N°54 | Le temps

Joséphine Staron

Concilier temps long et gouvernance démocratique

Pour Henri Bergson, philosophe français du début du xxe siècle qui s’inscrit à rebours de la vision positiviste qui règne alors, le temps n’est pas une simple donnée que l’on peut mesurer et objectiver. Le présent n’a pas d’existence propre, hormis celle que lui confère son inscription au sein d’une durée. C’est ainsi qu’il s’attache à distinguer deux manières de penser le temps ou la durée : rationnellement, par la technique et la mesure objective (le temps universel des horloges), et subjectivement, tel qu’il est vécu, ressenti par chacun (le temps individuel de la conscience). Cette dichotomie explique pourquoi l’intrication des trois temps (passé, présent, avenir) se vit différemment en fonction des cultures, des époques, des sociétés, des individus eux-mêmes. C’est en cela que l’on dit souvent que le temps est insaisissable et qu’il nous échappe toujours.

La maîtrise du temps est pourtant l’objet de bien des convoitises, et constitue un enjeu politique et de pouvoir, car celui qui fixe le temps et en dispose détient la souveraineté suprême, et peut même espérer se rapprocher du divin, du grand ordonnateur, de celui qui, bien souvent, est décrit comme l’ultime « maître des horloges ». C’est bien là que réside la quête du pouvoir, et l’Histoire regorge d’exemples de régimes politiques qui tentent de contrôler le temps, d’en imposer de nouvelles modalités et d’en instrumentaliser les représentations afin de servir leurs propres desseins, par exemple en instaurant de nouveaux calendriers ou en impulsant un tempo particulier en lien avec des objectifs politiques. Qui maîtrise le temps, maîtrise le monde. C’est en tout cas une croyance universelle rarement remise en cause.

De très nombreux ouvrages ont tenté d’élucider le mystère du temps, de ses incarnations et de ses représentations. Depuis l’avènement des régimes démocratiques, la recherche s’est principalement organisée autour des transformations induites par la pratique démocratique et sa conception particulière du partage du pouvoir. Car cette forme politique rompt avec les précédentes qui, elles, étaient davantage fondées sur la concentration du pouvoir, et donc aussi sur celle du temps.

En effet, chaque régime et chaque culture politique imposent leur vision du temps : certains se construisent sur le culte du passé et de la mémoire – c’est notamment le cas des sociétés prémodernes – ; d’autres s’organisent autour de l’avenir, d’un destin commun, de projets de société à bâtir – c’est le cas des États-Unis d’Amérique au moment de leur indépendance. Mais dans l’Histoire, peu nombreuses sont les sociétés organisées autour de l’instant présent et de l’immédiateté. C’est le propre des démocraties contemporaines occidentales qui, si leur construction s’inscrit dans une histoire longue et une culture politique héritée de plusieurs siècles de pratique, ont peu à peu délaissé le passé, omis de regarder vers l’avenir et concentré leurs efforts sur un présent désormais érigé en priorité absolue.

Si cette évolution constitue un dévoiement de la pratique démocratique, elle correspond aussi aux évolutions du contexte international : crise permanente (énergétique, économique, sanitaire, migratoire, politique…), retour de la guerre en Europe avec le conflit en Ukraine et ses conséquences (course au réarmement, polarisation des relations internationales, crise des institutions du multilatéralisme…), sans oublier la crise climatique qui apporte son lot de menaces nouvelles (migrations et instabilités politiques ; luttes pour l’accès aux terres, à l’eau, aux ressources ; inégalités et concurrence engendrées par les politiques de transition…) et qui constitue un enjeu de sécurité collective à long terme.

Nombreux sont ceux dans le monde, jusque dans nos démocraties, qui estiment que seuls des régimes autoritaires ont la capacité de faire face à ces bouleversements et à ces nouvelles menaces. Cette idée continuera de se répandre tant que les démocraties n’auront pas guéri leur « myopie »1, selon les termes de Pierre Rosanvallon, c’est-à-dire tant qu’elles n’auront pas résolu l’équation entre deux temporalités en apparence concurrentes : le temps court et immédiat de la pratique démocratique, et le temps long de la décision et de l’action politiques, indispensable pour résoudre les défis complexes qui se posent pour les générations actuelles et futures.

