Je suis de la génération qui avait 15 ans en 1939. Dans mon adolescence j’ai été témoin de la montée des périls entre les deux fléaux du communisme et du fascisme, entre les deux démons, Staline et Hitler, qui ont provoqué la deuxième guerre mondiale.
En mai et juin 1940 ce fût « l’étrange défaite », l’humiliation, l’occupation étrangère, l’ennemi campant dans Paris, le pays coupé en deux et bientôt entièrement occupé ; la collaboration et la résistance, les ambiguïtés et les divisions qui ont profondément marqué la société française pour plus d’un demi-siècle…
En 1943 j’ai pu rallier l’Afrique du Nord. Et depuis cette date jusqu’en 1985, j’ai servi sous l’uniforme de la Marine nationale, les trois dernières années en dirigeant la dgse1.
Depuis 1985 je me suis consacré aux études, à l’enseignement et aux recherches en observateur passionné des affaires de défense, de sécurité, de politique internationale et de renseignement. J’ai publié plusieurs ouvrages dont les deux derniers ont pour titre Un Amiral au secret et Services secrets et géopolitique sous forme d’entretiens avec François Thual.
Témoin attentif de l’accélération de l’histoire depuis la fin de la guerre froide, j’ai été aussi le témoin scandalisé, mais pas pour autant résigné, du déclin moral, politique, économique et social de notre pays au cours des vingt-cinq dernières années. Je suis aujourd’hui un témoin plein d’espérance des nouvelles perspectives de sa renaissance.
« Engagement chrétien dans les affaires militaires et stratégiques ». C’est un sujet ambitieux et c’est un défi difficile que de vouloir le traiter en moins de soixante minutes. Pour tenter de relever ce défi, j’évoquerai seulement des têtes de chapitres, des points de repère illustrés de quelques exemples significatifs. Car ce témoignage, ces réflexions personnelles ont pour but de susciter vos questions et d’ouvrir un débat pour mieux répondre à vos attentes.
J’ai choisi de traiter successivement les trois thèmes suivants :
- Chrétien et militaire : réflexions sur l’état de soldat, sur les valeurs militaires et les multiples visages de la guerre, dans l’optique des valeurs chrétiennes ;
- Questions stratégiques : éléments de l’évolution récente des conflits et des conséquences de l’accélération de l’histoire ;
- Valeurs privées, valeurs publiques : l’engagement chrétien confronté à la question du bien et du mal et aux paradoxes de notre temps.
- Chrétien et militaire
- La condition militaire
Soldat, c’est un « état à part », une fonction spécifique, qui est vieille comme le monde, présente dans toutes les civilisations et dans toutes les sociétés. Au même titre que le prêtre, que le marchand, que le médecin, à la différence que le soldat a le redoutable privilège d’être détenteur des armes de la collectivité et d’être autorisé à tuer en son nom.
Une première question fondamentale est posée : est-ce compatible avec les valeurs chrétiennes, avec les préceptes de l’Évangile ?
Les objecteurs de conscience répondent par la négative. Ainsi les prêtres qui sont mobilisés ne portent pas les armes. Pendant la Grande Guerre, Teilhard de Chardin était brancardier dans les tranchées ; ses mémoires sont bouleversants.
- Objection de conscience, oui mais : le Christ s’adresse à la personne du centurion ; il ne lui reproche pas son état d’officier… Quand il s’adresse à un soldat il ne le condamne pas, mais il lui dit « contente toi de ta solde, ne profite pas de ta fonction pour opprimer, pour voler, pour piller ».
- Objection de conscience, oui mais : beaucoup de grandes figures de soldats ont été des chrétiens exemplaires, il y a même eu des saints. Exemple le maréchal Leclerc – Savorgnan de Brazza officier de marine, explorateur, anti-esclavagiste – le général Morillon seul devant les bourreaux fanatiques de Sebrenitza.
- Objection de conscience, oui mais : il y a bien des aumôniers aux armées – il y a bien un pèlerinage militaire annuel à Lourdes.
Le chrétien ne peut pas condamner en bloc la fonction militaire. Face aux dures réalités de la guerre et de la violence armée, il n’y a pas d’incompatibilité radicale entre les valeurs chrétiennes et l’état de soldat. Il faut distinguer les valeurs privées et les valeurs publiques. Mais auparavant je veux rappeler ce que sont les multiples visages de la guerre et les données actuelles de la stratégie.
