Si Dieu a créé l’homme à son image, comme le dit la bible, l’aumônier qui sait parler de Dieu doit aussi savoir parler de l’homme. Ce dernier étant au cœur des problématiques du commandement, on voit bien ce que les aumôneries aux armées peuvent avoir de commun avec le commandement, et ce que les aumôniers peuvent apporter aux armées en matière d’éthique.
- Un fondement historique
L’aumônerie militaire existe depuis le Moyen Âge mais, sous sa forme actuelle, elle a été fondée par une loi de 1880. Contemporaine à la fois de la conscription et de la séparation de l’Église et de l’État, elle a toujours été le symbole d’un soutien spirituel des soldats dans le respect des principes laïcs de la République. Elle a joué un grand rôle durant la Première Guerre mondiale, guerre d’infanterie de masse qui a vu des millions de jeunes hommes déracinés de leur terroir pour vivre une vie faite au quotidien de souffrance, de mort mais aussi de camaraderie, rarement de bravoure chevaleresque ou patriotique. Au front, l’aumônier (qui est aussi souvent brancardier, sans arme) est d’autant mieux perçu qu’il partage le train-train de la tranchée, au risque de passer auprès du commandement pour un élément subversif, lorsqu’il est trop proche de la troupe. Le film Joyeux Noël1 nous en donne une image romancée, quoique fondée sur des faits réels, celle de la fraternisation de soldats ennemis le temps d’une nuit de Noël. Il nous montre aussi, de manière caricaturale, la figure de l’aumônier catholique proche de la hiérarchie, patriote avec elle et soucieux que l’Église ne puisse pas apparaître du côté des lâches, des défaitistes, voire des traîtres. Il ne faut pas sourire de ces oppositions, dans une société d’alors très hiérarchisée, où l’idéal patriotique et social des officiers pouvait se confondre aisément avec une foi catholique sincère et pratiquée.
Je ne souhaite pas balayer ici l’histoire de l’aumônerie aux armées, qui a été étudiée par des docteurs beaucoup plus qualifiés que moi, mais faire apparaître quelques problématiques éthiques qui n’ont pas disparu aujourd’hui.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’histoire collective retient surtout des figures héroïques d’aumôniers de maquis, prêtres ou pasteurs eux-mêmes résistants, partageant la même éthique de résistance et de sacrifice pour libérer le pays de l’occupant, dont l’idéologie de surcroît s’opposait aux valeurs du christianisme. On retrouve ce même type d’hommes, de foi et de charisme, dans les armées du débarquement, puis plus tard dans les armées professionnelles engagées en Indochine dans la lutte contre le communisme.
C’est, je pense, au moment de la guerre d’Algérie que se manifestent les plus vives tensions éthiques entre aumônerie et commandement car c’est une guerre qui mobilise des appelés, y compris des prêtres, pasteurs et séminaristes, certains dans la troupe, d’autres comme aumôniers. Et ces jeunes hommes d’église, dont beaucoup viennent du scoutisme pétri de valeurs universalistes, ne peuvent pas ne pas être sensibles à l’opposition qui monte en métropole, dans certaines parties des églises catholique et protestante, face à cette guerre jugée coloniale. Apparaît ainsi dans ce conflit un autre positionnement éthique de l’aumônier, face au questionnement de la « guerre juste ».