  • Une dissociation du temps et du pouvoir

Dans les sociétés prémodernes, le contrôle du temps constituait l’un des attributs majeurs du pouvoir politique. Ainsi, comme le rappelle le politologue Dominique Reynié, si le pouvoir souverain se caractérisait par la durée, alors celui qui parvenait à fixer le temps détenait pour longtemps les clés du pouvoir2. L’inscription dans l’Histoire de son passage en tant que souverain était un objectif en soi : il avait conscience que son véritable pouvoir ainsi que son ultime récompense seraient de marquer la postérité, d’être reconnu dans la durée, même après la fin de son règne. La conception du temps dans sa trilogie – culte du passé et action politique dans le présent pour transformer l’avenir – était donc constitutive de ces modes de gouvernance, bien éloignés de ceux que nous pratiquons aujourd’hui en Europe, mais qui caractérisent encore de nombreuses régions du monde. Le modèle chinois est probablement le plus emblématique du genre.

Régime autoritaire, la Chine oriente sa politique et son économie tout entières vers un projet de société global, une vision de l’avenir et du long terme, comme l’a rappelé Xi Jinping en 2021 lors du discours prononcé à l’occasion du centenaire du Parti communiste chinois : « Le temps où le peuple chinois pouvait être foulé aux pieds, où il souffrait et était opprimé est à jamais révolu. […] La nation chinoise est une grande nation. […] Depuis un siècle, toutes les luttes, tous les sacrifices et toutes les initiatives du peuple sous la direction du Parti peuvent se résumer en un thème unique : réaliser le grand renouveau de la nation chinoise. […] La grande renaissance de la nation chinoise est entrée dans un processus historique irréversible3. »

Dans ce discours, nous retrouvons les caractéristiques principales de la recherche de la maîtrise du temps par le pouvoir politique : le passé y est glorifié et les sacrifices du peuple se voient justifiés par la vision d’un nouvel avenir, une nouvelle ère dans laquelle la Chine retrouvera sa place dans le monde. Le présent n’est utilisé ici que pour marquer le moment de la rupture entre un passé douloureux et un avenir heureux. Et pour qu’aucun doute sur la détermination du souverain ne subsiste, il affirme son complet contrôle du temps en avançant que le processus entrepris est désormais irréversible.

Ce type de discours n’a rien d’original dans l’Histoire, sauf pour nous, habitants des démocraties occidentales, qui ne sommes plus familiers avec ces entreprises de contrôle et d’instrumentalisation du temps. Car nous avons en effet réalisé la plus grande peur des souverains des sociétés prémodernes et autoritaires actuelles : dissocier le temps du pouvoir politique. En quoi cela consiste-t-il ? Puisque le pouvoir n’est plus le seul apanage du Prince, sa caractéristique principale qui était la maîtrise du temps ne lui appartient plus. Aujourd’hui, dans nos démocraties, le pouvoir est non seulement dans les mains du peuple par le biais des élections, dans celles de leurs représentants élus, mais aussi dans celles d’acteurs privés qui, par leur poids et leur influence économiques, détiennent une part du pouvoir, et avec elle une certaine maîtrise
du temps.

C’est pourquoi nous sommes assez facilement impressionnés par certains discours ou certains types de régimes qui semblent encore détenir à la fois le pouvoir et son attribut premier. Mais ne nous y trompons pas. Lorsque le président chinois affirme sa maîtrise du temps, notamment de l’avenir, il s’inscrit dans une vision irrationnelle du monde et de ses évolutions, dans laquelle il serait encore possible de faire abstraction des interdépendances générées par le système mondialisé et de vivre dans une forme d’autarcie salvatrice. La gestion de la crise sanitaire par le pouvoir chinois depuis 2020 a montré les limites de cette vision du monde.