- Les multiples visages de la guerre
- La « guerre juste ». C’est une des questions fondamentales que posent les théologiens ; ce fût un sujet de réflexion et d’étude pour Saint Thomas d’Aquin… Le concept de « légitime défense » implique le droit de s’opposer par les armes aux envahisseurs, aux brigands, aux barbares ; il implique le devoir de protéger « la veuve et l’orphelin » ; il est reconnu par la charte des Nations unies.
- La « guerre sans haine », les lois de la guerre. Respect de l’adversaire et honneur aux vaincus. (la légende de Rommel et de l’Afrika Korps).
- La dimension humanitaire : Henri Dunant et la Croix-Rouge : les secours aux blessés – le statut des prisonniers – la protection des civils – la Convention de Genève… Maintenant les ong2,… Médecins sans frontières, Médecins du monde.
- Les valeurs militaires. Traditions de la chevalerie : honneur, courage, exemple, responsabilité… et aussi solidarité, fidélité et discipline. Néanmoins, ne cédons pas à l’angélisme ; à chacune de ces valeurs il est possible d’opposer des contre-exemples qui les dénaturent et qui les contredisent :
- l’honneur exacerbé, prétexte imbécile aux duels censés « laver l’honneur offensé » ;
- le courage quand il est confondu avec l’audace inconsciente : (ex. Azincourt où les archers anglais ont décimé la noblesse française – ou bien l’été 1914 quand les « pantalons rouges », les casoars et les gants blancs ont été massacrés par les mitrailleuses allemandes – ou encore l’offensive du chemin des Dames, en dépit de toutes les mises en garde). Pensons aux conséquences des théories absurdes qui ont prôné « l’attaque à tout prix », la bravoure irresponsable et qui ignorait que « le feu tue » ;
- l’exemple, quand il est contredit par des états-majors à l’abri, loin du front ;
- la solidarité quand elle est bafouée par les « planqués » ;
- la responsabilité quand elle est cyniquement détournée sur des « boucs émissaires » ;
- la discipline librement consentie, quand elle est pratiquée sous les formes caricaturales de l’obéissance formelle, « on claque les talons et on n’en fait qu’à sa tête »…
Néanmoins personne ne peut contester que le monde militaire entretient des traditions hautement respectables, comme celles qu’illustre la devise de la Marine nationale : « honneur et patrie, valeur et discipline ».
- Paradoxes et dérives
- Appel à la caution divine dans les guerres nationales. En 1914-1918 sur l’uniforme de l’armée allemande on lisait « Gott mit uns » ! En Juin 1940 les plus anticléricaux des ministres français étaient à Notre-Dame pour conjurer la défaite ! Dans l’histoire, dans tous les pays, on trouve de nombreuses illustrations des amalgames ou de l’instrumentalisation de la guerre sous des prétextes religieux (ex. les dérives lors des croisades, le sac de Constantinople par les Francs).
- Les armes au service de la propagation de la foi ; conséquences imprévues du traité de Tordesillas, partage du monde entre l’Espagne et le Portugal : rivalités des congrégations aux Indes, au Viêtnam, au Japon et en Chine ; relire le témoignage de Saint François Xavier ; penser au sort des missions jésuites au Paraguay.
- Pensons surtout aux abominables guerres de Religion entre chrétiens catholiques et chrétiens protestants ; l’édit de Nantes du pacificateur Henri iv dénoncé par Louis xiv ! Les dragonnades, sources d’un ressentiment qui perdure, trois cents ans plus tard.
Néanmoins, au milieu de toutes les guerres, malgré les fanatismes et les violences déchaînées, « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens », combien de témoignages de charité, de compassion, de dévouement ! Des saints à côté des bourreaux ! Aujourd’hui encore, nous sommes témoins de ces paradoxes et de ces complémentarités en observant les rôles respectifs des humanitaires et des militaires. J’y reviendrai, c’est un aspect capital des stratégies contemporaines.
- Les guerres hors la loi
- En dépit des efforts des sociétés civilisées, des États de droit et des hommes de bonne volonté, l’humanité n’a toujours pas réussi à éradiquer les plus abominables formes de guerre, fondées sur les pulsions les plus nocives de la nature humaine : la haine, la cupidité, l’envie, le ressentiment, la vengeance, la violence aveugle. Je viens de le rappeler, elles se sont hélas manifestées aussi entre des chrétiens. Il y a eu beaucoup trop d’exemples de fanatisme dans l’Église, dès les premiers siècles des luttes impitoyables contre les schismatiques et les hérétiques, et plus tard les excès de l’Inquisition.
