Lorsque le rabbin korsia, aumônier général des armées m’a demandé d’écrire un article sur « les dieux et les armes », j’ai d’abord voulu refuser ; trop personnel ? Trop iconoclaste pour l’opérationnel que j’ai été ? Et puis je me suis souvenu de cette question qu’un examinateur m’avait posée lors d’un entretien : « quelle est la religion de l’armée ? ». C’était la première fois de ma jeune carrière où je me sentais, certainement à tort, agressé dans l’intimité de mes croyances, tant cette question déniait les valeurs qui encadraient mon engagement comme pilote de chasse dans l’armée de l’air française.
Le métier des armes, on pourrait d’ailleurs y associer le métier des forces de l’ordre de ce point de vue, est unique car il expose ses acteurs au sacrifice ultime et les autorise dans certains cas et en toute légalité à enlever des vies. Les médias, les films de fiction relativisent et banalisent cette réalité : combien de décès, de viols et d’agressions de toutes sortes voit-on chaque jour en regardant la télévision ? Pour le pilote de combat, la réalité explose dans sa tête lorsqu’au petit matin il quitte son hôtel en Italie, voit sur la zone d’opérations des villages en feu, puis lâche un peu plus tard 500 kg de bombes sur un objectif défini et validé dans les Balkans.
Dans nos sociétés occidentales où grandit une certaine déshérence religieuse en même temps que se développent les intolérances et les intégrismes, comment apprécier un besoin de sacré et son apport dans le métier des armes ?
Pour ma part, l’application de la violence par les armes n’est légitime que grâce et par le respect des valeurs républicaines ; dès lors, le sacré ne peut venir qu’en aide à la détresse de celui qui aura conscience d’avoir enlevé une vie même dans un cadre clair et légal au regard des lois et règlements nationaux et internationaux. Une aide pour éclaircir le « brouillard de guerre » intérieur en quelque sorte, pour paraphraser Clausewitz.
Après avoir défini le cadre de ma réflexion marquée par mon expérience de pilote de combat, je développerai mon propos au travers de trois temps forts de la carrière : l’engagement, l’entraînement et les opérations. Ce témoignage est une réflexion personnelle fondée sur ce que j’ai vécu au cours des vingt-huit années passées dans l’armée de l’air.
Si la notion de pilote dans l’armée de l’air couvre plusieurs métiers, ces officiers ont en commun d’être tous des combattants.
L’engagement de moyens militaires aériens, ou plus généralement la guerre aérienne, peut prendre des formes variées dans un contexte désormais presque toujours interarmées et internationale.
En posture permanente de sûreté, le pilote de défense aérienne est d’abord les yeux puis éventuellement le bras armé du décideur ; son action pourra être relayée par un équipage d’hélicoptère mesure active de sûreté aérienne (masa)1 et pourra se terminer par une action au sol des forces de l’ordre. Ces actions s’opèrent dès le temps de paix, soit dans le cadre de mesures d’assistance, soit à l’occasion d’infractions ou de suspicion d’infractions. Le panel des mesures applicables est donc très vaste et peut se terminer par une action d’ouverture du feu.
Lors d’une opération d’évacuation de ressortissants comme ce fut le cas par exemple, à Brazzaville en 1997, les commandants de bord des avions de transport tactiques (att) et leurs équipages ont une très vive conscience du risque ; poser un avion puis le faire décoller avec à son bord quatre-vingt passagers sur un terrain en pleine opérations demande technicité mais aussi et surtout prise de conscience du risque afin de le maîtriser : celui qui n’en aurait pas pris la mesure serait un danger pour lui-même mais également pour le reste de l’équipage, les passagers et les populations survolées.
Les équipages d’hélicoptères réalisent des missions complexes utilisant souvent les moyens que la nation met à leur disposition à la limite des possibilités de la mécanique. La récupération d’un passager en situation d’urgence chirurgicale à bord d’un paquebot en pleine nuit en limite du rayon d’action de la machine, constitue une prise de risque et de responsabilité qui doit être saluée car in fine, la décision ultime de faire ou ne pas faire repose sur les épaules du commandant de bord : il s’agit bien d’une décision qui met en jeu la vie ou la mort de l’équipage et du rescapé. Il en est de même pour l’exécution de la mission de recherche et sauvetage au combat2, certainement la mission aérienne la plus complexe à réaliser à ce jour.
Enfin, un pilote de chasse ou un équipage qui part en mission de bombardement sur un objectif planifié ou en soutien de troupes au sol sait que la frappe ne sera chirurgicale que pour celui qui tire sa bombe : avec une très forte probabilité, la cible attribuée à l’équipage sera atteinte. En revanche, les ennemis au sol savent qu’ils peuvent faire face à une attaque aérienne avec tout ce que cela entraîne, ils peuvent s’en protéger voire attaquer par du sol/air… Il ne s’agit pas d’un jeu vidéo.