La Russie, autre modèle de régime autoritaire, s’inscrit également dans cette idée prémoderne. Le président Vladimir Poutine, pour justifier sa guerre contre l’Ukraine, a mobilisé la mémoire du passé et l’ambition d’un avenir glorieux pour la nation russe. La lecture croisée des discours des deux dirigeants, chinois et russe, révèle des similitudes dans le rapport qu’ils entretiennent au temps, à l’illusion de sa maîtrise et d’une certaine irréversibilité de l’action politique.

Autre exemple, l’Iran, qui s’inscrit aussi depuis de nombreuses années dans cette même dynamique, mais dont le régime essuie de plus en plus la contestation en interne – bien plus que la Chine ou la Russie d’ailleurs. Ainsi, même les régimes autoritaires souffrent, dans la pratique de leur souveraineté, de l’absence de maîtrise du temps. Toutefois, il est vrai qu’ils en souffrent moins, moins vite, ou de manière souvent moins visible, que les démocraties occidentales. Les raisons de la fragilité de celles-ci tiennent aux deux autres dévoiements de la pratique démocratique que j’identifie : un raccourcissement du temps politique et une concurrence de plus en plus forte entre des temporalités différentes.

  • Un raccourcissement du temps politique

Dans l’histoire européenne, nous sommes passés en peu de temps de régimes politiques sans limite temporelle autre que la mort du souverain à des régimes très limités dans le temps : en France, le président de la République est élu pour cinq ans renouvelables une fois ; en Allemagne, le chancelier fédéral l’est pour quatre ans mais sans limitation du nombre de mandats ; en Italie, le président du Conseil reste en poste tant qu’il dispose d’une majorité au Parlement… Chaque pays a ses spécificités en matière d’élection de ses représentants et de modalités concernant les mandats. Toutefois, ils partagent en commun quelque chose qui les distingue des régimes autoritaires considérés comme plus stables et durables dans le temps : le raccourcissement du temps politique en raison de la nécessité de recueillir, à échéances régulières et rapprochées, le consentement de leur population. Les démocraties contemporaines sont donc caractérisées par la remise en cause régulière et institutionnalisée de la légitimité politique.

Par ailleurs, nous observons une tendance de plus en plus accrue à la multiplication des temps de la consultation en dehors des élections : référendums, conventions ou assemblées citoyennes, budgets participatifs, recours quasi quotidien aux sondages d’opinion… Les populations sont sans cesse questionnées, leur avis et leur opinion sont mesurés à des intervalles de plus en plus réguliers, notamment par le biais des réseaux sociaux qui sont progressivement devenus, pour les médias comme pour les politiques, la meilleure échelle de mesure de l’opinion et de la hiérarchisation de l’information. Ces phénomènes conduisent donc à penser avec Dominique Reynié que « les réseaux sociaux et la numérisation de l’espace public rendent presque impossible l’inscription de la politique démocratique dans le temps long »4.

Dès lors, non seulement le temps politique est raccourci, mais les citoyens, qui n’ont jamais été autant consultés, n’en retirent pour autant aucune satisfaction démocratique : le sentiment de ne pas avoir de contrôle sur la politique intérieure de son pays se diffuse largement. Ainsi, en 2022, seuls 43 % des Français estiment que la démocratie fonctionne bien, et à peine plus de la moitié (53 %) considèrent avoir une liberté et un contrôle sur leur avenir5. Raccourcissement du temps politique et performance démocratique ne vont donc pas nécessairement de pair. Et les conséquences sont nombreuses.