- Les guerres de Religion ont aussi marqué l’Islam dès son origine. D’abord authentique prophète, Mahomet n’a pas tardé à devenir un redoutable combattant ; les gens de Médine contre ceux de La Mecque ! Et puis les sunnites contre les chiites ; et puis la sacralisation du djihad… C’est, on l’oublie trop souvent, absolument à l’opposé du message évangélique.
- Dans la période contemporaine on observe plusieurs types de « guerres hors la Loi » :
- des guerres ethniques : au Rwanda, Hutu contre Tutsi ;
- des guerres révolutionnaires, pour des motifs politiques, sociaux, idéologiques, souvent fondés sur des injustices flagrantes. Le modèle français de la Terreur de 1793 s’est exporté dans le monde entier, inspirant les pires des dictateurs, de Lénine à Staline, d’Hitler à Mao, justifiant les pratiques les plus abominables de polices politiques et de militaires fanatisés ;
- des guerres de rapine, pour s’emparer des richesses du voisin. Beaucoup de guerres de conquête ou de guerres coloniales ont mérité ce qualificatif. Sous le prétexte d’exiger l’ouverture des frontières de la Chine au commerce international, les planteurs britanniques des Indes avaient déclenché la « guerre de l’opium », prélude au dépeçage de l’empire du Milieu par les puissances occidentales… Souvent des « guerres de libération nationale » ou de « décolonisation », ont été détournées, dénaturées, à l’usage exclusif de personnages sans scrupules qui se sont empressés de piller leur pays à leur profit personnel.
- des guerres crapuleuses, dirigées par des parrains mafieux qui prospèrent quand la justice ne peut plus s’exercer en toute indépendance.
Toutes ces guerres civiles ou étrangères, sont des guerres sans merci qui provoquent le déchaînement de la violence aveugle. Au centre de l’Europe, après 1991, le démantèlement de la fédération de Yougoslavie a réveillé les haines ancestrales qui couvaient dans les Balkans, pour des causes à la fois historiques, ethniques, religieuses, nationalistes et idéologiques. Ni l’Europe, ni les États-Unis, ni les Nations unies n’ont pu arrêter en temps utile les combats qui ont entraîné les pires exactions parmi des populations qui avaient cependant réussi à vivre en paix malgré leurs différences historiques et religieuses.
Et pourtant, même au milieu des débordements de la haine et de la barbarie, combien de témoignages de charité, de pitié et de solidarité ! La propre petite-fille du maréchal Tito, qui est médecin, en a recueilli des dizaines qu’elle a réunis dans un livre émouvant traduit en français sous le titre Des gens de bien au temps du mal. C’est un message d’espoir qui permet d’envisager que l’avenir devienne moins sombre pour cette région, bien qu’elle demeure encore soumise à la loi des mafias et des organisations criminelles qui ont tellement prospéré pendant les années de guerre.
Dans le même ordre d’idées, les discours convenus sur les « horreurs de la colonisation européenne », témoignent d’une dérive idéologique et manichéenne, qui ne respecte pas la vérité historique. On n’ose plus mentionner les bienfaits et les réussites du Commonwealth britannique ou des protectorats français. Le récent discours du président de la République à l’université de Dakar constitue à cet égard une mise au point équitable ; il ouvre la voie à des espérances raisonnables et généreuses tant pour l’Afrique que pour l’Europe.
- Questions stratégiques
Les évolutions de la guerre ont suivi celles des progrès scientifiques et techniques de l’humanité, en forte accélération pendant les deux cents dernières années. Aux xixe et xxe siècles, avec la société industrielle, l’artillerie, la mécanisation, l’aviation, le nucléaire… Aux xxe et au xxie, avec la société postindustrielle, les missiles, l’espace, la numérisation du champ de bataille et les réseaux intégrés, les armes de précision à très grandes distances… C’est un si vaste sujet que je me suis limité à un nombre réduit de thèmes : la course aux armements, les dérives de l’arme aérienne et les paradoxes de la dissuasion, les conséquences de la rupture stratégique de 1990 et celles de l’accélération de l’histoire ; les guerres asymétriques et l’instrumentalisation du religieux par le politique.