On le voit, quelle que soit sa spécialisation, un pilote peut être amené à réfléchir sur l’existence, sur le sacré et sur la mort. Sur la sienne et sur celle des hommes et des femmes qui dépendent de ses actions. Mais seul celui qui tire une munition possède la responsabilité de la destruction d’un objectif et de vies. Ce n’est pas forcément une réticence morale, c’est juste un fait… avec lequel il faut composer.
S’engager pour devenir pilote… la concrétisation d’un rêve. Est-il inconvenant de dire qu’on ne choisit pas de devenir pilote militaire comme on devient employé de bureau dans une activité peu exposée, avocat ou chercheur, par exemple. Lorsque la promo 81 de l’école de l’air s’est retrouvée en stage de formation militaire dans les Alpes, nous avons passé une soirée à nous présenter les uns aux autres. Je garde de cette soirée un vrai étonnement pour ne pas dire une révélation sur mes motivations (travail de groupe certainement !) : la quasi-totalité de mes camarades ne savaient pas dater leur vocation, ni expliquer cet appel du vol… et moi non plus. Si nos cadres ont cherché à nous parler de leurs expériences lors de cette soirée, je n’en garde aucun souvenir, seul reste celui de la révélation de ce partage d’une passion commune. Les marches, l’apprentissage des rudiments du combattant qui ont suivi cette soirée nous ont permis « d’atterrir », de nous ancrer solidement au sol, contribuant également à l’esprit de cohésion, mais l’appel du vol restait persistant. Le sacré avait peu de place à côté de notre vocation ou tout du moins ce n’était pas un sujet de débat évident.
En toute subjectivité les motivations pour qu’un étudiant embrasse la carrière de pilote militaire pourraient être les suivantes :
- l’appel indéfinissable du vol ;
- la participation à la défense de la nation, servir ;
- dompter une machine incroyable et fascinante ;
- braver le risque ;
et peut-être… voler le plus haut possible pour se rapprocher d’une transcendance qui nous dépasse.
Quelle est la part de chacune de ces facettes dans cette volonté monolithique qu’est la vocation ? Je crains qu’au départ, la volonté de voler soit tellement présente et puissante qu’elle ne laisse que peu de place aux autres motivations.
Pour le candidat, le lycéen passionné, l’apprentissage du vol conjugue le plaisir de voler, la volonté de réussir avec la crainte d’échouer sans oublier la notion de service que sans nul doute ses proches auront évoquée, par exemple à l’occasion de discussions familiales.
La vocation pour le vol prend une place importante dans la vie de l’élève pilote ; la sélection est redoutable et, avec elle, la crainte de la désillusion ; c’est une course d’endurance où chaque vol est évalué, sanctionné par des instructeurs. Non, il ne s’agit pas de recherche d’excellence, mais l’élève devra « s’élever » afin de restituer dans le temps imparti un enseignement coûteux, « mordre le coussin », adopter une démarche volontariste. Si la raison de la motivation n’est pas évaluée à l’occasion de la formation du jeune officier, dès lors qu’il débute l’instruction professionnelle, celui qui découvrirait qu’il n’est là que pour le sport ne résisterait pas à la longue série de tests et de phases d’apprentissage ; très vite l’absence des qualités inhérentes à celles que l’on recherche chez un officier – volonté, loyauté, courage, discipline, rigueur, capacité à se surpasser, devoir de servir, capacité au leadership et à la prise de risque – permet d’éliminer les rêveurs ; l’approche du vol pour des raisons mystiques n’est pas gage de réussite et je dois bien avouer que je n’ai jamais observé de cas semblable… mais il est envisageable que le métier des armes soit un révélateur pour poursuivre, voire débuter une réflexion sur le sacré.
Ma tradition religieuse m’a enseigné les dix commandements. Le sixième nous dit : « tu ne tueras point » (les commentateurs interprètent ce commandement par « tu ne commettras pas de meurtre »). Est-ce rejeter ce commandement que de s’engager dans l’armée ? Naturellement non, et c’est même en vertu de ce principe que je justifie mon engagement une fois le fait aérien dépassé. Il s’agit de la défense de mon pays, de nos valeurs, de nos institutions, de nos familles. Après tout, le Talmud n’enseigne-t-il pas : « Celui qui vient te tuer, empresses-toi de le tuer » ? Ou tout au moins de le stopper ?
Une fois la formation en vol commencée, le pilote débute son apprentissage professionnel opérationnel. C’est le commencement d’une période intense partagée entre les cours, les vols, la vie militaire et… la vie familiale.
