N°9 | Les dieux et les armes

Antoine Windeck

Présences du sacré et du religieux dans la vie militaire

Avant d’entreprendre une réflexion sur le lien entre le sacré, le religieux et les armées, je me suis interrogé sur la pertinence de développer ce qui relève de la sphère de l’intime et du privé, en accord avec les obligations d’une institution respectueuse des principes de laïcité qui prévalent dans la société française. Sans détenir les compétences d’un sociologue, ou celles d’un historien, pour évoquer la relation du sacré et du religieux avec le métier des armes, je tenterai modestement d’apporter quelques éléments de réponse, à l’aune de mon expérience et de mes réflexions, alimentées par certaines lectures.

En quoi les armées sont-elles concernées par le sacré et le religieux ? Quelles relations les militaires entretiennent-ils avec le sacré dans leur vie professionnelle ? Le métier des armes offre-t-il un cadre favorable au développement d’une pensée de nature spirituelle, religieuse voire mystique chez ceux qui l’exercent ? Voit-on le fait religieux, posé comme un fait social, prendre aujourd’hui une importance croissante au sein des armées ? Autant de questions auxquelles diverses approches pourraient apporter des réponses de nature sociologique, anthropologique…

Ces différentes interrogations nous conduisent à traiter successivement de la distinction qui s’impose entre sacré et religieux, du développement d’une conscience particulière qu’induit le métier de soldat, de la place accordée à la notion de sacrifice dans le cadre de l’action militaire, enfin de la façon dont nous devons répondre aux aspirations spirituelles, religieuses, de nos subordonnés au sein des armées.

Définir les termes « sacré » et « religieux » permet de fixer le cadre de la réflexion sur un thème complexe. Ils ne doivent pas être confondus, même si une évidente parenté les relie. Durkheim, Mauss et Weber notamment pour les pères de la réflexion sur la sacralité, ont été parmi les premiers a abordé ces thèmes dans une approche théorique, avec certaines limites que d’autres auteurs, comme Roger Caillois, pour n’en citer qu’un, ont cherché plus tard à préciser. L’ensemble très vaste que recouvre ces sujets, rend immanquablement réductrice une tentative de définition. Nous retiendrons que la notion de sacré définit un domaine supérieur, séparé, interdit et inviolable dans son accès et dont le respect s’impose à tous. Par nature, le sacré s’oppose donc au profane. Le religieux se réfère quant à lui plus directement à une dimension transcendante, à une relation personnelle à une divinité. Source de normes, de doctrines et de rites, cette notion renvoie cependant à des réalités très diverses, où la subjectivité prend, à notre époque, une part de plus en plus importante.

La finalité opérationnelle des armées, et son corollaire concret de l’emploi de moyens destinés à tuer, doivent conduire chacun des membres de la communauté militaire, mais aussi tout membre de la société, à s’interroger sur le sens de l’action militaire. Chaque individu y apportera ses propres réponses, selon ses convictions philosophiques ou religieuses, mais aussi selon la façon dont il entend, par son action personnelle au sein de la communauté nationale, contribuer à la sécurité de son pays. La religion chrétienne, dès ses débuts, a offert la possibilité à ceux qui s’engagent dans les armées de concilier leurs convictions religieuses avec le service dans les armées. Ainsi les Évangiles rapportent-ils les paroles de Jésus-Christ exaltant la foi profonde du Centurion « je vous le déclare, chez personne en Israël, je n’ai trouvé une telle foi1 ». Malgré ses appels répétés à l’amour du prochain dans ses enseignements, le Christ ne remet pas en cause son engagement de soldat servant de surcroît au sein de l’armée romaine, armée d’occupation de la terre d’Israël. Comment un officier catholique ne verrait-il donc pas dans ces lignes, comme l’a définitivement enseigné l’Église à partir du ive siècle2, l’affirmation de la possibilité de mettre en accord ses convictions profondes avec une obéissance à une autorité civile et l’appartenance à une fonction sociale, destinée à donner la mort, s’il en était besoin ?