- La course aux armements
Il faut reconnaître que l’amélioration des performances des armes de guerre a beaucoup contribué aux progrès techniques des sociétés civiles. Cependant, la course aux armements a eu aussi pour effet d’enrichir scandaleusement ceux qu’on appelait jadis « les munitionnaires », puis les « marchands de canons » et de nos jours les « complexes militaro-industriels ». Cette dernière formule a été employée pour la première fois par le président des États-Unis, Dwight Eisenhower, quand il a mis en garde ses concitoyens contre les excès de ce lobby américain tout puissant.
Un lobby analogue, celui de l’armée Rouge, a sévi en urss pendant la guerre froide, au point de ruiner l’économie du pays. Déjà, en 1947, Harry Truman avait compris que le modèle soviétique ne serait pas en mesure de concurrencer celui du marché et de la libre entreprise. D’ailleurs c’est l’Initiative de défense stratégique, lancée par Ronald Reagan en 1983 qui a largement contribué à précipiter la chute du modèle marxiste d’économie dirigée et à entraîner la dissolution de l’Union soviétique en 1991.
Hélas, les traités internationaux et les « mesures de confiance » édictés par les deux superpuissances dans les dernières années de la guerre froide pour limiter les développements de leurs arsenaux, font de nos jours l’objet de dangereuses révisions. Leurs principes mêmes sont remis en question, par exemple pour les armes nucléaires et pour la militarisation de l’espace.
- Les dérives de l’arme aérienne
La Grande Guerre de 1914-1918, avait connu les premières applications militaires de l’aviation naissante, en particulier l’observation. L’opinion avait surtout retenu les exploits des « chevaliers du ciel » qui s’affrontaient en combats singuliers. Mais dans les années 1920, le général italien Douhet annonçait un « brillant avenir » au bombardement aérien, prédisant qu’après quarante-huit heures d’attaques sur les villes de l’ennemi, la population allait certainement exiger de son gouvernement l’arrêt immédiat du conflit. Les conclusions de ce théoricien étaient fausses mais ses idées ont été mises en pratique ! D’abord par Goering ; après Guernica pendant la guerre d’Espagne, souvenons-nous de la bataille d’Angleterre pendant l’été 1940, elle n’a pas réussi à faire plier les Britanniques. Mais les Alliés n’ont pas été en reste ; Winston Churchill a doté le Bomber Command d’une part considérable de l’effort de guerre britannique. Les Américains ont suivi la même voie. On sait combien de villes françaises ont été ravagées par leurs bombardements ! Le paroxysme de la vengeance des Alliés contre les civils allemands a été atteint en 1945. La destruction injustifiée de Dresde est un scandale, et plus celles des villes japonaises, le paroxysme étant atteint avec les deux premières bombes atomiques sur Hiroshima et sur Nagasaki.
- Les paradoxes de la dissuasion
Depuis cette date les armes atomiques sont au cœur des débats stratégiques. En raison de leurs caractéristiques elles ont réactualisé le concept de dissuasion pendant les années de guerre froide. Car le spectre d’une troisième guerre mondiale et d’une apocalypse nucléaire a hanté les responsables des deux superpuissances. Tant à Washington qu’à Moscou, les dirigeants qui avaient vécu la Deuxième Guerre mondiale, ont eu une conscience partagée des risques d’un suicide réciproque, comprenant qu’il n’y avait aucune parade absolue contre leurs propres systèmes d’armes stratégiques. C’est cette même évidence qui a conduit la France à se doter des moyens d’une « dissuasion du faible au fort », ultime assurance-vie, autrement plus fiable que les fortifications ou que les armes de bataille.
Beaucoup d’officiers, notamment dans la Marine parmi les futurs commandants de snle3, se sont alors posé de graves problèmes de conscience. La dissuasion par la menace de destruction des villes de l’agresseur a été vivement contestée au sein de l’Église. Mais les nombreux débats organisés à l’époque ont abouti à l’acceptation largement majoritaire de notre doctrine nationale.
Après tant de confrontations, y compris entre alliés, la dissuasion a fait la preuve de son efficacité. Elle a empêché que plusieurs crises internationales ne dégénèrent en conflit généralisé entre l’Est et l’Ouest. Elle a contribué à la mise en œuvre des « mesures de confiance » qui ont précédé la fin de la guerre froide.