La première est le désengagement des populations des modes traditionnels de participation démocratique, notamment l’élection. La deuxième est que cette démotivation touche également les dirigeants politiques, qui se trouvent bien souvent paralysés face à la prise de décision et à l’action politique. Ils sont comme pris au piège entre deux injonctions contradictoires qui s’inscrivent dans une temporalité différente : l’efficacité de l’action publique, qui exige des décisions parfois rapides, et la construction d’un consensus démocratique, qui nécessite de longues négociations. Résultat : face à l’impossibilité de résoudre cette équation, ils sont souvent tentés de repousser le temps de la décision et de l’action afin d’éviter d’être remis en cause lors de prochaines échéances électorales, ou bien, au contraire, lorsqu’ils entament un dernier mandat ou qu’ils souhaitent laisser une trace dans l’histoire politique de leur pays, ils peuvent être tentés d’agir vite, sans prendre le temps de la concertation et de la construction du consensus. La pression d’échéances nationales – par exemple le vote des budgets – ou internationales – par exemple des sommets internationaux – peut aussi pousser les dirigeants à accélérer les processus de décision. Dans les deux cas, il n’y a pas de considération autour d’une prise en compte du temps long : c’est le présent qui, bien souvent, guide les choix ou les non-choix qui sont faits.

La troisième conséquence, enfin, découle des deux premières : plus le sentiment de ne pas avoir de prise sur son avenir se répand, plus la confiance dans le système politique diminue et plus les partis dits « extrêmes » ou « populistes » se renforcent. Pourquoi ? Parce que la vision du monde que ceux-ci proposent est souvent moins complexe, les solutions aux problèmes sont présentées comme plus simples qu’elles ne le sont en réalité. Ils ne promettent finalement rien d’autre que de maîtriser le temps et ses effets. Par ailleurs, lorsque le contexte politique, économique, social et/ou international se détériore, ce discours se renforce face à l’impuissance des pouvoirs publics, et les démocraties s’en trouvent d’autant plus fragilisées.

  • De la multiplication des crises à la concurrence
    des temporalités

Ce qui m’amène à aborder la troisième cause du dévoiement des démocraties contemporaines dans leur rapport au temps : la concurrence des temporalités. Bien avant que notre horizon politique ne se voie brouillé par la multiplication et la juxtaposition de crises internationales, la mondialisation avait déjà commencé son œuvre. Elle a certes rapproché les peuples, permis des avancées politiques, économiques, industrielles, scientifiques, technologiques majeures, mais elle a aussi mis face à face des temporalités souvent différentes, parfois même opposées. Si la seconde moitié du xixe siècle fut celle de l’espoir et de l’optimisme, le 11 septembre 2001 a brutalement mis fin à une vision presque exclusivement positive de la mondialisation en Occident. Entre autres, l’invasion de l’Irak par les Américains, sans mandat de l’onu, a révélé au monde la fragilité des organisations multilatérales et la subsistance d’un concept que beaucoup en Europe pensaient obsolète après la chute de l’Union soviétique :
la puissance.

L’enchaînement des crises à partir de 2008 a fini de convaincre les populations que la mondialisation et le libéralisme économique ne suffiraient plus à les protéger des externalités négatives, et surtout des volontés de puissance de certaines nations (États-Unis, Chine, Iran, Arabie saoudite, Russie…). L’optimisme et la confiance dans l’avenir ont ainsi laissé place à un état de désenchantement collectif. Par ailleurs, si la mondialisation des échanges a simplifié les relations entre les États, elle a aussi contribué à complexifier les sujets : dans les plus hautes sphères du pouvoir, politiques comme économiques, les individus se sont de plus en plus spécialisés, technicisés, et leur action est devenue, pour les populations, source d’incompréhensions voire de soupçons.

Ainsi, et comme le prophétisaient déjà les chercheurs Andreas Schedler et Javier Santiso dans un article publié en 1998, « dans notre époque post-utopique, post-idéologique, postmoderne, postcommuniste et post-historique, […] les utopies sociales sont mortes […] et l’avenir a perdu, sans espoir de guérison, sa promesse ancienne, ses certitudes et son unité »6. Les sondages en attestent : en 2022, 83 % des Français considèrent que l’avenir est une source d’inquiétude7, 49 % estiment que, lorsqu’ils auront leur âge, leurs enfants auront une situation plus mauvaise que la leur, et 22 % pensent qu’elle sera identique, sans amélioration8.

