Avec le positivisme et les travaux d’Auguste Comte (1798-1857), on croyait le sacré définitivement relégué dans les sociétés et les cultures qui sont restées à un stade de développement préscientifique. Il semble qu’il n’en soit rien. Le sacré résiste, l’homo religiosus subsiste, y compris dans les sociétés développées. C’est même l’une des conclusions des travaux plus récents de Mircea Eliade1 que d’affirmer que le sacré n’est pas seulement une étape de l’histoire, mais bien un élément de la structure de la conscience humaine.
- Le sacré et ses fonctions
La considération des « fonctions » du sacré permet de comprendre l’utilité, voire la permanence du recours au sacré, y compris au cœur d’un monde profondément sécularisé ou d’un contexte purement professionnel et technique comme le monde militaire.
Le sacré introduit une médiation entre le « divin », le « numineux » et l’homme – comme disait Rudolf Otto2. Cette médiation va permettre l’établissement d’une relation entre l’homme et Dieu par le biais des rites et du langage symbolique (un temps, un lieu, une parole, un geste, une réalité créée… en viennent à nous dire quelque chose de Dieu et à nous établir en lien avec Lui). L’homme dans sa quête de sens sur sa vie, sa destinée et celle du monde, va vouloir interroger ce « divin » avec lequel il peut entrer en relation par la médiation du sacré et dont il peut espérer le soutien. « L’expérience du sacré est ainsi indissolublement liée à l’effort fait par l’homme pour construire un monde qui ait une signification »3. En ce sens, le recours au sacré traduit une préoccupation élevée et remarquable, tout à l’inverse d’une connotation rétrograde et naïve dont on pourrait le taxer.
Ce recours au sacré n’est pas seulement le fait du sage ou du mystique qui recherche appui ou lumière dans son itinéraire personnel. Ce recours est aussi – et peut-être même davantage – le fait de l’homme d’action, du responsable dans la cité qui cherche aide ou protection pour faire aboutir une entreprise ardue ou périlleuse, un conseil pour agir au mieux dans un contexte délicat…
- Le militaire et le recours au sacré
Le militaire n’échappe pas à ces perspectives. Peut-être même est-il davantage porté que d’autres à y recourir en raison des enjeux et des risques propres au métier des armes. Les conséquences de la guerre, les exigences du maintien de la paix, confrontent le militaire à des situations limites (ruines, souffrances, violence, mort…) dans lesquelles le savoir-faire humain, quelque qualifié et héroïque qu’il soit, s’avère bien souvent déficient et menacé d’échec. Chacun sent bien à ces heures-là qu’il faut – ou faudrait – pouvoir s’appuyer sur une sagesse plus large, une justice plus forte, une force mieux maîtrisée… C’est bien là que le sacré intervient comme une clef pour nous ouvrir l’accès au « divin ».
Le progrès scientifique et les développements technologiques qu’il permet ont sans doute pu contribuer à renforcer la confiance que le militaire mettait en lui-même et à élargir considérablement sa puissance d’action ; ce faisant, ils n’ont pas supprimé la perspective de l’échec ou de l’absurde peut-être même en ont-ils radicalisé la possibilité. En tout cas, la mort – donnée, reçue, côtoyée – reste là comme l’ennemi ultime qu’il est difficile de regarder en face sans le secours du « divin ».
De fait, il n’est pas difficile de constater la rémanence de l’attention au sacré dans le monde militaire, voire de son développement à l’heure même de la professionnalisation des armées et de la sécularisation quasi-totale de la société – dont on pouvait penser qu’elles auraient accentué le recours aux seuls repères rationnels. Ainsi peut-on citer à titre d’exemple la place toujours accordée à l’esprit de sacrifice comme valeur fondatrice de l’état militaire4, à la place du saint patron5 d’arme et, bien sûr, au culte des morts6.
- Le recours au sacré : exigences et perspectives
La persistance de ce recours multiforme au sacré est donc bien un fait avéré. Ce fait n’est pas neutre, il ne relève pas d’un simple « folklore » ; il mérite attention mais sans doute aussi effort d’analyse pour mieux saisir le sens de ce recours ; il appelle sans doute aussi un accompagnement pour éviter des détournements ou des pertes de sens toujours possibles. Sans doute, pour ce qui est du monde militaire, les aumôneries ont-elles un rôle à jouer à cet égard, du moins chaque culte à l’égard de ses coreligionnaires car, évidemment, la compréhension du rôle du sacré et la formulation des rites peuvent profondément différer d’une religion ou d’une confession à une autre7.
L’une des dérives du recours au sacré à laquelle on peut d’abord penser, c’est son instrumentalisation ou sa récupération par le pouvoir comme argument pour faire accepter les risques encourus ou pour conforter le moral des troupes à bon compte. La séparation de l’Église et de l’État devrait normalement éviter cet inconvénient, au moins au niveau de l’action des aumôniers.