Cependant, les quatre décennies de retenue entre les armées occidentales et celles des Soviétiques, n’ont pas été des années de paix pour tous. Par clients et alliés interposés les combats n’ont jamais cessé « hors des zones sanctuarisées » par la dissuasion. Au Moyen-Orient, au Viêtnam, en Afrique, en Afghanistan et dans les conflits de décolonisation, l’affrontement Est/Ouest était bien en fond de tableau, mais par la volonté partagée à Washington et à Moscou de ne pas monter aux extrêmes, chacune des superpuissances parvenait à contrôler ses propres partenaires. Hélas, de ce point de vue, la fin du système stratégique bipolaire a multiplié les dangers et les incertitudes.
- La rupture de 1990 et l’accélération de l’histoire
L’ouverture du mur de Berlin marque symboliquement la fin de la guerre froide et la faillite du marxisme léninisme. Cette révolution politique et stratégique a eu pour première conséquence de faire des États-Unis l’unique super-puissance mondiale. Dès 1991, ils ont tiré profit de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein pour faire la démonstration de la supériorité absolue de leurs forces armées dotées des derniers perfectionnements des « hautes technologies ».
Mais bientôt les espoirs de ceux qui avaient cru aux « dividendes de la paix » ont été déçus. J’ai évoqué les guerres fratricides des Balkans ; les protagonistes des ex « guerres hors zone » ont pris leur indépendance, parfois pour mieux s’entretuer. Au Moyen-Orient les espoirs de paix se sont envolés, de nouveaux épisodes d’une « guerre de cent ans » se déroulent encore sous nos yeux. De la Somalie à Haïti, du Zaïre au Liberia, du Cachemire au Caucase et à l’Irak, les combats n’ont pas cessé.
Forts de leur victoire sur le communisme, les États-Unis de l’administration Clinton avaient choisi de se lancer à la conquête pacifique d’une « nouvelle frontière », celle de tous les marchés du monde et aussi de jouer un rôle d’arbitre entre Israël et les Palestiniens. Ils avaient commencé à réduire leurs dépenses militaires tout en procédant au regroupement de leurs industries d’armement. Mais en portant à la Maison Blanche les plus radicaux des néoconservateurs du parti Républicain, l’élection de novembre 2000 a radicalement changé la donne.
Dès leur arrivée à la tête de l’exécutif en 2001, ils ont relancé la course aux armements et rompu avec la neutralité au Moyen-Orient, sans cacher leur désir de se débarrasser du dictateur irakien. Huit mois plus tard, les attentats du 11 septembre leur ont fourni un autre prétexte pour renouer avec la tradition manichéenne des intégristes politiques et religieux qui se croient investis de la mission de lutter contre « les puissances du mal ». Hier, c’était la fixation contre le communisme ; maintenant c’est la lutte contre le terrorisme islamique qui a plus que jamais des relents de croisade.
- Le temps des guerres asymétriques
Depuis le 11 septembre le sanctuaire américain n’est plus invulnérable. Les questions de défense, les missions des armées, ont changé de modèle. Les affaires militaires interfèrent plus que jamais avec celles de la sécurité et de la compétition économique. Les confrontations « du faible au fort et du fort au faible » ne ressemblent plus aux affrontements classiques entre des forces armées organisées.
Les idéologues de Washington ont commis une faute gravissime en appliquant à l’Irak leurs théories de la « guerre préventive ». Aveuglés par leurs certitudes, par une realpolitik qui croit à la primauté de la force sur le droit, ces porte-paroles des intérêts pétroliers et financiers n’ont pas hésité à recourir au mensonge et aux faux prétextes pour tenter de justifier leur intervention de 2003. Un an plus tard l’échec était déjà patent ; mais sous l’effet d’une habile propagande politico-religieuse, les électeurs américains ont néanmoins réélu G.W. Bush en 2004.
