N°50 | Entre virtuel et réel

Gilles Haberey et Hugues Perot
Qui ose vaincra
Gilles Haberey et Hugues Perot, Qui ose vaincra, Éditions Pierre de Taillac

Après avoir étudié L’Art de conduire une bataille et Les Sept Péchés capitaux du chef militaire, voici le troisième opus signé par le général Gilles Haberey et le colonel Hugues Perot, toujours chez Pierre de Taillac. Pour qui s’intéresse à l’histoire et peu à l’histoire militaire, ces ouvrages pourraient appartenir à ce que l’on qualifie de façon péjorative d’« histoire bataille » et paraître secondaires. Il en sera de même avec ce Qui ose vaincra, qui rappelle la devise des unités du Special Air Service britannique adoptée par Bigeard. Et pourtant, au-delà de la description de combats ou de campagnes nombreuses, parfois totalement méconnus comme la campagne du Tanganyika menée en Afrique orientale par le colonel allemand Lettow-Vorbeck de 1914 à 1918 ou le raid de mille six cents kilomètres du général Morgan sur les arrières nordistes en 1863, parfois connaissant un peu plus de renommée comme la bataille du Garigliano en 1944 ou le raid sur Entebbé, cet ouvrage présente un intérêt certain pour les militaires, mais aussi pour les décideurs d’une manière générale, par son insistance à analyser les modalités de la prise de décision.

Pour l’aspect formel, il aurait certainement été possible, et cela a été dit sur d’autres supports, de trouver une autre gravure que celle représentant des parachutistes allemands qui n’ont pas, comme les forces spéciales d’ailleurs, le privilège de l’audace. Il s’agit même presque d’un contresens avec le contenu du livre, qui ne s’attache pas à la description historique de l’action d’outils, mais bien aux modalités de la prise de décision. En revanche, les cartes sont d’une remarquable qualité, à la fois claires, précises, pédagogiques et bien adaptées au texte. Il y a dans cet ouvrage, comme dans les précédents, une véritable digestion des connaissances, et les cartes en sont le témoin. Grâce en soit rendue aux auteurs, mais aussi à l’éditeur qui a accepté de les faire réaliser malgré leur coût. Ceci est d’emblée un signe de la qualité d’un travail et de sa mise en valeur éditoriale.

Ici, vingt et une batailles ou campagnes, regroupées en huit chapitres, sont étudiées avec précision. On apprend ainsi que l’audace peut se décliner en « manœuvrer sur les arrières », « prendre l’adversaire à contre-pied », « mystifier son ennemi », le « frapper à la tête », sembler « surgir de nulle part » ou « recourir à un procédé innovant », sans oublier « surmonter l’imprévu » et, surtout, « savoir jusqu’où ne pas aller ». À chaque fois, dans une perspective pédagogique pratique, le plan de traitement est identique : après une courte présentation, la situation générale est étudiée, suivie de la présentation des forces en présence avec les intentions de leurs chefs, puis de l’analyse du déroulement de l’objet étudié et, enfin, des enseignements tactiques précieux utiles pour les praticiens militaires, mais pas uniquement. Car ce livre, comme ses deux prédécesseurs, est avant tout pédagogique.

Les enseignements tactiques, parfois stratégiques, sortes de conclusions pour chaque événement ou période, auraient un intérêt moindre s’ils n’étaient précédés d’une introduction plus théorique de deux ou trois pages permettant de mettre en perspective et de mieux comprendre ce qui va être décrit dans les exemples suivants. En réalité, malgré la richesse de ceux-ci, la simplicité apparente du travail réalisé, le plus important du livre réside certainement dans l’avant-propos qui offre une synthèse de la réflexion des auteurs : l’audace, ce n’est pas faire n’importe quoi n’importe comment. Attachés à l’idée que seule une bonne réflexion précède une action efficace et réussie, ils soulignent l’importance de la modularité des principes et des paramètres de la guerre en général, ainsi que l’influence de cette modularité sur la prise de décision elle-même, laquelle n’est rien d’autre qu’un choix résultant d’une analyse. Cette dernière établit un compromis entre, d’une part, la mission et les moyens qui y sont affectés et, d’autre part, la manœuvre ennemie telle qu’elle peut être imaginée. La contingence « perturbe [bien sûr] les plans les mieux établis et rend plus complexe toute forme d’anticipation ». Ce qui veut dire que « la maîtrise de la science militaire seule est insuffisante pour s’assurer la victoire ». Néanmoins, l’audace est une tournure d’esprit qui permet de rééquilibrer la balance. Parfois ultime recours en cas de situation désespérée, elle ne peut être que le fruit d’une décision réfléchie. La prise de risque qui découle de l’audace est « l’expression d’une volonté s’appuyant sur la raison » avec une nécessaire évaluation scientifique des chances de succès comme des conséquences de l’échec sur le déroulement général de la guerre. Cette simple confrontation intellectuelle souligne que « l’homme de guerre ne peut pas être uniquement un tacticien ; il doit être un stratège capable d’inscrire l’action qu’il est en train de mener dans un cadre plus étendu ».

Cette étude, dans sa volonté de penser la guerre un peu plus en détail, n’omet pas de souligner ce qui empêche les décideurs, politiques et militaires, de remplir leur rôle correctement, qu’il s’agisse de la difficulté à « penser rationnellement la prise de risque » ou des traits déviants de leur personnalité. Le plus difficile est de discerner entre l’audace et le coup de dé : en cas d’échec, le second conduit à l’effondrement, alors que la première ne mène pas par ses conséquences à la défaite définitive. Cette pensée requiert donc des outils intellectuels et l’habitude de les utiliser, non seulement chez le chef mais aussi dans son entourage, en ne sous-estimant jamais son ennemi. Cela demande donc une préparation importante pour que le danger majeur que représente, sous la pression des événements, « la perte du fil et du sens de l’action » soit évité.

Le dernier paragraphe de cet avant-propos résume à lui seul la philosophie des auteurs : « Il apparaît assez clairement que la prise de risque est consubstantielle à l’art de la guerre, mais que ses modalités s’expriment différemment selon les conditions dans lesquelles elle s’impose et s’exprime. Parce qu’elle résulte toujours d’une décision de commandement, elle en appelle à la raison bien plus qu’à l’engagement physique. Le risque doit donc être compris non comme un hasard subi, mais comme une opportunité acceptée et à saisir par l’autorité chargée des responsabilités de commandement. L’audace et la prise de risque imposent donc intelligence, courage, volonté, détermination, hauteur de vue et compétence technique. Autant de qualités qui appartiennent aussi bien au domaine du caractère et de la personnalité qu’à celui de l’expertise professionnelle, et qu’il convient de discerner pour sélectionner et former les futurs chefs en charge de décider du destin des nations. » Nous sommes bien en présence d’un livre d’étude et de formation.

En fait, cet ouvrage, comme ses prédécesseurs, débouche sur une vaste réflexion qui pourrait utiliser le croisement entre la stratégie militaire et les sciences humaines pour analyser la prise de décision en situation complexe, sur le spectre large allant de la décision à l’action, afin de permettre de fournir des clés de compréhension du recours à la prise de risque. Un livre qui se lit par petites touches ou d’une seule traite, en commençant par le début ou par la fin.


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