Sur le plan des comportements individuels, le recours au sacré peut aussi se perdre dans la superstition (voire les pratiques magiques) ou le fanatisme. Une véritable éducation religieuse est nécessaire pour échapper à ces pièges. Si le sacré « habite » de façon significative le monde militaire, il y aurait sans doute à revaloriser sous cet angle le rôle des aumôniers militaires. On le voit bien par rapport aux trois exemples cités plus haut : le sens du sacrifice, s’il n’est pas éclairé par une saine théologie peut aboutir aux pires aberrations8. Le culte des saints est lui-même pure superstition s’il n’est pas ancré dans une intelligence de la communion des saints. Le culte des morts perd, quant à lui, en bonne partie son sens en dehors d’une foi raisonnée sur l’au-delà et sur la résurrection.
De façon plus générale, on voit bien que l’appel au sacré comme médiation par rapport au « divin » implique pour trouver sa pleine fécondité, un travail conjoint et exigeant de la raison et de la foi ; et cela, tant pour échapper au fondamentalisme (et à la violence) que pour être en mesure d’éclairer d’une lumière plus haute les questions que nous pouvons nous poser légitimement, notamment dans l’ordre éthique, en l’occurrence sur la guerre juste (ad bellum) et la manière juste de se conduire dans la guerre (in bello) ou de travailler à la paix.
Le sacré demeure, notamment dans le monde militaire et de façon multiforme. Il ne suffit pas de le constater, encore faut-il valider ce recours pour éviter toute dérive et, plus encore, pour lui faire porter toutes ses potentialités qui sont sans doute loin d’avoir été pleinement explorées. Il reste que cela ne se fera sans doute pas sans une plus large reconnaissance de la dimension spirituelle de la personne humaine et un effort de formation proportionné.
1 Cf. en particulier : Mircea Eliade (1907-1986) « Le Sacré et le Profane », Paris, 1965.
2 Rudolf Otto (1860-1937) « Le Sacré », Paris, 1929.
3 Mircea Eliade, Fragments, Paris 1973, p. 555, cité par J. Ries, art. Sacré, dans Catholicisme xiii, p. 289.
4 On ne peut guère trouver plus caractéristique du langage religieux et sacré que la notion de « sacrifice » – d’ailleurs délicate à bien situer : le militaire se place-t-il du côté du prêtre – du sacrificateur – ou de la victime offerte ? Le premier projet de refonte du statut général de la fonction militaire, fin 2003, avait renoncé à citer, parmi les valeurs clefs, l’esprit de sacrifice : tollé général, amendement et rétablissement sans délai dans les discours officiels de cette référence. Sur cette question de l’esprit de sacrifice dans le monde militaire, cf. P. Le Gal, L’Esprit de sacrifice dans une armée professionnelle aujourd’hui (http://catholique-diocese-aux-armees.cef.fr).
5 Le culte des saints patrons d’arme s’est développé après la Seconde Guerre mondiale, à commencer par le culte de Saint Michel en Indochine à partir de 1948. Aujourd’hui, chaque arme s’honore d’un saint patron particulier et, tout récemment l’armée de terre en a officialisé la liste (cf. « Esprit de corps, traditions et identité dans l’armée de terre », emat, Paris, septembre 2003, p. 16-22). Choisir un saint patron d’arme, c’est chercher une protection auprès d’un personnage sacré, puissant par lui-même, ou à travers sa proximité avec Dieu.
6 Le recours au sacré s’exprime à travers le culte des morts et les rites religieux ou propres au cérémonial militaire. Il est à remarquer que ce culte des morts n’a en rien perdu de son intensité, alors même que, depuis la fin des combats d’Algérie, le nombre de morts en opérations ou au feu a fort heureusement radicalement décru. L’importance de ce culte dans les armées est sans commune mesure avec celui que voue par exemple le monde médical et hospitalier, lui aussi cependant confronté quotidiennement à la mort.
7 Dans le christianisme, la foi dans le mystère de l’Incarnation (Dieu fait homme) transforme profondément le rapport du sacré et du profane, du transcendant et de l’immanent et, par conséquent, change le statut du sacré. On distinguera alors le sacré essentiel – Dieu lui-même –, du sacré pédagogique – qui conduit à Dieu – (cf. Y. Congar, « Situation du sacré en régime chrétien », in La liturgie après Vatican ii, Paris, 1967, p. 385-403).
8 Voir par exemple les contresens funestes qui ont pu être commis à propos de l’interprétation du récit du sacrifice d’Isaac (Genèse 22, 1-19) et la brève mise au point que fait la note « C » de la bible de Jérusalem sur ce texte : « le récit implique donc la condamnation maintes fois prononcée par les prophètes des sacrifices d’enfants ».