Ce qui peut apparaître, plus ou moins simple dans la théorie et les principes, s’avère cependant plus difficile dans les faits à mettre en œuvre et à vivre. Pour ne rester que dans un cadre historique restreint, les mutations sociologiques et idéologiques de la société française de la fin du xixe siècle et du début du xxe ont exacerbé les difficultés que ressentaient certains militaires à concilier leurs convictions, en particulier spirituelles, avec le devoir d’obéissance lié à leur état de soldat. Notons pourtant que les réponses à ces difficultés ont toujours été personnelles ; chacun trouvant, en conscience, un accord possible entre l’obéissance à des principes considérés comme supérieurs et l’exécution des ordres reçus. Le métier militaire n’est pas le seul, où les obligations liées à l’exercice d’une fonction particulière et la conscience individuelle peuvent parfois se confronter douloureusement.

Chaque homme est appelé à expérimenter, en tant qu’individu s’insérant dans une communauté familiale et sociale, une relation personnelle avec la mort. Néanmoins, les spécificités du métier militaire, – en dépit d’une nette évolution dans la forme et l’intensité des engagements actuels – conduisent à s’interroger sur le sens de la vie et de la mort. Dans sa forme la plus radicale, se fondant sur le risque accepté de devoir sacrifier sa vie, le militaire peut être appelé à donner la mort à autrui au nom de l’État français, désigné comme un adversaire. Plusieurs écrivains combattants de la Grande Guerre ont montré cette lente maturation psychologique qui naît chez le soldat de la confrontation quotidienne à la mort. Par leur dimension transcendante, les religions, notamment la religion catholique, apportent une partie des réponses indispensables pour éclairer l’action humaine, et écarter le désespoir pouvant naître de la réalité difficilement supportable de la guerre et des souffrances qu’elle engendre.

À titre d’illustration, dans un registre plus concret, les chants militaires sont fortement marqués par le thème récurrent de la mort. Qu’il s’agisse de celle d’un camarade ou de la sienne propre, la mort est alors évoquée soit comme une réalité acceptée et indissociable du métier, soit comme un défi lancé en forme d’exorcisme.

Plus encore, le métier militaire se rattache profondément, par nature et par essence, à la notion de sacrifice. Comme l’a montré Pierre Nora3, dans Les Lieux de mémoire, l’esprit de sacrifice a fortement évolué au cours de l’histoire, perdant progressivement son sens chrétien pour être transféré à la nation en guerre puis à la nation en paix. Se référant à un choix accepté, plus ou moins consciemment, selon les circonstances, l’esprit de sacrifice consiste toujours à faire prévaloir le bien commun sur l’intérêt personnel. La dernière version du statut général des militaires le rappelle dans son premier article : « l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité ».

Tout ceci contribue donc à développer, sans doute plus au niveau institutionnel qu’individuel, me semble-t-il, une conscience de nature quasi sacrificielle de la fonction militaire. Sans établir un parallèle trop hasardeux avec la notion de victime expiatoire, elle rejoint à certains égards la notion plus positive que la religion catholique accorde au sacrifice, rédempteur par excellence, librement accepté du Christ lors de sa crucifixion. La rédemption, qui nait du sacrifice au combat, s’exerce autant à l’égard de l’individu lui-même, que la mort transforme en héros, qu’à la société elle-même qui se construit ou se régénère sur le sacrifice de ses membres.

Cette exigence de la société d’un possible sacrifice de ses soldats, s’accompagne de la reconnaissance d’un statut de héros qu’elle leur accorde. La société militaire, reflet à cet égard de la société tout entière, aime à glorifier l’exemple de ses anciens, de ses héros en louant leurs vertus de fidélité et de courage. La qualité pédagogique du culte du héros est essentielle. Le Panthéon militaire imprime une partie importante de l’imaginaire, de l’inconscient collectif, de la communauté militaire ; tout membre de celle-ci doit alors se montrer digne de ceux dont l’armée exalte l’exemple. Plus encore, s’appropriant à l’égal des tragédies grecques, et des gestes médiévales, la bravoure des anciens, la commémoration des actions passées, victorieuses ou non, ont développé peu à peu un socle commun de valeurs auquel s’identifie profondément la communauté militaire.

