Récemment, j’ai posé une question simple à des étudiants en troisième année de licence sur un sujet vu et revu en terminale : pouvaient-ils me donner les grandes dates de la guerre froide ? La réponse fut unanime : non. En revanche, tous étaient capables de me dire qui couchait avec qui dans leur classe cette même année de terminale. Ils avaient du mal à me parler de la crise de Cuba, mais ils pouvaient conter dans le détail celle qu’il y eut entre Manon et Léo derrière le gymnase un samedi. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils étaient confrontés d’un côté à une Histoire enseignée à coups de dates, de noms et de faits appris par cœur, et de l’autre à une histoire plus proche, avec des personnages et des aventures suivis avec intérêt. Alors oui, l’Histoire doit être racontée. Avec ses personnages, ses intrigues et ses rebondissements.
C’est ainsi qu’est né en 2017 Le Petit Théâtre des opérations, chaîne YouTube dédiée aux anecdotes improbables de l’histoire militaire, déclinée en livre puis en bande dessinée en 2021 sous le crayon du dessinateur Monsieur le chien. Avec ce principe simple : raconter les petites histoires incroyables cachées dans l’ombre de la Grande Histoire, avec humour afin de toucher un public large. « Venez rire, et repartez avec un peu plus de connaissances et d’intérêt pour le sujet. »
Plus encore, mettre en avant l’absurde et l’improbable1 peut provoquer ce que l’on appelle en marketing « l’effet waouh ». C’est-à-dire un moment d’appréciation tel qu’il va marquer l’auditeur et lui donner envie d’aller plus loin. L’ancien enseignant que je suis aimait à utiliser des anecdotes en cours pour intéresser ses élèves. Lorsque, par exemple, vous racontez les exploits du Québécois Léo Major durant la Seconde Guerre mondiale, plus fort que tous les Rambo d’Hollywood, la plus belle récompense est d’avoir soudain l’intérêt du cancre de la classe qui demande… à en savoir plus. L’Histoire est un goût et celui-ci s’éduque.
- Peut-on rire de la guerre ?
Clarifions tout de suite un point essentiel : dans Le Petit Théâtre des opérations, nous ne rions ni de la guerre ni des morts, bien au contraire. Nous mettons en avant ces événements absurdes, héroïques, extraordinaires qui, justement, sont nés au milieu de l’enfer. C’est le général Leclerc trompant l’armée italienne avec deux canons. C’est l’aventure du Jules Verne qui largue sur Berlin des bombes et… des chaussures. C’est Mad Jack Churchill qui part à la guerre seulement armé d’un arc et d’une épée… Autant de récits qui permettent de surprendre, d’étonner, de faire rire et… de faire apprendre quelque chose.
C’est également l’occasion de réhabiliter des mémoires, de parler d’un Albert Roche, le soldat français le plus décoré de la Grande Guerre, ou de la bataille de Dixmude. De diffuser des connaissances de manière ludique et de montrer que l’Histoire, ce n’est pas que bachoter un cours. L’Histoire, ce sont des histoires qui ne demandent qu’à être découvertes et redécouvertes. Parfois même au sein de sa propre famille.
Cela permet aussi de remettre en avant la figure du héros, de celui qui, en plein chaos, va avoir un coup de génie, va s’avancer avec panache, va s’illustrer d’une manière marquante qui, certes, provoquera la curiosité, mais aussi l’admiration. L’anecdote humoristique ne vise donc pas à manquer de respect à la guerre : c’est un marchepied qui permet au grand public de s’y pencher en l’y amenant de manière ludique.
- N’est-ce pas transformer l’histoire en spectacle ?
L’Histoire est un spectacle ! Avec ses figures hautes en couleur, ses trahisons, ses drames, ses retournements de situation… et c’est d’ailleurs ce qui la rend passionnante. À l’opposé de la version retenue par beaucoup à l’école : un simple sujet à apprendre et recracher par cœur. J’ajouterai à cela qu’enseigner, c’est donner un spectacle. Lorsque la porte de la salle se referme sur lui, l’enseignant est seul sur son estrade, face à une trentaine d’individus qui n’ont pas forcément envie d’être là, un public particulièrement difficile qu’il va lui falloir intéresser, surprendre… L’humour est un excellent outil pour cela. Mais pas uniquement. L’important est d’emporter votre public.
On pourrait prendre l’exemple du Titanic. Longtemps ce fut une date, un drame, des morts, une mémoire… pas vraiment le sujet qui faisait chavirer le cœur. Et pourtant, lorsqu’il s’intéresse à l’épave James Cameron choisit de réaliser un film plutôt qu’un documentaire. Les ficelles de l’histoire sont grossières : l’éternel brave pauvre qui tombe amoureux de la jolie riche qui préfère le peuple à la bonne société. Mais ce n’est que le prétexte à raconter ce que Cameron avait vraiment envie de montrer : le naufrage. En transformant le récit en spectacle dramatique, il a suscité chez toute une génération un soudain intérêt pour cette histoire lointaine.
C’est ce que nos amis anglo-saxons appellent le storytelling, le fait d’avoir recours à des récits prenants pour embarquer le spectateur vers là où l’on souhaite l’emmener. Anglais et Américains n’ont pas peur de faire du spectacle pour aborder l’Histoire, bien au contraire. Au point, d’ailleurs, qu’ils n’hésitent pas à raconter le drame de la poche de Dunkerque – à leur sauce, ayant le champ libre – ou à tourner un film sur Napoléon. En France, on préfère réaliser des films sur la crise de la quarantaine plutôt que sur la campagne
de 1940.