Persuadés d’être les élus de Dieu, les pères fondateurs de l’Amérique, fuyant les querelles religieuses du vieux continent, n’ont eu aucun scrupule à s’emparer de territoires qu’ils assimilaient à une « terre promise ». Anticolonialistes convaincus pour avoir rejeté la tutelle de la cour de Londres, résolument hostiles aux conquêtes coloniales des puissances européennes, les citoyens des États-Unis ne comprennent pas qu’on puisse les taxer d’impérialisme. Leur bonne conscience sincère les a souvent conduits à adopter des stratégies « d’apprentis sorciers ». Au nom d’un réalisme à courte vue fondé sur la maxime « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », ils ont imprudemment noué des alliances avec des gens sans scrupule qui n’ont pas tardé à se retourner contre eux. L’exemple de Ben Laden en Afghanistan est un des plus significatifs.
Les développements des guerres asymétriques ont accéléré, notamment chez les Anglo-Saxons, la tendance à confier à des organismes civils un nombre croissant de fonctions traditionnellement remplies par les armées, jusqu’à justifier l’existence de milices armées payées par des sociétés privées. J’avais dénoncé les graves dérives de la « privatisation des fonctions régaliennes » dans le livre que j’ai publié en 2000. Du point de vue de l’engagement chrétien c’est, je le crois, un sujet de réflexion capital et d’une très grande actualité.
- L’instrumentalisation du religieux par le politique
Les terroristes islamiques, fanatiques du djihad, sont issus des medersas où ils ont été endoctrinés depuis l’enfance ou bien des mosquées du Londonstan où des émirs autoproclamés prêchent la guerre sainte contre les « croisés ». Ces boutefeux n’auraient pas une telle influence dans le monde musulman si d’autres extrémistes dans le monde chrétien ne leurs fournissaient des arguments crédibles. Je pense principalement aux « églises évangéliques », surtout celles des États-Unis où elles représentent un enjeu électoral décisif et un considérable atout financier. Elles portent une immense responsabilité dans l’aggravation des guerres asymétriques ; au-delà de leur rôle ambigu dans le conflit palestinien, elles ont eu dans le passé, et elles ont encore de nos jours, une détestable influence dans de nombreuses zones sensibles.
Beaucoup trop d’églises évangéliques confondent la religion, l’argent et le pouvoir. Certains des télé-évangélistes qui enregistrent des records d’audience le dimanche matin se comportent comme de dangereux activistes manipulés par les politiciens.
Les questions de géopolitique, de géostratégie, de géo-économie, reflètent les réalités de la mondialisation. Je n’ai pas évoqué les puissances émergentes ; je remarque que ni la Chine, ni l’Inde n’ont choisi de s’appuyer sur la supériorité militaire pour affronter leurs concurrents occidentaux.
L’éventualité d’une troisième guerre mondiale est moins probable qu’auparavant mais, comme l’avait prédit le diplomate russe Arbatov, la chute de l’empire soviétique aura profondément déstabilisé les États-Unis en les privant d’un ennemi à leur mesure. Elle a ouvert la boîte de Pandore des nouvelles formes de guerres, imposant aux États, aux alliances, aux Nations unies, la mise en œuvre de mesures de prévention, d’interposition, de coercition et de rétablissement de la paix aptes à répondre au large éventail de crises locales ou régionales.
Dans ce contexte les armées françaises, plongées depuis plus de vingt ans dans les situations les plus variées et les plus complexes, ont acquis une exceptionnelle expérience. Elles ont appris à partager de mieux en mieux, avec nos alliés et nos partenaires dans des cadres européens, atlantiques et des Nations unies, leurs savoir-faire, leurs références, leurs valeurs, leurs comportements. Je constate qu’ils sont profondément conformes aux valeurs chrétiennes et aux principes de la démocratie. Je me propose de les examiner sous la double optique des valeurs privées et des valeurs publiques.
- Valeurs privées – Valeurs publiques
La question du bien et du mal est l’éternel dilemme, problème existentiel et fondamental, qui se pose à chacun d’entre nous, dans notre double qualité de personnes privées et de membres de diverses collectivités humaines. La liberté des enfants de Dieu s’exerce dans les choix incontournables et répétés entre « ce qui est bien et ce qui est mal » ; ce sont des choix intimes pour chacun d’entre nous, et des choix familiaux, citoyens, professionnels dans nos activités de la vie sociale. Le Christ lui-même nous invite à ne pas les confondre quand il prescrit « rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César ».