Dans les années qui suivent, les aumôneries se structurent dans la double mission de rassemblement et d’accompagnement : rassemblement, notamment des appelés du contingent affectés loin de leurs racines et accompagnement des troupes, majoritairement professionnelles, envoyées en opex2. La mission officielle est bien de permettre aux militaires de pratiquer leur culte là où la nation les envoie. La loi de 1905 appliquée à leur état interdit aux aumôniers toute forme de prosélytisme : les chrétiens ne doivent pas évangéliser, sachant que les aumôniers israélites, moins nombreux, se limitent pour l’essentiel à garantir aux personnels juifs pratiquants que l’observance de leurs rites, notamment alimentaires, est bien prise en compte, autant que faire se peut, par la hiérarchie. Mais ces aumôniers ne sont pas inactifs pour autant : dans les garnisons, les écoles et les hôpitaux militaires, les aumôniers « de rassemblement » assurent un lien social, orientent des appelés venus d’ailleurs dans les paroisses locales, participent à la transmission de valeurs de base comme la solidarité, l’honnêteté, la camaraderie. En opex, ils accompagnent tous les soldats ou marins, quelle que soit leur orientation spirituelle, en montrant surtout une capacité d’écoute et de réponse aux questionnements existentiels que se posent, souvent pour la première fois de leur vie, de jeunes combattants découvrant le stress, la solitude, la souffrance, voire la mort.
Le rôle reconnu des aumôniers explique à mon sens la pérennisation de leur ministère malgré la suspension du service national. En 1998, le ministre de la Défense Alain Richard s’est posé la question du maintien d’une aumônerie dans une armée sans appelés au sein d’une société de plus en plus déchristianisée : fallait-il continuer à payer une centaine d’aumôniers (trois cultes confondus) alors que de moins en moins de gens allaient à leurs offices et que les militaires, volontaires pour ce statut, pouvaient pratiquer leur culte dans leur ville de garnison, à titre privé ? Après tout dans de nombreuses autres professions, les gens ne peuvent pas aller à la messe chaque dimanche… Affecté au cabinet du ministre à cette époque, j’ai été témoin de l’engagement du Chef d’état-major des armées (cema) et de son état-major pour conserver un service utile en opérations extérieures par l’aide qu’il apporte au commandement dans la cohésion des contingents et la sauvegarde d’une bonne santé psychologique des jeunes recrues. L’aumônerie a été donc maintenue pour répondre aux besoins du commandement opérationnel et non pour satisfaire une demande de la base… ou des églises. D’ailleurs depuis six ans que je lis les rapports sur le moral des unités de la Marine, je n’ai jamais vu une ligne consacrée aux aumôniers !
Ainsi au fil des années, des transformations de la société et des armées, l’aumônerie me semble avoir évolué d’une situation d’obligation civique de l’État vis-à-vis des Églises, vers l’entretien d’un collège d’experts en psychologie humaine, spiritualité et éthique facilitant le travail du commandement.
Il n’est d’ailleurs pas certains que tous les aumôniers chrétiens s’en soient rendus compte, même si leur statut précise, pour la première fois, leur double rôle de soutien religieux et de conseil du commandement.
- L’attente du commandement
Pour un commandant, comme pour son équipage, un aumônier est d’abord un représentant de son culte : il assure les offices, pour lesquels une information est donnée à bord (y compris désormais pour les réunions de prières musulmanes, ce qui choque certains), il veille à une juste place des rites, qui ne doivent jamais prendre le pas sur le service (carême, ramadan, interdits alimentaires). La toute jeune aumônerie musulmane est attendue par les commandants sur ce créneau, pour éviter toute revendication communautariste déguisée sous un impératif religieux.
L’homme du culte est aussi parfois là pour des cérémonies, généralement funèbres. Elles sont interreligieuses lorsque l’identité des victimes s’y prête ou est inconnue : une telle cérémonie a été rapidement improvisée mais bien réalisée en 2007 lorsque la frégate La Motte Picquet a ramené à Toulon des corps d’immigrés clandestins retrouvés au large de la Lybie.