Pour l’institution, l’apprentissage du pilote vise à former un soldat fiable en lequel ses équipiers se reconnaissent et qui aura la confiance de ses chefs. Avant de devenir un serviteur de l’État, le pilote aura été un jeune passionné. Mais avec le début des cours au sol puis des phases pratiques, commence la vie du pilote à l’instruction, rythmée par l’apprentissage des cours, les briefings de toutes sortes, les vols et les débriefings systématiques : ce métier ne souffre pas « l’à peu près » car la sanction pourrait être immédiate et définitive.
Dès que les vols débutent, la notion de risque devient une réalité. Chaque vol est précédé d’un briefing qui, invariablement se terminera par une rubrique « sécurité des vols » ; dans cette partie indissociable de chaque préparation au vol, seront évoquées les procédures de sécurité auxquelles les équipages pourraient faire appel. Implicitement, l’accident et ses conséquences sont évoqués, les procédures de survie peuvent, selon le type de mission, être rappelées. S’il n’y a rien de morbide à cela, il n’en demeure pas moins que l’accident et la mort sont implicitement présents. Il est de ce point de vue toujours intéressant de voir tout l’intérêt que porte une personne appelée à faire un vol d’information lorsqu’arrive la partie du briefing relative aux procédures de sécurité. L’évocation de ces mesures fait prendre conscience du risque : personne n’aime envisager le crash et ses conséquences. L’utilisation de ces matériels nécessite le plus grand soin et la plus grande vigilance. Le prix à payer est toujours trop élevé lorsqu’une séquence d’éjection se déroule alors qu’elle n’est pas volontaire… (fort heureusement cela n’est arrivé qu’exceptionnellement).
Cette pudeur par rapport à la mort peut générer une sorte d’autoprotection qui peut ressembler à de l’indifférence. Je m’en suis rendu compte lorsque de retour de campagne de tir, une « marqueuse » (agent d’opérations) de mon escadron a perdu la vie sur la route entre la base et son domicile. Les liens sont naturellement étroits entre les pilotes et les mécaniciens mais aussi avec les personnels qui s’occupent de l’environnement administratif de l’activité aérienne : sans eux, l’escadron ne fonctionnerait pas. Nous avions à l’époque trois soldats en charge de ce travail ; deux filles et un garçon. Une semaine après l’accident mortel, la seconde marqueuse m’avait demandé un entretien afin de manifester son incompréhension, pour ne pas dire sa déception à constater un tel détachement de la part des pilotes par rapport à la mort de celle qui partageait le quotidien de tous depuis des mois. Elle avait mille fois raison : dans son référentiel, l’attitude des pilotes pouvait être considérée comme une réserve, voire de la froideur ou de l’indifférence ; elle vivait en permanence avec les équipages mais sans partager les contraintes des missions, ni le stress ni le risque, ni le plaisir du vol. En réalité cette disparition nous avait profondément affectés et j’explique cette réserve par une sorte de protection générée par notre activité. Naturellement nous étions tous touchés par la disparition d’une des nôtres mais la façon de l’exprimer est à ce point pudique que cela peut passer pour une excessive retenue. Dans ces moments douloureux, la cérémonie d’obsèques permet au « padre », chrétien, juif ou musulman, de trouver, de dire les mots justes, et sans pouvoir faire disparaître la douleur, de contribuer au deuil mais aussi à la cohésion de l’escadron.
En conséquence, si l’engagement dans la carrière de pilote de combat relève la plupart du temps, à mon sens, d’une vocation pour le vol qui sera accompagnée d’une démarche volontariste pour la carrière d’officier, l’entraînement conduit le candidat à un travail pragmatique relatif à la réussite de ses missions, la sauvegarde de sa vie et de celle de ses équipiers (ainsi que la préservation du matériel que lui confie la nation). L’évocation régulière des règles de sécurité et donc le voisinage fréquent de la mort peuvent donner l’impression d’une certaine insensibilité. Pour vaincre cela, le sacré peut constituer un refuge, un pilier. Pour certains n’est-il pas un besoin existentiel ? Je l’accepte volontiers, le métier des armes n’est pas un métier anodin.
L’engagement, l’entraînement, les sacrifices consentis pour concilier travail et vie familiale, la stabilité émotionnelle, toutes ces facettes qui vont construire l’officier pilote prennent réellement un sens une fois qu’il part en opération. Les engagements de ces trente dernières années ont toujours eu lieu sous mandat international ou en honorant des accords de défense. Il n’en reste pas moins que le test de vérité se déroule une fois arrivé sur le terrain quand il s’agit de partir en mission. Quel est le pilote qui ne se dit pas, à un moment donné : « j’ai laissé derrière moi une épouse, trois enfants et je décolle dans trois heures avec deux bombes de 250 kg ».