La dimension rituelle, indissociable du fait religieux, est elle-même sous-jacente d’une partie des traditions et des symboles militaires, comme une forme d’expression collective, comparable à bien des égards à un culte laïc et public. Le cérémonial, rigoureux, formalisé et répétitif, tient lieu et forme de liturgie, ordonnant le déroulement des prises d’armes. Surprenant les observateurs ignorant des réalités et habitudes militaires, elles frappent surtout par la part accordée à ce qui apparaît comme un rituel très codifié. Maurice Blondel explique dans sa thèse publiée en 1913 que le besoin de cérémonial et de rites est, de façon générale, dérivé du culte religieux : « Même chez ceux qui prétendent être affranchis de toute superstition, […] on remarque ce besoin de rites et […] cette contrefaçon des cérémonies d’un véritable culte ; comme s’il fallait rehausser à tout prix, par une sorte de solennité liturgique, la pauvreté trop visible des actions toutes nues. »4

Le cérémonial militaire accorde une place exceptionnelle aux emblèmes nationaux, symbole de la France. Le respect formel qui entoure leur présentation au cours des cérémonies, montre la reconnaissance de la place accordée à la France, comme un bien supérieur, qui peut justifier le sacrifice de ses citoyens. En outre, le drapeau, l’étendard ou le pavillon traduit de façon implicite l’appartenance à un même corps, formation, unité ou bateau. Cette sacralisation de l’emblème national est riche de sens. Elle est surtout directement créatrice de cohésion et de solidarité, au sein de la communauté nationale, comme au sein de la communauté militaire. C’est bien pour ces raisons que le respect des couleurs nationales doit faire l’objet d’une pédagogie explicative auprès des plus jeunes.

Pierre Dabezies affirme que « l’exaltation du sacrifice suprême, culte des héros universellement célébré… il s’agit là, en réalité, de moyens propres à sacraliser l’esprit de communauté. » Les cérémonies militaires sont donc bien la manifestation de la cohésion du groupe autour du partage de valeurs et de références communes.

À cet égard, nombreuses sont les armées, armes ou subdivisions, qui ont su glorifier l’action exemplaire de leurs anciens à travers un cérémonial, riche de symboles et à ce titre porteur de sens. La Légion étrangère a, peut-être plus que d’autres, développé cette dimension rituelle lors des cérémonies de Camerone. La commémoration du combat de Camerone à Aubagne, où se trouve le commandement de la Légion étrangère, bénéficie d’un cérémonial particulier le distinguant des autres cérémonies se déroulant le 30 avril dans toutes les formations de la Légion étrangère. Le porteur de la main du capitaine Danjou, prothèse articulée qu’il portait lors du combat de Camerone, parcoure la « voie sacrée » et la présente, à l’égal d’une relique que l’on vénère, aux légionnaires présents sous les armes. Toutes les cérémonies, au cours desquelles l’évocation de l’exemple des anciens tient une place majeure, ont une seule et même finalité, promouvoir les valeurs intemporelles de courage et de dévouement, de sacrifice et de respect de la parole donnée, mais aussi de solidarité et de camaraderie, valeurs auxquelles les plus jeunes devront en toutes circonstances se référer, en particulier dans celles, exceptionnelles, du combat.

Au-delà des aspects symboliques que nous venons de souligner, et dont la dimension apparente et formelle rejoint aussi sur le plan du fond l’essence même du métier militaire, l’exercice de celui-ci nécessite le respect de valeurs. Ces valeurs, à travers un corpus de règles fixées au cours de l’histoire, confère à ce métier si particulier une indispensable et exigeante dimension éthique. Trouvant un écho dans l’affirmation chrétienne de la dignité propre de l’homme, l’éthique du soldat impose de reconnaître en tout homme, qu’il soit un frère d’armes ou bien un adversaire, son inaltérable et inaliénable dignité, quelles que soient les circonstances. L’extrême attention qui entoure la façon dont la force est mise en œuvre dans l’exécution des missions opérationnelles en est sans doute la principale illustration. Indépendamment des convictions personnelles, philosophiques ou religieuses, de chaque membre de notre institution, cette dimension impose des devoirs à chaque soldat et doit faire l’objet d’un consensus sans faille. Symbole d’une identité collective, son respect absolu appartient lui aussi au domaine du sacré et fonde « l’agir normatif » du soldat.