Pourquoi un tel pessimisme ? L’une des causes majeures réside dans l’apparition progressive de temporalités différentes et dans une pluralité confuse d’avenirs concurrents. Le temps politique, qui pendant des siècles a prévalu sur tous les autres, n’est plus aujourd’hui qu’un temps social parmi d’autres : le temps de l’économie, du commerce international, de la finance mondialisée, de la technique, mais aussi le temps des réseaux sociaux et des médias d’information en continu qui est celui de l’immédiateté, le temps des sommets et des conférences internationales… Toutes ces temporalités se superposent désormais, voire s’entrechoquent, et contribuent à la complexité du monde contemporain.

Les dirigeants des démocraties, dans leur exercice du pouvoir déjà encadré et donc de facto limité, se voient également contraints de répondre à des injonctions contradictoires : répondre aux inquiétudes du moment exacerbées par la « twittosphère » et relayées mécaniquement par les médias qui leur consacrent nombre d’éditions spéciales ; préparer des lois de programmation qui prennent en compte plusieurs exercices budgétaires sans avoir de visibilité sur la situation économique ou sociale du pays ; faire face aux pressions induites par les traités internationaux ou multilatéraux qui engagent à des actions sur une temporalité là encore spécifique ; enfin apporter des réponses à des enjeux qui font fi des frontières nationales et qui exigent des plans d’action sur du long voire du très long terme, tout en sachant que les décisions politiques prises à un instant T n’auront de portée réelle que bien plus tard.

En résumé, les dirigeants politiques des démocraties contemporaines doivent résoudre un paradoxe majeur : concilier la gouvernance démocratique, qui s’organise et fonctionne autour du temps présent ou de l’avenir proche (le temps des mandats), et le temps long des décisions politiques sur des sujets de préoccupation majeure, mais dont la mesure des effets est impossible à court terme (le temps des enjeux). Cette équation oppose donc à la fois deux temporalités et deux tempéraments qui y sont associés : celui de la prudence et de la tempérance, propres au régime démocratique, et celui du courage et de l’audace, nécessaires pour inscrire une action dans le temps long.

  • Revaloriser le passé et oser l’avenir

Comment résoudre ce paradoxe ? Comme l’explique Pierre Rosanvallon, si les démocraties ont privilégié leur rapport au présent, cela « s’explique par leur histoire et la nécessité dans laquelle elles se sont trouvées de rompre avec le temps immuable des visions religieuse et monarchique du monde »9. Elles ont ainsi tenté et réussi ce qui serait apparu impossible à d’autres époques : dissocier pouvoir et temps.

Si elles se trouvent aujourd’hui en difficulté, c’est d’abord et surtout parce que le contexte géopolitique, économique et social a évolué, et qu’il leur impose de revoir leur modèle pour répondre aux exigences des temps multiples et de leur constante évolution. La Nation, comme le rappelle le sociologue Alfred Fouillée, n’est pas une chose immuable. C’est un être vivant soumis au changement perpétuel. Elle doit donc se doter d’une vraie faculté d’adaptation ou, selon Fouillée, d’un « esprit public »10. Aujourd’hui, il semble que cet esprit public soit précisément ce qu’il nous manque. Le reconstituer implique, avec Henri Bergson, de développer une vision globale du temps : revaloriser un passé que l’on a pris l’habitude de nier ou de dissimuler, et oser inscrire l’action politique présente dans une vision de l’avenir à la hauteur des défis qui sont les nôtres aujourd’hui.

Mais cela nécessite de ne pas continuellement segmenter les sujets : réformer l’éducation, puis la santé, un autre jour la justice, revenir en arrière, puis s’intéresser à la défense ou à la politique migratoire lorsqu’une crise survient… Ce que nos démocraties ont pris l’habitude de faire depuis des années. C’est une vision globale, une vision de la société nationale et européenne qu’il nous faut développer – il est inimaginable de penser l’une sans l’autre, étant donné leur intrication ainsi que le besoin de peser dans un monde où géants politiques et géants économiques s’imposent. Les discours de Xi Jinping et Vladimir Poutine sur ce que seront la Chine et la Russie dans un siècle présentent des visions idéalisées, irréalistes, voire caricaturales de l’avenir. Les Européens doivent, eux, s’inscrire dans cette même temporalité, mais sans enjoliver, sans mentir aux populations, en s’appuyant sur un degré d’éducation et d’engagement citoyen inédit à l’échelle de l’Histoire.