Parfois ces cérémonies, mal cadrées, constituent un contre témoignage : je me souviens du décès accidentel en vol au dessus de l’Italie d’un pilote d’hélicoptère de l’aviation légère de l’armée de terre (alat), dû très probablement à une bête erreur de pilotage du défunt. C’était pendant la guerre en Bosnie et l’escadrille était embarquée sur le porte-avions Foch, que je commandais. Malheureusement, l’aumônier catholique s’était lancé dans une homélie vibrante et chevaleresque en hommage à ce pilote qui s’était sacrifié pour la paix en Bosnie, le comparant au sacrifice du Christ. L’assistance n’avait pas été très réceptive…
L’aumônier est aussi un spécialiste de l’accompagnement spirituel. Par sa seule présence agissante au plus près des troupes sur le terrain, il suscite les confidences, partage les souffrances, écoute les interrogations. Dans notre société qui a évacué la mort, il répond aux questions existentielles qui se bousculent chez de jeunes hommes, parfois femmes, confrontés à la haine, aux pulsions de mort, à la barbarie parfois. Que dire en effet à celui qui doit dégager au bulldozer un charnier au Rwanda ? Comment répondre à la rage de voir une mère de famille assassinée par un sniper à Sarajevo ? L’aumônier peut jouer en premier lieu le rôle d’une assistance psychologique, pour laquelle il n’est pas formé3. Il assure également dans la durée l’accompagnement personnel de ceux qui le souhaitent, dans le respect total bien sûr de la confidentialité des personnes. Pour certains, cela va jusqu’à un accompagnement spirituel, conduisant à une découverte de foi, même si les aumôniers, statutairement, doivent se garder de tout prosélytisme : mais si un aumônier, quel que soit son culte, est disponible pour une écoute là où elle est nécessaire, il n’est pas étonnant, encore moins choquant, que ce lien puisse se transformer en une transmission de foi, au fil des partages. C’est le propre de toute aumônerie, dans l’armée comme en prison ou à l’hôpital.
Il m’est arrivé un jour, comme commandant de frégate, d’avoir recours aux services de l’aumônier catholique embarqué pour une mission de dix jours au profit de la force océanique stratégique : j’avais reçu un message « réservé commandant » m’annonçant le suicide de la femme d’un officier embarqué à bord, laissant deux petits enfants, pris en charge à la sortie de l’école par une voisine. Pour des raisons opérationnelles, le transfert par hélicoptère de cet officier vers la terre ne pouvait avoir lieu que quarante huit heures après. J’ai donc décidé de ne rien lui dire jusqu’à l’arrivée de l’hélicoptère et ne pouvais partager ce lourd secret avec quiconque à bord, sauf avec l’aumônier, ce qui m’a bien soulagé et lui a permis de se préparer à entourer le malheureux officier quand je lui ai annoncé la terrible nouvelle.
Au sein de la force d’action navale (fan), j’essaie d’étendre ce rôle d’accompagnement dans la vie de tous les jours. Sur nos bâtiments en effet, nos marins sont rarement confrontés à de graves situations d’injustice ou de violence, mais plutôt à la difficulté du vivre ensemble, durant de longues semaines, dans un espace confiné : les rumeurs peuvent prospérer, les suspicions s’installer, les tensions s’exacerber. Là aussi, les aumôniers doivent être aux côtés de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent. L’usage généralisé d’internet conserve certes le lien avec les familles restées à terre, mais augmente aussi le risque d’individualisation, le marin conservant pour lui des mauvaises nouvelles reçues par mail : l’aumônier est disponible pour l’écoute, la sympathie (« souffrir avec »). D’autres situations peuvent apparaître à l’occasion de sanctions disciplinaires : lorsqu’un marin dérape, par l’alcool, la drogue, la violence, la démotivation, c’est qu’il y a en amont une souffrance. Celle-ci peut être traitée ou soulagée par l’environnement hiérarchique, par le médecin d’unité, parfois par l’assistante sociale à terre, mais aussi par un aumônier. J’ai pris ainsi l’habitude, lorsque je traite les plus graves affaires disciplinaires, de recommander aux punis d’entrer en contact avec l’une de ces personnes, sans référence à la religion éventuelle de l’intéressé bien sûr.