La proximité, directe ou indirecte, avec la mort qu’impose l’engagement au combat, ne suffit sans doute pas à expliquer le développement chez certains d’une conscience « mystique » ou religieuse. Le développement des opérations extérieures constitue une rupture de cadre et d’environnement pour les militaires, favorable à un détachement, à une forme temporaire de renoncement matériel. Laissons une nouvelle fois la parole à Maurice Blondel qui affirme : « Si le train ordinaire des choses nous assoupit, la première exception venue, le premier événement qui brise la chaîne des habitudes, éveille la réflexion ; et la réflexion nous ouvrant la vue du mystère, nous jette à l’infini. »5

À l’instar de leurs anciens, engagés dans les corps expéditionnaires en Afrique ou en Asie, les soldats contemporains sont naturellement conduits à une forme de détachement. Détachement affectif, en premier lieu, il l’est aussi, sur le plan matériel, dans l’abandon d’un certain confort et d’un certain nombre d’habitudes. Librement consentie et acceptée, cette rupture parfois brutale avec les conditions de vie quotidienne incite à une forme de renoncement, ponctuel mais bien réel. La rusticité imposée par les engagements opérationnels sur de nombreux théâtres rejoint les expériences vécues par de nombreux contingents de militaires dans les grands espaces naturels, déserts et forêts, s’apparentant par certains aspects à l’isolement volontaire et à la pauvreté que recherchent toutes les religions, pour mieux accéder à la recherche spirituelle de Dieu. La confrontation avec des populations pour lesquelles le religieux est au centre de la vie sociale, notamment en Afrique, a exercé une profonde influence dans l’évolution spirituelle et la conversion de soldats tels que le capitaine Ernest Psichari, petit-fils de Renan, et le lieutenant Charles de Foucauld. Sur un autre plan, le désert a toujours exercé une très profonde influence sur ceux qui l’ont fréquenté, avec des personnalités bien différentes comme le capitaine Lawrence d’Arabie ou Théodore Monod.

En substance, du fait d’une mise en contact avec des éléments externes au cadre habituel de vie, cette rupture est propice à des interrogations de nature ontologique.

L’adhésion à la foi catholique, comme à toute autre forme de spiritualité, relève d’une démarche individuelle. Cependant, au caractère privé de cette adhésion s’ajoute, comme pour toutes les religions monothéistes, une dimension cultuelle et sociale, collective dans son expression. Ces pratiques cultuelles, rituelles, fondent, ou expliquent, certains comportements, privés et publics. À ce titre, elles doivent trouver leur place dans le champ plus vaste du culturel qui s’est forgé au cours des temps, intégrant des tendances qui paraissent parfois difficilement conciliables. Il ne s’agit donc pas au nom du principe « sacré » de laïcité d’empêcher tout individu de pratiquer sa foi religieuse, mais bien au contraire, tout en l’encadrant, de lui permettre de la pratiquer avec la dignité qui s’impose. Il appartient donc bien au chef militaire de répondre aux aspirations spirituelles de ses subordonnés, en leur permettant de les exprimer dans le cadre défini de la laïcité de l’État et des règles propres de l’institution militaire.

En substance, les armées entretiennent une relation ancienne et forte avec le sacré et le religieux, tenant autant à la formation progressive du mythe du héros militaire par l’imbrication de l’épopée militaire et de l’histoire nationale, qu’à l’évidente proximité des soldats avec la mort dans leur engagement au combat.

Pour ancienne qu’elle soit, cette relation s’est progressivement transformée sous l’influence de différents facteurs, liés en partie à l’évolution de la place du sacré dans la société et au relativisme posé comme le principe absolu sur lequel se fonde le respect des différences. Les aspirations individuelles à une certaine immanence et la reconnaissance de la dimension spirituelle de l’homme doivent ne pas être écartées, comme nous l’avons montré, de toute approche du fait religieux. Elles ne peuvent pas être réduites à un fait sociologique. La distinction qu’offrent, sans les opposer mais en les considérant comme complémentaires, les notions de culturel, au sens de civilisationnel, et de cultuel peut nous aider à mieux appréhender la façon dont notre institution doit s’adapter à cette demande de spiritualité. Le général du Barrail n’écrivait-il pas, alors qu’il était ministre de la Guerre : « Si vous ôtez aux troupes et aux hommes de guerre la croyance à une autre vie, vous n’avez plus le droit d’exiger d’eux le sacrifice de leur vie. »

1 Évangile de Saint Matthieu, (Matthieu 8, 10).

2 Georges Minois, L’Église et la guerre, de la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, 531 pages.

3 On pourra utilement se référer à Jean de Viguerie, Les Deux Patries : essai historique sur l’idée de patrie en France, dmm, 1998. Dans son ouvrage, Viguerie analyse notamment comment la notion de sacrifice a évolué en France depuis le début de la Renaissance parallèlement à celle de patrie.

4 Maurice Blondel, L’Action, essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, 1893, puf, 1973, p. 312.

5 Op. cit., p. 311.

A. Lalanne-Berdouticq | Armées et religions