Chrétiens, nous n’avons pas le monopole des valeurs morales, mais nous sommes les seuls à pouvoir compter sur les spécificités d’une foi qui se réfère au modèle incomparable du Christ. Le Christ c’est Dieu qui assume la condition humaine. C’est le Dieu rédempteur qui répudie la logique infernale de la vengeance « œil pour œil, dent pour dent ». C’est le Dieu de miséricorde qui pardonne, qui oppose amour et partage à la haine et à l’envie. C’est le Dieu de la résurrection qui nous offre la parousie, la perspective inouïe d’accéder au royaume éternel en sa présence.
Les valeurs privées, strictement personnelles, ne concernent que chacun d’entre nous ; or chaque homme, femme ou enfant, est une personne unique. Cette vérité, révélée par le Christ, a longtemps été inaccessible à la raison. Personne ne pouvait comprendre comment les milliards d’êtres humains qui ont peuplé la Terre depuis la création, sont autant d’individus distincts. Cette vérité est devenue concevable depuis les progrès de la biologie et la découverte de l’adn ; depuis que les perspectives de la physique, de la cosmologie, des nanosciences et de la maîtrise des très grands nombres, ont ouvert à la raison humaine des perspectives inouïes.
Les valeurs morales, les valeurs d’éthique, sont avant tout d’ordre personnel ; elles sont tout spécialement exigibles de ceux qui exercent des responsabilités familiales, sociales ou professionnelles. Les informations qui font l’actualité ne cessent de montrer que la coexistence du bien et du mal est une incontournable réalité ; elles témoignent du cynisme, du mensonge, de la cupidité et de la duplicité, qui s’étalent en permanence dans la littérature, dans les médias ou dans la chronique judiciaire ; les gens de bien sont moins visibles même si certaines figures exceptionnelles, comme celle de l’abbé Pierre, portent publiquement témoignage des réalités de la charité chrétienne.
Les valeurs publiques, – dans ma jeunesse on parlait de « devoir d’État » –, s’appellent de nos jours valeurs citoyennes, déontologies professionnelles ou éthique des affaires. Toutes ces formules font référence à des corpus de spécifications morales et juridiques qui édictent clairement « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ». Car le simple bon sens, souvent altéré par l’ignorance, par les préjugés ou par les effets de mode, ne permet pas d’édicter des règles suffisamment précises pour être réellement opératoires. À cet égard, je me réfère souvent à l’exemple des métiers de la sécurité parce qu’ils répondent à des obligations évidentes et incontournables ; ou encore à ceux de la santé dont les règles déontologiques sont universellement reconnues.
Mais il se trouve que ces principes évidents, ces concepts universels, ont été, tout particulièrement en France, systématiquement travestis, dénoncés, ridiculisés par les arguties, les séductions et les contestations de quelques intellectuels pervertis. Ces idéologues, auteurs de thèses « socialement et politiquement correctes », portent une lourde responsabilité dans le déclin moral de notre société depuis un quart de siècle.
Ces considérations, fréquemment évoquées, peuvent paraître banales. Pourtant il ne manque pas d’exemples convaincants pour les illustrer. Je vous en propose trois, tirés de mon expérience personnelle dans la Marine nationale, à la dgse et dans mes activités ultérieures.
Par tradition et par nécessité, la Marine accorde une attention toute particulière à la formation professionnelle, au perfectionnement continu et au déroulement de carrière de ses personnels. Elle a toujours cherché à concilier les exigences parfois contradictoires du « bien du service » et des attentes légitimes des membres de ses équipages. L’application de cette déontologie s’est traduite au fil du temps et au gré des circonstances, par des évolutions, des réformes, des adaptations continues liées aux exigences techniques des navires, des aéronefs et des armements aussi bien qu’aux exigences du progrès social. C’est pourquoi la Marine a toujours attaché la plus grande importance à l’évaluation objective et équitable des capacités et des performances de chacun en appliquant des procédures raffinées de notation, de promotion et de déroulement des carrières. Car la hiérarchie militaire des grades trouve sa principale justification dans la hiérarchie des compétences. Beaucoup d’autres exemples, dont la plupart sont d’ailleurs communs aux autres armées, témoignent de la priorité donnée au facteur humain dans le monde militaire.