So what ?
Chaque équation personnelle est singulière. Durant tous les détachements, j’ai vécu beaucoup de cas de figure différents et ne doute pas que les équipages engagés aujourd’hui en Asie centrale ou en Afrique se posent un très bref instant ou sur le long terme les mêmes questions que tout autre soldat se pose au moment de partir en mission. J’estime du reste que cette réflexion est saine.
Ce moment est unique et le cheminement intellectuel différent de celui qui a motivé l’engagement initial, même si ce n’est pas conscient. Pour l’institution, c’est néanmoins l’aboutissement d’un entraînement long et difficile. Au regard du nombre de missions opérationnelles réussies et bien que le coût en vies perdues soit toujours trop lourd il me semble qu’au moins pour la période que j’ai vécue, notre système fonctionne bien.
Pourquoi ?
Parce que l’on croit…
Nous ne sommes pas dans une expérience de Stanley Milgram qui vérifie et démontre la soumission d’un individu à l’autorité ; d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de cela, le stress généré serait tel que le résultat des missions serait certainement in fine bien plus souvent un échec qu’une réussite. Nous avons à faire à des hommes et des femmes passionnés par un métier, animés d’une vocation commune (certes, qui peut varier dans le temps), validée par un entraînement drastique, toujours améliorable, mais qui permet d’envoyer au combat des officiers qui partent un beau matin de France pour un environnement beaucoup plus « chaud », dans des régions souvent bien plus pauvres que celles qu’ils connaissent.
Je viens d’un milieu qui aujourd’hui encore ne comprend pas pourquoi nos parents et grands-parents sont partis presque docilement se faire gazer. Qu’aurions nous fait à leur place ? Aurions-nous fait le choix des jeunes du « Normandie Niémen » en 1941, de partir avec une expérience de la vie réduite parfois à sa plus simple expression dans le froid et la pénombre de la guerre, dans « la nuit et le brouillard », pour défendre leur patrie, leurs convictions ? Aurions nous eu le courage de ces jeunes des Forces aériennes françaises libres (fafl) qui à l’image de Max Guedj, né à Sousse, avocat à Casablanca, est mort à la tête de son escadron lors d’une attaque contre la Kriegsmarine ? Les engagements d’aujourd’hui ont cette particularité qu’ils ne relèvent pas de la survie immédiate du théâtre national ou du moins certains pourraient en avoir cette lecture… mais les conséquences d’une mission réelle pour soi ou pour la cible peuvent être identiques à ce qui se produirait dans un conflit ouvert.
À mon sens, ce qui permet que cela fonctionne c’est la profonde certitude que notre pays engage ses femmes et ses hommes pour des causes justes, au regard de la loi et de l’éthique. De quelle nature et de quelle ampleur seraient les dégâts occasionnés au moral de nos combattants et donc à leur comportement, si les objectifs stratégiques voulus par un État n’étaient plus cohérents avec les effets finaux militaires recherchés ?
Alors, comment apprécier le besoin de sacré chez un pilote de combat ? En ce qui me concerne et fort de ma modeste expérience, ce besoin existe chez lui comme chez tout combattant ; mais, sauf à se tromper d’engagement, il ne peut être ni un préalable ni une raison suffisante. À chacun sa foi, sa pratique. Il me paraît aujourd’hui évident que, sauf à être atteint d’une schizophrénie profonde on ne peut durer dans notre métier que si on intègre les valeurs républicaines et laïques qui sont le socle de notre engagement tout en faisant la synthèse de nos propres convictions, y compris religieuses. Je me méfierai d’un équipier qui aurait pour seul moteur une motivation spirituelle.
« Quelle est la religion de l’armée ? » Mon colonel, ma réponse n’a pas varié d’un iota et encore aujourd’hui je me demande, sans que cela m’empêche de dormir, pourquoi vous me l’avez posée et je vous réponds : j’ai l’honneur de servir un pays, une démocratie, une république laïque qui permet de croire ou de ne pas croire, d’espérer ou… d’espérer en Dieu ou en l’homme ou dans les deux. Nous pouvons tous avoir besoin des références philosophiques et/ou religieuses qui nous ont été inculquées ; la vie du combattant peut devenir d’une complication extrême si les aléas de la vie se superposent à un départ en opération ; le rôle du chef est alors déterminant dans l’attitude de ses subordonnés. Mais là commence une autre réflexion, une autre mission. Là s’ouvre l’espace de solitude du chef qui analyse, planifie, décide, ordonne et… assume.