humanité devraient être composés de membres représentant les cinq continents, préfigurant un métadroit intercivilisationnel8.

Symbolisme facile peut-être car dans l’histoire l’éthique ne se manifeste que selon une logique « non standard » : une morale de proximité pratique plus ou moins asymptotique par rapport aux principes. Mais c’est l’indignation subjective qui relance son dynamisme. Car si, biologiquement, la morale résulte de la capacité du cerveau à se représenter des pensées extérieures, celles de l’autre, donc de se relativiser par rapport à lui, psychologiquement l’éthique est la pulsion, l’effort conscient, qui fait sortir l’humanité de l’animalité.

Ainsi, en vertu du principe de précaution, au-delà de la rupture praxéologique qu’elle a déterminée, l’arme absolue devrait entraîner une rupture téléologique entre morale (ce qui est bon pour la légitime défense de sa civilisation, sa religion, sa nation, sa classe, son ethnie…) et éthique (ce qui sera bien pour le plus grand nombre à venir). Ce qui déboucherait sur une méta-éthique universalisable par l’affirmation de la préférence de l’autre à soi, par une remise en cause de la loi suprême du salut public, du persévérer dans l’être.

Une voie moyenne sera-t-elle offerte par les armes non létales ? Elles devraient éviter les handicaps définitifs tout en engorgeant tactiquement les services de secours et de combat adverses.

En réalité, l’éthicien des armes doit demeurer sans illusion et admettre deux propositions : les variations de l’intensité des négations stratégiques déterminent la dureté ou l’adoucissement des réifications tactiques (l’efficacité des modes opérationnels et la maîtrise psychologique imposée à l’autre). Il est pourtant inutile d’infliger des souffrances superflues, et de faire déborder dans le temps et l’espace, hors du théâtre d’opérations, l’effet des armes au-delà du conflit, a fortiori d’infecter biologiquement et de transmuter génétiquement les générations à venir.

Il y a eu les mythes de la guerre chevaleresque, de la guerre en dentelle en fait si peu limitée, de la « guerre sans haine ». Puis après les tueries de la Grande Guerre planétaire manufacturière, les délitements de la distinction combattants armés/populations civiles, et l’arme anthropologique, les camps de la mort. L’arme balistico-nucléaire a généré, mythe politico-stratégique ou réalité virtuelle, le concept de Mutual assured destruction indéfiniment reportée. Puis les gaz et les virus en principe juridiquement interdits. Mais l’éthicien des armées doit anticiper le droit, et pallier dès maintenant les conséquences de ses carences. Et il doit contrôler le tacticien des armes dans sa mauvaise conscience (tuer avec trop de supériorité technique) et dans sa conscience malheureuse (rééquilibrer par des armes perverses le destin dangereux de son peuple). Enfin, il doit tempérer le politique dans sa conscience inquiète (crainte de ne pas construire l’arme qui sera efficace, donc propension à construire toutes les armes).

Ceci en bonne morale. En réalité le tacticien des armes même pénétré de l’éthique sait que ce n’est pas toujours possible eu égard aux variations anthropologiques, technologiques, à la chaleur de la lutte qui s’accroît au long du conflit jusqu’à la résipiscence de l’un des adversaires, – ou à l’épuisement/écœurement des deux. En définitive, c’est au plan de l’interchangeabilité des armes dans les doctrines de stratégie opérationnelle que l’éthicien doit faire en sorte que l’autre ne souffre pas trop – en attendant le souhaitable âge d’or prophétisé par Isaïe : « on fera des socs de charrue avec les épées ». Sans oublier qu’un soc de charrue peut aussi servir à tuer 

1 Groupe islamique armé.

2 otan.

3 onu.

4 abn.

5 ciab

6 C.H. Waddington, G. Allen and Unwin, London, 1957.

7 fae.

8 Interruption volontaire de grossesse.

9 Philosophie politique et anti-impérialiste affirmant après la négritude l’identité africaine.

10 Voir notre ouvrage collectif De la dégradation du droit des gens dans le monde contemporain, Anthropos-Economica, 1981.

L. Husson | Valeurs et formation dans l’ar...