Après avoir quitté la dgse en 1985, j’ai entrepris de me consacrer à une étude comparée des services secrets dans l’histoire et dans le monde. Leur image est généralement mauvaise dans l’opinion. Invité à m’exprimer en 1996 devant les membres de l’académie des sciences morales et politiques, j’avais traité des « responsabilités et de l’éthique des services de renseignement ». L’espionnage est un mal nécessaire tant qu’il restera des zones d’ombre dans les situations d’insécurité et de conflits ; les obligations professionnelles des membres des services en matière de confidentialité, de sécurité, sont très contraignantes. La manipulation des sources humaines, le recours aux écoutes, les actions clandestines, pratiques condamnables dans les États de droit, sont justifiées tant pour les polices qui agissent sous contrôle judiciaire, que pour les agents secrets à l’étranger qui surveillent les menaces pour la paix ou pour la sécurité. J’en conclus que l’exercice de ces métiers implique de la part des hommes et des femmes qui en ont la charge une scrupuleuse honnêteté, un idéal civique et un sens élevé du service de la nation. Il y a bien une déontologie des services spéciaux.
Les publications, les témoignages, les essais, les colloques, les travaux universitaires et ceux des Centres d’études politiques, se sont multipliés en France. Il y a incontestablement un renouveau de la pensée stratégique, des questions de défense et de sécurité. Les armées se sont systématiquement attachées à étudier leurs « retours d’expériences », non seulement d’un point de vue purement professionnel, mais encore du point de vue politique et moral en étroite association avec d’autres acteurs gouvernementaux et de la société civile. J’observe avec le plus grand intérêt les progrès en cours parce qu’ils répondent aux besoins d’un monde en profonde mutation et qu’ils témoignent d’un nouvel esprit d’écoute et d’ouverture à ce qui se passe au-delà de nos frontières. Ainsi la France se trouve-t-elle en mesure de reprendre un rôle majeur au sein de l’Europe et dans les instances internationales en plaçant les questions d’éthique et de déontologie au centre de ses préoccupations.
Quels rôles et quelles formes pour l’engagement chrétien dans les affaires militaires et stratégiques ? Au terme de ces considérations, je n’ai pas le sentiment d’avoir apporté des réponses, j’espère avoir ouvert des pistes de réflexion. La mondialisation nous confronte plus étroitement que jamais à d’autres cultures, à d’autres civilisations et à d’autres religions. L’histoire nous enseigne que s’il y a toujours eu des « perturbateurs » semant la discorde, la guerre ou la révolution, il s’est aussi toujours trouvé des hommes de bonne volonté, des « pacificateurs », qui ont réussi à limiter les conflits puis à y mettre fin en rétablissant la confiance et la paix. Les extrémistes, les fanatiques les détestent : n’ont-ils pas assassiné Sadate et Rabin ? Le terrorisme n’a-t-il pas pour but de semer la terreur pour empêcher le retour de la compréhension et de la concorde ?
Les éditions Desclée de Brouwer ont récemment publié le discours prononcé en décembre 2001 par le cardinal Martini, alors archevêque de Milan, Face au terrorisme, représailles, légitime défense, guerre et paix et le message du pape Jean Paul ii pour la célébration de la journée mondiale de la Paix le 1er janvier 2002. Ces textes nous invitent, à l’exemple du Christ, à éviter de prononcer des jugements abrupts ou des condamnations définitives. Qui, hormis Dieu peut prétendre sonder les reins et les cœurs ? Les mystères du bien et du mal ne peuvent être résolus par la raison ; le dialogue, l’écoute attentive des autres peuvent seuls s’opposer aux incompréhensions, à la violence et à la guerre.
« La paix est le bien le plus précieux pour l’homme parce quelle est la somme de tous les biens messianiques. » Cette formule résume bien les propos de ces deux grands pasteurs. C’est aussi la vocation des Casques bleus, les soldats des Nations unies, puisqu’on les appelle « soldats de la paix ». On connaît toutes leurs insuffisances, leur impuissance, leurs échecs répétés. Vont-ils être capables de mettre fin au drame du Darfour ? On parle moins de leurs succès puisque le fait d’éviter la guerre est un « non-événement ». Pourtant il est incontestable qu’à la lumière de beaucoup d’interventions réussies des forces armées françaises, britanniques, et depuis peu, européennes, l’onu4 n’a cessé de faire des progrès dans la définition des missions, dans la mise en place et dans la conduite des opérations de ses « casques bleus ». C’est ce message d’espoir que je vous propose d’entendre. Nous en avons bien besoin pour affronter les sombres perspectives ouvertes par les conflits qui perdurent encore dans le monde.