Bref, drame ou humour, la différence est le ton et la forme du spectacle. Mais la finalité est bien la même : intéresser de nouveaux publics à l’Histoire. Et dans notre cas, à l’histoire militaire. Pourquoi ? Parce que c’est une passion. Pour des raisons familiales – ah ! ces familles de militaires – et parce que, quand on grandit en Champagne on échappe peu aux deux guerres mondiales.
Comme beaucoup de jeunes gens, j’ai commencé par m’intéresser à ces conflits récents puis je ne me suis plus arrêté. Lorsque l’on tombe sur l’épopée napoléonienne, difficile de revenir en arrière ! Mais aussi parce que l’histoire militaire se raconte très bien. Des idées incroyables, des retournements de dernière minute, des héros qui changent le cours de la bataille…
Tenez, prenons le capitaine de Chambure durant les guerres napoléoniennes ; un homme qui, parce qu’un mortier russe l’a réveillé, sort non seulement faire taire les mortiers mais y dépose une lettre pour indiquer qu’il ne s’agirait pas de recommencer ! Comment résister à l’envie de raconter pareil épisode ? Et la bataille de Stonne ? Dans l’imaginaire collectif, la campagne de 1940, c’est avant tout une armée française en marche arrière. Alors quelle surprise lorsqu’on découvre des combats où les Allemands sont incapables de venir à bout de deux chars ! Quant au William D. Porter, navire de guerre américain qui tira par erreur une torpille sur son propre président lors d’une longue mais fascinante série de bourdes… Pourquoi aller voir une comédie quand la réalité a fait bien pire ?
Les mêmes récits profitent des différents formats. Sur scène, une anecdote se raconte avec ses pauses, ses imitations, son jeu… Sur YouTube, on profite de pouvoir présenter des photographies d’époque, les animer, de glisser des références cinématographiques. En bande dessinée, on peut découper l’histoire autrement, mettre des chutes en fin de page et, comme le fait excellemment bien Monsieur le chien, rajouter mille détails cachés dans les cases pour amuser le lecteur.
- L’humour et la guerre, une vieille histoire
Si, à ce stade, vous doutez encore de la pertinence de l’humour pour évoquer la guerre, permettez-moi d’appeler à la barre un témoin de choix : l’histoire militaire elle-même. Car celle-ci n’est pas dépourvue d’humour, bien au contraire. En effet, face à des circonstances extraordinaires, traumatisantes et bouleversantes, l’humour est à l’image du bleuet : il s’épanouit sur les champs de bataille. Le soldat utilise en effet cette soupape pour alléger sa peine et rendre son quotidien plus supportable. Notre époque ne manque pas de donneurs de leçons ; je les invite à aller lire des journaux de tranchées. Ils y trouveront moqueries et dérision chez des poilus pourtant en première ligne. Mais si quelqu’un se sent mieux placé que l’un d’eux pour parler de guerre, qu’il me jette la première boîte de singe !
Allons plus loin et évoquons quelqu’un qui a plutôt bien connu la guerre : Napoléon Ier. En effet, l’Empereur voyait dans l’humour une bonne chose. Ainsi si sous le feu un homme lâchait un bon mot au lieu de paniquer, il percevait là le signe d’une tête froide et n’hésitait pas à le promouvoir, ce qui fit plus d’une fois grincer des dents quelques officiers. Mais l’idée n’en est pas moins intéressante : l’humour en temps de guerre, c’est bon pour le moral, mais c’est aussi un bon indicateur de vivacité d’esprit. Et l’histoire militaire regorge justement de bons mots aussi bien que d’actions plus ou moins absurdes visant à se moquer de l’ennemi.
Donc non, l’humour et la guerre ne s’opposent pas. La seule question est : de quoi rit-on ? Avec Monsieur le chien, le dessinateur du Petit Théâtre des opérations, nous rions de la situation absurde, de l’action improbable ou de la bêtise humaine. Pour mieux mettre en lumière la mémoire de ceux qui ont accompli des choses que nous serions bien incapables de faire.
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Officier d'artillerie français de 1917. Dessin original de Monsieur le chien © Monsieur le chien.
- Histoire militaire et Fluide glacial
Le Petit Théâtre des opérations en bande dessinée paraît chez Fluide glacial. Un magazine qui n’est pas le premier auquel on pense pour parler d’histoire militaire. Ni pour lancer quelques cocoricos, le milieu de la bédé francophone n’étant pas connu pour son amour du drapeau… Et pourtant… Fluide glacial a été la conclusion de tout ce qui a été dit précédemment, car ce que l’équipe éditoriale a vu dans ce projet, c’est que l’on rit en suivant des anecdotes improbables, qu’il s’agit d’une façon agréable d’apprendre quelque chose et qu’un attrait pour l’Histoire n’est pas nécessaire pour apprécier ce qui est proposé.
Alors, peut-on parler de guerre avec humour ? La réponse est oui sans hésitation. Et c’est parce que cela est inattendu que l’on touche des publics que l’on n’attendait pas, et que l’on fait progresser l’intérêt pour l’Histoire et pour la mémoire dans la population. L’humour est un outil. Qu’attendons-nous pour nous en servir ?
1Les bd sont sous-titrées Faits d’armes impensables mais bien réels.