Nous commençons enfin à percevoir des signes encourageants : l’action de l’Union européenne s’inscrit désormais dans une temporalité qui va jusqu’en 2055 avec des objectifs de décarbonation historiques ; les États membres discutent à nouveau de grands programmes industriels, notamment en matière d’armement, à vingt ou quarante ans ; les objectifs de développement durable à horizon 2030 élaborés par les Nations unies en 2015 sont d’ores et déjà largement intégrés aux politiques publiques des différents pays.

Mais développer un projet d’avenir ne suffira pas à sauver les démocraties du sort que leur souhaitent leurs concurrents autoritaires si elles ne s’appuient pas également sur leur passé. Les débats qui inondent la société américaine sur la remise en cause de l’Histoire voire, dans certains courants extrémistes, sa négation pure et simple ainsi qu’une volonté de faire table rase du passé commencent à se diffuser dans nos sociétés européennes11. Cela constitue un danger réel, car aucune société ne peut se construire durablement sur une telle idéologie.

Si le passé n’a pas à être glorifié, il doit être utilisé pour servir les ambitions du présent et définir une vision de l’avenir. Les démocraties ont compris que le culte du passé et de la mémoire, seul, était davantage un outil d’asservissement que d’émancipation des populations. C’est un acquis qu’il faut conserver. La valorisation du présent est une vraie révolution culturelle, politique, philosophique, qui fait la force de nos régimes. Mais les dangers de fractures, de décohésion, de défiance généralisée surviennent lorsque le présent est survalorisé et constitue l’unique horizon de chacun.

Pour conclure, il me semble indispensable de réintroduire la définition du temps selon saint Augustin, qui devrait inspirer les démocraties : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. […] Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente12. » Le présent est la clé, là où tout se noue, là où tout se crée. Mais il est vide de sens s’il n’est pas pensé en lien étroit avec ces deux autres formes du temps : le passé et l’avenir. C’est sans doute cela, la leçon que les démocraties européennes doivent réapprendre.


1P. Rosanvallon, « Faire entrer le long terme en démocratie », Constructif n° 61, 2022/1, pp. 69-71.

2O. Labesse et D. Reynié, « La politique face au défi du temps long », Stratégies, 24 mars 2022.

3Extraits du discours du président chinois Xi Jinping lors d’une cérémonie marquant le centenaire du Parti communiste chinois, le 2 juillet 2021, disponible en intégralité sur www.china-embassy.gov

4D. Reynié, op. cit.

5Baromètre de la confiance politique 2022, Sciences Po/cevipof.

6J. Santiso et A. Schedler, « Democracy and Time », International Political Science Review, vol. 19, n° 1, janvier 1998, pp. 5-18.

7Sondage ifop pour Asterès, novembre 2022.

8Baromètre de la confiance politique 2022, Sciences Po/cevipof.

9P. Rosanvallon, op. cit.

10A. Fouillée, « L’Éducation et la sélection », Revue des Deux Mondes, 1890, tome xcix, pp. 585-586.

11Je fais notamment référence ici au mouvement dit du « wokisme » qui s’est, entre autres, illustré outre-Atlantique par des actions visant à nier le passé : statues déboulonnées, livres retirés des programmes scolaires et des bibliothèques universitaires, lieux et écoles renommés… En Europe, et plus particulièrement en France, ce mouvement traduit surtout une idéologie post-coloniale qui implique la diffusion d’un fort sentiment de culpabilisation.

12Saint Augustin, Les Confessions (397-401), xi, trad. J. Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 1937.

L’historien et le temps | J.-P. Rioux
M. Peucelle | En forêt