L’aumônier est enfin un homme de Dieu, quel que soit son culte. Ou tout au moins apparaît-il comme tel aux yeux du plus grand nombre, même incroyants ou non pratiquants. Qu’il le veuille ou non, il est un référent moral ou éthique. Et autant qu’il assume ce rôle en liaison avec le commandement. Certes, jaloux de sa liberté de conscience et de son positionnement hors hiérarchie, il peut être amené à refuser toute instrumentalisation mais il ne doit pas fuir ses responsabilités : comme référent, il participe par ses paroles, ses actes, sa vie à bord, à la transmission des valeurs qui fondent la République et qui participent à l’esprit d’équipage cher aux marins : liberté, égalité, fraternité n’ont-elles pas été apportées à la France par l’héritage chrétien ? La nouvelle aumônerie musulmane devra à mon sens porter aussi clairement ces valeurs pour être bien admise au sein des unités déployées.
Présent dans les tranchées, les « popotes », les « carrés » il participe puissamment au maintien du moral. Doit-il participer au renforcement moral de l’équipage ? C’est une autre question qui n’est pas simple. Le commandement n’attend plus d’une église qu’elle bénisse les canons ni qu’elle légitime une action militaire. Néanmoins, l’aumônier faisant partie d’une unité qui participe à une action militaire peut aussi, avec sa culture, avec sa sensibilité et ses valeurs, partager avec le chef la responsabilité de donner du sens à l’action conduite.
C’est ici je crois que l’attente du commandement envers les aumôniers est la plus forte, et la plus novatrice. Porteurs de valeurs respectées et reconnues, ils peuvent collaborer avec le commandement pour éduquer les équipages, tirer les jeunes militaires ou marins vers le haut, renforcer la cohésion de l’unité, participer au moral. Deux aumôniers embarqués, catholique et protestant, ont ainsi réalisé, à ma demande, un petit guide multimedia de réflexion éthique : « Quatre mots pour réussir sa vie : valeur, discipline, honneur, patrie ». J’ai fait distribuer cette présentation de dix minutes sur cd à tous les bâtiments, pour qu’elle puisse susciter la réflexion à tous les niveaux de la hiérarchie, seul ou en groupe, avec ou sans aumônier.
Le film Confidences d’équipage réalisé par Yves Bourgeois pour le magazine Thalassa montre l’état d’esprit au quotidien des hommes et des femmes du porte-avions Charles de Gaulle en mission de longue durée. L’aumônier catholique y joue un grand rôle et le film le montre en action, mais pas en train de célébrer la messe…
Les aumôniers « hommes de Dieu », ou de « dieux » car les religions chrétiennes, juives et musulmanes sont moins proches que certains veulent le croire, seront-ils aussi demain en opex des hommes de dialogue et réconciliation entre des communautés séparées par des appartenances religieuses différentes ? Le commandement l’espère, même si pour le moment, on ne peut pas dire qu’ils aient joué un grand rôle, par exemple en ex-Yougoslavie. Mais il est vrai qu’à cette époque, les armées ne disposaient pas encore de l’aumônerie musulmane. La création de cette dernière va transformer la donne, car nous avons dans nos rangs de nombreux militaires d’origine musulmane, et les actions militaires que peut être amenée à conduire la France sont susceptibles d’impliquer des populations musulmanes.
Si les aumôniers ont leur place dans les armées non seulement comme serviteurs de leur culte mais aussi comme accompagnateurs et comme référents moraux, notons pour le commandement que l’exercice de l’autorité est d’autant plus fluide qu’il est soutenu par l’amour pour les personnes dont on est responsable.
Aumônerie et commandement peuvent se rejoindre dans une double éthique commune : celle de l’homme, de sa valeur individuelle unique, et celle des rapports humains qui fonde l’esprit d’équipage et donne sa force à un bâtiment de guerre.
1 Film écrit et réalisé par Christian Carion, sortie le 09 novembre 2005.
2 Opérations extérieures.
3 Les armées ont d’ailleurs mis en place des cellules d’assistance psychologique constituées de professionnels psychiatres et psychologues chargées d’aider les militaires confrontés à un choc psychologique grave. Mais elles ne peuvent pas toujours être déployées partout et à temps.